Il est temps de découvrir Lisa,

Maintenant que nous connaissons, un peu, Jules, faisons la connaissance de Lisa. Jules en parle si souvent…

Ce sont de courts extraits d’un roman, que je suis en train de retravailler…

Lisa est en retard. Trente ans que cela dure. Prévue pour la fin janvier elle est arrivée à la mi-février. Tous s’en souviennent, à cause de l’orage exceptionnel à cette période de l’année. Sa mère le lui a tellement raconté. Quand elle ferme les yeux elle croit voir les éclairs à travers les vitres de la maternité. Rose se lève, elle a peur, elle appelle parce que son bébé n’est pas là. On le lui a pris tout à l’heure il est dans la nurserie avec tous les autres.

Aujourd’hui comme tous les jours Lisa court pour attraper le bus. Le PC comme on dit dans le quartier et dans le tout Paris du transport, la petite ceinture. Elle le prend porte de Brancion. Il est bondé.  Elle ne regarde même plus sa montre, elle attend. Elle attend que le retard augmente. Elle sait que porte de Saint-Cloud son compte sera à découvert de quelques minutes supplémentaires. Ces minutes qui s’empilent chaque jour, elle ne les compte plus. Elles s’accumulent par petits paquets. Au début elle n’y prêtait pas garde. Ce n’était rien, rien que du temps qui passe un peu vite.

Désormais quand elle rentre le soir, qu’elle éclaire le petit couloir sombre, son premier geste est de s’approcher du miroir. Elle observe, elle se scrute. Il y a quelques années, quand les paquets de minutes accumulés dans les bus de banlieues étaient encore de taille raisonnable elle n’hésitait pas à s’avancer vers son reflet, jusqu’à l’effleurer. Aujourd’hui elle s’éloigne, elle ne veut pas voir les marques de ce temps qui bousculent le visage.

Elle est si fatiguée de cette course qu’elle n’en finit plus de perdre. Chaque matin elle se dit qu’aujourd’hui sera meilleur et puis tout recommence, comme avant, comme au début.

Elle a tout essayé, elle s’est soignée, est même allée voir un psychanalyste. Il n’a pas compris ce qu’elle racontait. Elle lui disait sa peur du noir de la nuit, de l’orage et lui parlait d’une mère, d’une autre mère qu’elle aurait voulu avoir. Elle lui avait parlé de sa naissance qu’on lui avait tant racontée. Il ne l’écoutait plus, il comptait. Elle avait perdu quinze jours. Il fallait qu’elle les rattrape, pour que sa mère lui pardonne cette souffrance supplémentaire. Elle se souvient, sa mère qui la presse, qui lui demande de se dépêcher, tous les jours, comme une obsession : « tu vas encore être en retard ! » Comme toujours.

Mais elle, elle veut prendre le temps, elle veut prendre le temps de déguster, de saliver. Le temps, elle aime quand il bat en elle comme un autre cœur, elle aime quand il est bien au chaud au fond de son corps. Elle veut rester là les yeux fermés à se dire que c’est ça la vie, que chaque jour est un merci. On explose d’un bonheur tout simple, on est vivant on est là au milieu des autres. Les autres qui ont un cœur qui bat. Lisa aime la bataille qu’elle livre contre le temps. Elle sait qu’elle va perdre. Il l’aura par surprise, lui laissera croire jusqu’au dernier moment que la victoire est proche pour mieux l’achever au dernier moment. Et quand elle sera prête, presque en avance, il deviendra ce cruel ennemi qui vous fabrique de l’imprévu parfois, du stress le plus souvent.

Continuons d’aller à la rencontre de Jules…

Jules est fatigué. Il y a la vie qui lui fait mal, elle est pesante. Les autres le voient, il passe. Il est une ombre qui glisse. Les regards se taisent, n’osent pas. Jules est dans la souffrance, il en est un élément. Il y a cette boule qui navigue de l’abdomen à la gorge et cette envie de pleurer quand rien n’y prépare. Jules est une erreur, une erreur sur toute la ligne.

Jules n’aurait pas besoin de vivre, ça ne sert plus à rien. C’est trop compliqué. Le temps passe et il s’enfonce. Et parfois Jules crie, Jules hurle, il est mal dans son corps qui lui pèse. Jules a rêvé Lisa, un matin. C’était un matin pluie, et il l’a rêvée. Elle, une main qui le frôle. Elle, une odeur, une odeur de peau. Jules rêve Lisa, il sait qu’elle existe. Il l’entend, c’est comme un souffle, Jules rêve, Lisa est là, elle est en vie, il faut la trouver. Il cherche et les autres ne l’aident pas. Les autres, ils ne l’existent plus. Il est effacé, aspiré, il est dans le ventre d’un trou noir. Et ce matin, il rêve, alors il veut sortir. Il veut s’en sortir, c’est Lisa qui le dit. Elle appelle. Elle est là, quelque part derrière ses yeux. Elle est là, elle attend, elle l’attend depuis toujours, depuis l’orage.

Enfant, Jules s’était inventé un don. Il voulait offrir une montre à sa mère, une montre pour sa fête, il en rêvait. Il n’avait pas d’idées sur le modèle à choisir. Il préférait les montres avec des aiguilles plutôt que ces nouvelles machines à quartz. Les aiguilles, elles bougent, elles vivent, il passe souvent de longues minutes à observer la grande aiguille de la pendule de la cuisine. Il se sent puissant quand son regard est capable de capter l’infime mouvement, l’imperceptible frémissement. Il aime ces moments un peu creux, un peu sirupeux compris entre un presque et un déjà. Il aime ces moments où il est capable de percevoir des mouvements que d’autres ignorent.

Toutes les choses bougent, tous les objets vivent, il en est persuadé. Alors il observe et attend les yeux dans un vide qu’il est le seul à remplir, et quand les autres, ceux qui sont là pour dire ce qui est bien, le surprennent dans ces attitudes prostrées, ils le semoncent, lui conseillent de se réveiller, de devenir un autre, un comme tout le monde. Un qu’on ne remarque pas. Sa mère, si belle qu’il en a peur, le secoue et lui ne dit rien, il est ailleurs. Elle ne comprend pas le plaisir qu’il peut avoir à fixer un cadran. Il voudrait pouvoir lui expliquer qu’il cherche à voir les aiguilles des heures bouger. Il la fixe à s’en faire mal au regard.

Poèmes de jeunesse : suite..

…T’aurais voulu la mort

Qui tuera les blessures de ta croûte sénile

Parce qu’à force de vouloir t’éviter

Tu finiras par te condamner

Au repos ahurissant

Des travaux forcés

Du bagne de la ville qui étouffe

Les ceux qu’on dit poète

Avant que ne s’entendent les victoires écorchées

Avant que ne meurent les discours du hasard

Tu devrais réapprendre le regard

Qui fait avouer le vrai

Pour partir loin d’ici

Dans un rêve qui ne finit jamais

Partir sans visage

Amnésique

Voyager dans le creux de la vague

Que forment les désespoirs

De ceux qui restent

Parce qu’ils veulent pas

Voyager sur le trottoir d’en face

Où l’histoire s’est faite avec ces foutus

Que t’as failli rencontrer

Tu devrais voyager avec ceux que les autres oublient

Parce qu’ils sont habillés de refus

Tu devrais connaître le paysage de leur mort

Le labyrinthe de leur vie

Pour qu’eux aussi ils sachent

Que t’as peur

Que t’as peur quand t’es suivi

Par ceux qui fusillent

Les habitués de l’ombre de l’histoire

Mais il est trop tard

Mes Everest : la lettre, Léo Ferré…

Ton ombre est là, sur ma table 
Et je ne saurais te dire comment 
Le soleil factice des lampes s’en arrange 
Je sais que tu es là et que tu 
Ne m’as jamais quitté, jamais 
Je t’ai dans moi, au profond 
Dans le sang, et tu cours dans mes veines 
Tu passes dans mon cœur et tu 
Te purifies dans mes poumons 
Je t’ai, je te bois, je te vis 
Je t’envulve et c’est bien 
Je t’apporte ce soir mon enfant de longtemps 
Celui que je me suis fait, tout seul 
Qui me ressemble, qui te ressemble 
Qui sort de ton ventre 
De ton ventre qui est dans ma tête 

C’était un soir de trop…

C’était un soir de trop.

Triste, vide

Trahi par le beau,

Il s’ouvre dans un sanglot.

Gris soir si laid,

Laisse un goût de craie.

Dans la rue aux couleurs abîmées

Un homme est passé,

Seul, il poursuit le chemin.

Il est parti vers ce rien ;

En finir, voir le bout,

Il en rêvait.

Se poser là-bas,

Juste au bord ;  

Laisser pendre les deux bras,  

Dans le vide de demain.

Et tout doucement, souffler.

Laisser les yeux se fermer

Et l’attendre,

Dans ses bras se serrer.

27 août 2019

Réveil…

Soleil levant à Paris

Dans le peuple de l’aube,

Pas un qui ne bouge.

Sur la table blanche

De la nuit achevée,

Quelques restes de silence,

Miettes grises éparpillées.

Une douce odeur de café

Chasse les papillons,

Par la lumière du jour éblouis.

Battements d’ailes,

Les paupières s’étirent.

Un par un, légers bruits du matin

Discrets,

Se sont invités

Un à un, apaisés, reposés,

Tes mots aimés,

Fidèles amis réunis

Sur ton carnet vont s’envoler.

27 août 2019

Et si nous retrouvions Jules…

Jules aime que Lisa l’écoute lui raconter ses émotions, il aime que ses doigts bougent quand il hausse le ton pour lui parler de sa palette de couleur qu’il garde au fond de lui depuis petit.

Il lui a parlé de ses promenades d’adolescent, rue des aciéries, le long du laminoir, pendant que les autres, ceux de son âge, s’abîment la tendresse dans de brèves étreintes de fond de garage. Il lui raconte ses moments de solitude à la recherche de cocktails de sensations. Il est le long des murs, gris, et les machines grincent dans une odeur de copeaux d’acier légèrement huilés, comme il les aime. Il aime s’emplir les narines des effluves graisseuses que les autres rejettent avec dégoût. Lisa est amusée mais ne le montre pas. C’est une tendre moquerie bien différente du sarcasme des autres, de ceux qui traversent la vie comme on va au supermarché en déambulant au milieu des rayons de lessive qui exterminent le gris.

Il lui a raconté la sirène, celle qui hurle quand il est au fond de son lit. C’est le matin et il y a le pas lourd des ouvriers, de ceux que le cri de la ville qui souffre a sorti de la chaleur, le pas lourd qui résonne en dessous de la fenêtre de sa chambre et lui qui s’enfonce sous les couvertures parce qu’il est bien, parce qu’il sait que dehors il y a la vie qui commence. Et l’odeur du café qui suit, qui lui excite les narines. Jules, il est comme ça avec Lisa, il n’en finit plus de lui offrir des morceaux de ces histoires qu’il a accumulées. Elle l’écoute, elle est bien, ne pose pas de questions. Elle l’aime. Elle aime.

Histoire de Patouf, suite…

J’ai commencé à écrire il y a quelques mois, parce que j’ai beaucoup de temps, je n’ai plus grand-chose à faire. Le fait est que je me souviens, quand je ferme les yeux et c’est fréquent aujourd’hui parce que  je suis malade, parce que je suis mourant même, alors  je me souviens d’eux. Ils sont venus me voir, chez ma mère, je suis encore très jeune, trop jeune pour leur dire que je les aime déjà, je me cache, parce que c’est ainsi qu’il faut faire, ne pas montrer tout de suite qu’on veut partir. Pourtant ma mère je l’aime, je l’aime tant, elle est grande, elle est belle, elle porte la tête haute et quand elle marche on dirait qu’elle glisse sur le sol, elle est légère. J’ai des frères et sœurs, plusieurs, je peux pas dire combien parce que je sais pas compter. Ils sont parfois agaçants à me taquiner, à me mordiller. Mon père je ne le connais pas, j’ai cru comprendre qu’il était d’ailleurs et que ma mère aurait bien voulu qu’il reste mais ça n’a pas été possible, ils n’ont pas voulu.

Ils sont venus pour choisir, alors j’ai tout fait pour qu’ils me remarquent. J’ai pas bien compris pourquoi je ne suis pas parti avec eux la première fois : j’ai cru comprendre, après, que c’était trop tôt, que je n’étais pas sevré, que j’avais encore besoin de grossir. C’est dommage, moi je serai bien parti tout de suite, alors je suis resté encore quelques semaines avec maman et mes frères et sœurs. Y en a un qui est malade, il dit rien il passe sa journée à dormir, parfois je m’approche de lui, il me regarde et semble me faire comprendre que c’est foutu pour lui, personne ne viendra le chercher, personne ne viendra le soigner, il va mourir et il le sait. Ca me rend un peu triste alors pour me changer les idées j’essaie de rêver à ce qui m’attend, dans quelques jours (je sais pas combien parce que je sais toujours pas compter) quand ils viendront pour me chercher. Je ne sais pas combien ils seront chez eux, je ne sais pas si je serai seul, bref je ne sais pas grand-chose si ce n’est qu’il y a de la lumière dans leurs yeux et que leurs voix est douce. Enfin pour le moment, parce qu’ils ne me connaissent pas encore. Comme tous mes proches je suis têtu bien sûr, mais ce qu’ils ne savent pas c’est que je suis vraiment têtu. Ma mère le sait d’ailleurs, quand je ne veux pas la suivre avec toute la troupe, elle ne peut rien y faire, enfin si, une caresse, une tendresse et je consens à me bouger un peu.

Les journées ont été longues jusqu’à leur retour alors pour être sûr que la prochaine fois ne serait pas encore une fausse alerte, je me suis appliqué à bien manger, non à beaucoup manger, y compris dans la gamelle de maman pour bien montrer que maintenant je peux me débrouiller seul enfin que je peux me passer de lait.

Mes Everest : né d’aucune femme…Franck Bouysse

Une fois n’est pas coutume mais, j’ai choisi pour ma rubrique « Mes Everest » un auteur contemporain que j’ai découvert ces derniers jours en lisant son roman  » Né d’aucune femme ». Tout est magnifique, et notamment l’écriture. Parmi les nombreux passages que j’ai lu et relu, je vous livre celui-ci, c’est Rose l’héroïne qui parle des mots, des mots nouveaux qu’il faut apprivoiser… Sublime et émouvant…

… C’est toujours ce qui se passe avec les mots nouveaux, il faut les apprivoiser avant de s’en servir, faut les faire grandir, comme on sème une graine, et faut bien s’en occuper après, pas les abandonner au bord d’un chemin en se disant qu’ils se débrouilleront tout seuls, si on veut récolter ce qu’ils ont en germe.

Je sens bien que j’ai fini de vider mon sac de mots, qu’il m’en a manqué pour vraiment dire les choses comme je les ressentais au moment je les ressentais, que des fois ceux que j’utilise collent pas exactement, que j’aurais besoin d’en connaître d’autres, plus savants, des mots avec plus de choses dedans . Les mots , j’ai appris à les aimer tous, les simples et les compliqués que je lisais dans le journal du maître, ceux que je comprends pas toujours et que j’aime quand même, juste parce qu’ils sonnent bien. La musique qui en sort souvent est capable de m’emmener ailleurs, de me faire voyager en faisant taire ce qu’ils ont dans le ventre, pour faire place à quelque chose de supérieur qui est du rêve. Je les appelle les mots magiciens : utopie, radieux, jovial, maladrerie, miscellanées, mitre, méridien, pyracantha, mausolée, billevesée, iota, ire, parangon, godelureau, mauresque, jurisprudence, confiteor, sans connaître leur sens…

La Charente est passée…

Ce soir, on se pose,

Ce soir c’est pause, les yeux se ferment.

Pas un bruit qui indispose.

La fureur du monde des autres s’assoupit.

Dans un soupir les bruits sont avalés.

La Charente est là, sourire en coin.

Elle glisse plus qu’elle ne coule.

Autour d’elle, le silence épuré,

Loin, très loin

Des sons qu’on fabrique.

Fin de journée,

La lumière s’efface doucement,

Pour que rien ne s’oublie.

Il aime cette Charente, rivière salée qui s’ennivre de brume.

Il aime cette brume, douce caresse qui se pose et repose.

Les mots mauves lui reviennent,

Mots mauves qui apaisent.

La Charente est passée.

Les couleurs ont disparu…

Parce qu’il ne faut pas vivre que sur ses réserves, même si elles sont « copieuses », je publie ce soir un inédit, tout chaud, terminé à l’instant…

Avalées en trois souffles de gris,

Qu’une pluie froide dilue

Les couleurs ont disparu.

Goutte à goutte,

Le ciel se pose,

Il s’étend, s’étire,

Prend ses aises.

Les yeux se plissent,

Ils cherchent le bout.

Les yeux se plissent,

Ils redressent les courbes.

La route devient molle,

Elle glisse,

Dans les bras de la brume.

La nuit n’est plus très loin,

Elle attend, là-bas,

Après le bout,

Après le tout.  

Tu baisses les paupières,

Doucement,

Petites billes de lumières,

Étouffent l’hiver au tournant.

Mes Everest : les mots, Jean Paul Sartre…

Les souvenirs touffus et la douce déraison des enfances paysannes, en vain les chercherais-je en moi. Je n’ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne ; la bibliothèque, c’était le monde pris dans un miroir ; elle en avait l’épaisseur infinie, la variété, l’imprévisibilité. Je me lançai dans d’incroyables aventures : il fallait grimper sur les chaises, sur les tables, au risque de provoquer des avalanches qui m’eussent enseveli. Les ouvrages du rayon supérieur restèrent longtemps hors de ma portée ; d’autres, à peine je les avais découverts, me furent ôtés des mains ; d’autres, encore, se cachaient : je les avais pris, j’en avais commencé la lecture, je croyais les avoir remis en place, il fallait une semaine pour les retrouver. Je fis d’horribles rencontres : j’ouvrais un album, je tombais sur une planche en couleurs, des insectes hideux grouillaient sous ma vue. Couché sur le tapis, j’entrepris d’arides voyages à travers Fontenelle, Aristophane, Rabelais : les phrases me résistaient à la manière des choses ; il fallait les observer, en faire le tour, feindre de m’éloigner et revenir brusquement sur elles pour les surprendre hors de leur garde : la plupart du temps, elles gardaient leur secret. J’étais La Pérouse, Magellan, Vasco de Gama ; je découvrais des indigènes étranges : «Héautontimorouménos» dans une traduction de Térence en alexandrins, « idiosyncrasie » dans un ouvrage de littérature comparée. Apocope, chiasme, Parangon, cent autres Cafres impénétrables et distants surgissaient au détour d’une page et leur seule apparition disloquait tout le paragraphe. Ces mots durs et noirs, je n’en ai connu le sens que dix ou quinze ans plus tard et, même aujourd’hui, ils gardent leur opacité : c’est l’humus de ma mémoire. 

Poèmes de jeunesse : suite,

Je continue la publication de ce très long ( trop…) poème écrit il y a quarante ans. Pour en permettre une lecture sans coupure j’ai créé une nouvelle catégorie ajoutée au menu, avec le titre suivant :  » les victoires écorchées… »

…Tu te dis que ça fait déjà longtemps

Que tu ne sais plus lui parler

T’as fini par croire que tu t’étais trompé

T’as fini par vouloir accepter

Que c’était un jeu perdu d’avance pour toi

Et puis t’as reculé

T’as refusé d’y croire

T’as recommencé

Et on dirait que t’as plus peur

Et déjà t’attends

T’attends la proclamation d’une mort générale

Pour ceux qui obéissent

Et qui disent qu’ils sont seuls

T’écoutes la plainte du nombre

De ceux qui pourrissent de honte

Parce qu’ils ont perdu la force d’aimer

Et de recommencer

Avant que ne s’entendent les victoires écorchées

Avant que ne meurent les discours du hasard

T’aurais voulu te raconter

Parce que t’as entendu dire

Que quelqu’un finirait par parler

De ceux que tu détestais

T’aurais voulu leur parler

Pour leur dire qu’ils existent

Pour leur dire qu’ils subsistent…

100 articles sur mon blog…

Et bien je dois dire que j’ai été surpris lorsque j’ai appris par une notification que j’avais écrit 100 articles sur mon blog. En moins de trois mois, je suis assez satisfait…Et je dois dire que j’éprouve beaucoup de plaisir tous les jours, à m’interroger sur ce que je vais publier, inédit, textes anciens ( parfois très anciens). Et beaucoup de plaisirs à lire les textes d’autres blogueurs, à lire les commentaires encourageants . Bon allez faut que je réfléchisse au 102 ème article…

Découvrons qui est Armand…

Il y a quelques semaines je vous proposerai de découvrir quelques personnages d’un roman-un voyage contre la vitre- que j’ai écrit il y a plus de 20 ans. Nous avions fait la connaissance de Marc, voici Armand son fils, personnage principal…

Armand habite un quartier résidentiel de Saint‑Etienne. Quartier tranquille, isolé de tout, le meilleur comme le pire, où même le vent ne prend pas le temps de s’arrêter. Il ne fait que passer, juste au-dessus du lotissement tassé au creux d’un vallon protégé. Armand aime le vent et les bruits inquiétants qui l’accompagnent. Des bruits dont on ignore s’ils en sont l’origine ou le résultat.  Ici on les entend lorsqu’il traverse, là‑haut sur les hauteurs des Condamines.

Armand s’ennuie. Il attend que la nuit tombe et commence les rêves. Des rêves de puissance, des rêves de folie. Il construit des mondes bouillonnant comme le métal en fusion. Des mondes de vents, avec des cris. Avec des morts aussi, pour que les cris s’expliquent. Armand n’est pas un enfant bizarre, mais il réussit à apprivoiser le temps en fabriquant des histoires abominables. Abominables pour les autres, ceux qui pourraient les entendre. Mais Armand s’en moque, ces histoires lui appartiennent et il n’en fera profiter personne.

Armand a onze ans, mais paraît plus. Il est l’aîné d’une famille de trois enfants. Son frère et sa sœur ont peu d’écart avec lui mais il n’en profite pas. Il est comme un fils unique. Il les aime, mais se passe d’eux. Ce qu’il désire, c’est qu’on le laisse tranquille, qu’on ne lui pose pas de questions. Il est atteint d’indépendance. Une indépendance naturelle, qu’il n’a ni à revendiquer ni à défendre. Il a le privilège de vivre avec des parents qui respectent les nuances que la loterie génétique a déposé sur chacun de leurs descendants. Ils sont convaincus que la meilleure éducation est celle qui apprend les différences, celle qui respecte chacun, quel que soit son âge quel que soit sa taille.

Ils estiment qu’il ne peut y avoir communauté de vie sans certaines règles, strictes, auxquelles adultes comme enfants doivent se soumettre. Dans cette famille on prévoit de ne jamais poser de questions indiscrètes, inutiles ou stupides. Il faut préserver l’intimité de chacun, l’aider à s’aménager un espace inaccessible. Il faut avoir confiance en celui avec qui on partage un morceau d’existence. Le mensonge est impossible. Il n’a pas lieu d’être, il est un non-sens, un anachronisme, il a perdu son utilité.

Armand ne se plaint pas et ne manque de rien. Il n’est pas exigeant. Il n’aime pas tous ces jouets que les autres enfants entassent et oublient dans leurs placards. Armand préfère lire, ne rien faire, rêver. Rêver en écoutant le vent. Le vent qui souffle là‑haut, sur les crêtes. Le vent qui produit un grondement pareil aux soupirs des trains gravissant péniblement, plus bas dans la vallée la côte de Terrenoire.

Armand est un enfant attachant. Il remplit toutes les conditions requises pour être considéré comme mignon. « Qu’il est mignon ce petit… » Il déteste ce mot signifiant charmant aussi bien que gentil. Il n’aime pas ces compliments sucrés réjouissant plus ceux qui les jettent que ceux qui les reçoivent. Quand il entend mignon il voit de beaux bébés joufflus, dégoulinant de gazouillis attendrissants.

Armand aime les livres. Il est fasciné par ces volumes un peu secrets incrustés dans le moindre espace de vie de chaque pièce. Entassés, fermés il les imagine cage. Quand il le peut, il les ouvre pour que s’envolent les mots. Armand est privilégié, son père, Marc, consacre sa vie aux livres. Il est une espèce de bibliothécaire, d’archiviste, un de ces êtres exceptionnels pouvant vivre d’une passion. La journée, au milieu des livres, il travaille et le soir il se plonge dans la lecture des manuscrits que les éditions Grissard lui envoient au début de chaque trimestre. Il est lecteur. Armand trouve merveilleux que son père puisse ouvrir autant de cages. Armand ne parle jamais à Marc des histoires qu’il imagine. Il a peur de décevoir, d’être ridicule. Il attend que le moment soit venu pour l’inviter dans ses mondes de vents violents.

Dis papa c’est encore loin la mer : fin

La Rochelle

La terre et la mer se sont unies. Le bord a disparu, les côtes aussi.

Il s’est levé, s’est raclé un peu la gorge, a enfilé sa veste de toile épaisse, et a fini par sortir. Il est le seul à ne pas être étonné. Il vit sur les hauteurs. En bas la mer s’est arrêtée.

L’air n’est plus le même, il n’a plus cette rondeur en bouche quand on le respire, c’est un air qui coupe, un air qui réveille,

Son sac est prêt, depuis longtemps, depuis toujours, il savait qu’un jour viendrait, ou tout se rejoindrait. Il l’a soulevé, masse inerte, même les couleurs ont changé, le gris s’est essayé au bleu,

Tous les autres sont hagards, tous les autres se terrent apeurés de cette mer qui est venue jusqu’à eux. Ils ont peur et ne comprennent pas cette silhouette qui prend le chemin qui mène en bas jusqu’où leur regard distingue ce qui est devenu une rive. Il marche du pas sûr de celui qui sait où il va, de celui qui va prendre son quart. Il a pris son sac et il est parti, il sait que le voyage sera long il sait qu’il faudra qu’il trouve le passage pour rejoindre les mers de l’Ouest, il sait que ses cartes ne lui serviront pas ; il fera le point, à l’ancienne, comme on lui a appris.

Tout le monde avait été surpris quand il s’était rêvé marin, certains avaient ri d’autres avaient eu peur. On ne devient pas marin quand on est de la terre, quand on est de l’intérieur. Il leur avait répondu calmement qu’il en avait envie, c’est tout, qu’il en avait besoin et que de toute façon  un jour la mer elle serait partout, il le savait, il l’attendait, alors il partirait. Il prendrait la mer, sur un bateau qui serait là pour l’attendre, lui, lui qui le savait depuis toujours.

Il est monté sur le pont, personne à bord, cela lui est égal, il va prendre le large.

 Il part pour longtemps. Il est à la barre. Tout est un peu plus compliqué quand on est seul

 « Dans ma mémoire de papier, une feuille blanche

Qui pleure, larmes de mots gris

J’entends la tempête à l’intérieur,

Le vent coule dans mes veines.

Dans mon ordre intérieur,

Pas une ligne droite, pas un battement de cil

Dans le désordre de mon cœur

Des sourires aux courbes bleues

Des mains qui se posent,

Les doigts qui s’effleurent,

Dans la bouillie de mes rêves

Tout est joie qui se pose »

Mes Everest : Aragon : est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays.
Coeur léger coeur changeant coeur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes nuits
Que faut-il faire de mes jours
Je n’avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m’endormais comme le bruit.
C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d’épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Dans le quartier Hohenzollern
Entre La Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un coeur d’hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m’allonger près d’elle
Dans les hoquets du pianola.
Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke.
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.
Elle était brune elle était blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faÏence
Elle travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n’en est jamais revenu.
Il est d’autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t’en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton coeur
Un dragon plongea son couteau
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Comme des soleils révolus

« Dis papa… » Partie 3

C’était un soir de novembre, et la mer était à la porte, la mer avait remonté les vallées, vertes et grises, de ces vallées qui s’étirent lentement. L’ordre s’était inversé, les fleuves ne se jettent plus ni dans l’océan, ce nom qu’on donne à la mer si grande, à la mer si forte. Les fleuves ne se jettent plus, ils se sont arrêtés, et la mer est remontée, la mer a pris le chemin qu’ils ont tracés depuis si longtemps, doucement lentement elle est remontée là-haut vers le nord, pour la mer d’en bas, là-bas vers l’Est pour l’océan.

« Au nord, entre fleuve et brume

La lumière est en sursis

Chaque matin, quand la nuit se déchire

Elle attend, elle respire

Chaque matin, quand les regards se plissent

Et glissent dans un soupir

Elle entend sa condamnation

A ternir la beauté des sourires

Plus bas, on rejoint la mer

La brume est une vapeur

La lumière s’étire, l’ombre se retire

Pas de douleur, on s’éveille

La beauté est à l’heure

On entend le dehors qui fête les lueurs

La mer nous attend, la mer nous entend

Pas une larme, pour ternir le bonheur

C’est si beau un ciel sans chagrin

C’est si beau la mer au matin »

La mélodie l’a guidée, les paroles l’ont apaisée, l’eau glisse.

C’était un soir de novembre, un de ces soirs ou l’ennui gagne même les nuages, ou la grisaille s’insinue même dans le sourire de celle qu’on aime, il a pris sa guitare. Il avait dans ses yeux la flamme de celui qui aime et les mots se sont envolés, oiseaux marins ils sont devenus et la mer les a entendus. La mer est remontée, la mer l’a entendu, c’est d’abord comme dans un songe et doucement tout indique que le rêve est passé, que le rêve a franchi les frontières. Ce qu’il rêvait, il le voulait, ce qu’il le voulait la mer le lui a donné.

Les autres ne comprenaient pas, ou ne voyaient pas, trop occupés qu’ils étaient à compter, à espérer l’impossible. Les autres, beaucoup d’autres n’existaient pas, ils étaient d’un autre monde, d’un de ces mondes ou un arbre reste un arbre, ou le vent est entendu sans être écouté avec cette machine à émotion qu’il avait au fond de lui, là dans l’arrière-pays de sa tête.

Il a joué, il a chanté et la mer est remontée, la mer a pris le large, à l’intérieur, partout où on l’ignorait, partout on la redoutait. Quand il a posé le dernier accord, quand les derniers mots ont été libérés, on a entendu des sons nouveaux de ces sons qui ne font pas de bruit. Il a posé son instrument et s’est étiré, puis il est sorti. Dehors la vallée s’est emplie d’un bleu qui brille, déjà les cris des goélands heureux de ces nouveaux territoires. Au loin on entend des rumeurs, des foules qui se rassemblent pour comparer leurs peurs. Ici, autour de lui personne n’a peur.

« Dis papa c’est encore loin la mer ? » : 2

Et chaque matin, toujours une petite déception

« Une humidité a l’odeur si épaisse qu’on a comme de la crème dans la bouche.

Le froid incapable d’être cinglant qui essaie simplement de s’infiltrer,

Et de traîner en longueur.

Pas une trace de lumière.

Les objets sont gavés de l’ombre qui les étouffe.

Et les gens qui passent,

La météo au pied, comme un boulet. Pas un qui ne rit, plus un qui ne vit, c’est un automne colonisateur.

Il est partout même dans les rires;

Feuilles jamais sèches qu’on piétine et qui restent collées, tristes, au pied.

Tout se traine

Tout se désespère,

Même la mer est habillée de gris,

Pour ne pas froisser un ciel si bas qui pourrait la gober.

Demain ce sera mieux,

Demain on sera heureux. »

Bien sûr il pouvait l’imaginer et ne s’en privait pas.  

Il se souvenait de ce que disait son père quand il parlait de la mer, quand il l’écrivait. Cette mer, sa mer à lui, elle était partout, dans le souffle des pins poussés par le vent, dans la brume du matin. Cette mer elle était dans le ciel qui s’affaisse, épuisé d’être scruté pour annoncer le meilleur. La mer, elle était dans le regard des enfants qui montrent du doigt, elle était dans l’étonnement, dans l’inattendu de ce qu’on découvre à la sortie d’un virage ; la mer elle était dans les odeurs, dans les couleurs, dans la musique qu’il avait dans la tête en fermant les yeux.  

Pourquoi la mer ne serait réservée qu’aux hommes et femmes des côtes… La mer n’appartient pas aux seuls qui tous les jours à force de la voir ne finissent par ne plus la regarder. Ils  la voient et  ils finissent par l’oublier, ils finissent par l’intégrer. La mer elle vit d’abord dans la mémoire, elle est là au fond de nous. La mer, il l’avait en lui, il l’avait dans le regard. La mer on lui en parlait, la mer il en parlait parfois, elle glissait au bout de ses doigts elle montait jusqu’au bord de ses lèvres, jusqu’à la fleur de ses yeux et les mots mélodie, respiraient, soulagès de sortir de leur ordres alphabétiques.

Il avait grandi et son regard avait cette profondeur qu’ont ceux qu’on imagine ailleurs.  Il avait grandi et la mer n’était pas encore venu jusqu’à lui.

Alors la mer il l’a chanté :

« Regarde la mer, regarde petite.

Regarde, elle est grise

Elle est grise des restes de la nuit

Regarde là sous le vent qui divague

Elle a l’écume qui enrage

Regarde la mer et ses cent vagues

Regarde la mer et sens ses vagues

Elle a revêtu ses couleurs de femme seule

Et s’étire à s’en faire mal

Sur le quai il y a un homme qui pleure

Il écoute le chant des vents

Et entend la plainte qui se répand

Et le ciel cruel, qui  dégouline des oiseaux crieurs

Il y a un homme seul qui cherche le passage

Trou de lumière pour un soleil prochain

Regarde- le, regarde petite

Il a une larme qui attend la marée

Un peu de sable dans la bouche

Et du sel séché au coin du sourire

Ses yeux se plissent à suivre le mouvement de la mer qui l’avale.

Et derrière le bout du rien, là- bas, il y a l’horizon

C’est comme un trou qu’on devine

Un trou que la mer rapporte à chaque vague

Et l’homme dit à la mer qu’il sait

Qu’elle se souviendra. »

C’était  un soir, un soir que novembre choisit pour peser de toute sa mélancolie, il a pris sa guitare, et les premiers embruns sont entrés dans la pièce. A chaque note ajoutée, les gorges se  serraient, les yeux piquaient. Le sel des larmes alourdit les paupières, la mémoire est revenue.

Il chante, les mots sont ronds, ils roulent comme une houle d’automne, on entend comme un rythme à deux temps. Les yeux des autres se ferment, les siens se plissent, ils entament le voyage, un voyage ailleurs, là-bas, de l’autre côté. Avec la mer il y a toujours l’autre côté. Il chante, il murmure plutôt et tout autour de lui les lignes droites soupirent épuisées de leurs rectitudes imposées, soudain la douceur les éveille.

Dehors la fraîcheur enrobe les sons et les formes, on ferme les yeux,  le vent du nord ne glace plus, il est une caresse, les cols des vestes se remontent, les épaules se creusent, les pas sont lourds mais décidés. La musique poursuit sa route, le monde des autres se transforme.

« Dis papa, c’est encore loin la mer…

Je publie aujourd’hui la première partie d’une nouvelle que j’ai écrite il y a cinq ans…Toujours à l’occasion de l’anniversaire d’un de mes enfants…

C’est un voilier qui hésite encore entre la voile d’hier, faite de bois et de cordes qui sentent la paille, et la voile de demain faite de matériaux lisses, et de cordages qui sentent le plastique. C’est un bateau qui hésite, entre deux, il a du gris dans les rares couleurs que le soleil lui a laissées, un gris qui parle des marées, un gris qui parle des pluies d’hiver qui déchire le bleu de la mer. A bord sur le pont, encombré de tous ces objets qui parlent vrai tant ils sont usés, un homme se déplace lentement. Chaque chose qu’il touche semble le remercier. Il n’est pas comme les autres, il semble déjà un peu plus loin, son regard ne se disperse pas, son regard est à ce qu’il fait.

Sur le pont l’homme, c’est un jeune homme d’environ 25 ans, se prépare pour le départ, il est arrivé tout à l’heure, sans bruit, pour ne rien dire pour ne pas parler d’où il vient pour ne pas utiliser de mots qui n’ont plus de sens que pour lui.

Il n’aime pas qu’on lui pose de questions, il n’aime pas qu’on cherche à savoir. Son histoire ne doit intéresser personne, il ne le veut pas.

Il est parti, il a mis le cap vers le nord, avec le vent de face, toujours, un vent rasoir et il serrait les dents, pour ne pas faiblir, pour ne pas se poser de questions. Il était parti un matin tout simplement et quand il a posé la main sur la barre en sortant du bras de mer il savait qu’il ne parlerait plus, il avait tant à faire, tant à se dire à l’intérieur.

« Il a ouvert son livre intérieur pour y ajouter quelques pages.

L’encre ne sèche plus, elle est le sang des mots

Ils s’échappent quand la lumière les éveille,

Mots qui s’envolent, plus rien ne les retient

Dans le vent qui les attend, quelques grains de lumière,

Les yeux les lisent, le regard se plisse

Et le cœur qui s’affole, on est bien

Pas un son qui ne s’essaie au bruit

Tout est dans la mélodie, les notes s’enroulent

Autour des mots, il flotte comme un doux rien de légèreté »

La France est un des pays qui bénéficie de l’une des plus importantes façades maritimes, des milliers de kilomètres de côtes, parfois découpées, torturées, tranchantes parfois rectilignes, monotones plus rarement. On appelle cela le bord de mer, la façade c’est pas mal aussi. Ça peut être beau une façade, mais ce qui est gênant c’est qu’on ne la voit que de l’extérieur. De l’intérieur, quand on est derrière on ne voit rien, on suppose, on devine. C’est pour cette raison qu’on parle de l’arrière-pays, de l’intérieur ou même des terres. Quand on est de l’intérieur, quand on vient des terres on est considéré comme un étranger.

Et quand on est de l’intérieur, dans un arrière-pays privé de ces fenêtres bleues, on n’aurait seulement le droit de rêver, d’imaginer. Pour se rapprocher pour y avoir droit, il faut prendre la route : il faut entrer dans la transhumance.

Injuste, trop injuste : depuis son plus jeune âge il ne l’admettait pas, il voulait que la mer vienne jusqu’à lui, qu’elle soit aussi sous ses fenêtres. Et chaque matin quand il ouvrait les volets il y avait un petit espoir, infime certes mais un espoir quand même. Peut-être, peut-être dans la nuit l’incroyable se sera produit, et ce matin ce n’est pas la petite vallée boisée qu’il distinguera mais un bras de mer.

Mes Everest : Baudelaire : « la musique »

La musique souvent me prend comme une mer !

Vers ma pâle étoile,

Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,

Je mets la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés

Comme de la toile,

J’escalade le dos des flots amoncelés

Que la nuit me voile;

Je sens vibrer en moi toutes les passions

D’un vaisseau qui souffre ;

Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l’immense gouffre

Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir

De mon désespoir !

Baudelaire, les Fleurs du mal : spleen et idéal

Poèmes de jeunesse, suite….

…Tu devrais oublier les autres

Parce qu’ils ont leur ombre

Parce que tu as la tienne

On t’a dit que tu étais né

Comme les autres

Et toi tu joues au différent

Parce que tu sais que tu n’es rien

Parce que tu connais la mort

Tu l’as découverte

En l’église des paumés de l’angoisse

Où l’on ne prie pas

Mais où l’on crie qu’on a peur

Dans ce bal costumé qui n’en finit jamais

Il faut que tu assistes à la messe

Des ceux qui sont condamnés à attendre le verbe

Pour soupçonner le vrai

Ils te rajeuniront de ceux que tu ignores

Parce qu’ils savent eux aussi

Que tu les as trouvés

Avant que ne s’entendent les victoires écorchées

Avant que ne meurent les discours du hasard…

Faisons un peu plus la connaissance de Jules…

Il y a quelques jours j’avais posté cette image, avec ce titre qui invitait à faire connaissance avec Jules, mais la léthargie des vacances m’a fait oublier le texte qui allait avec. Je répare mon oubli

Jules ne s’y retrouve plus dans ses souvenirs. C’est comme un puzzle. Plusieurs milliers de pièces : on agite, on manipule, on remue et chaque essai pour retrouver le sens se termine par un échec. Jules déteste les puzzles. Il déteste tout ce qu’il faut classer, trier, regrouper par catégories. 

Jules aime ce qui dérange l’ordre des autres. Jules aime ce qui n’a ni début, ni fin. 

Jules aime ce qu’il appelle la beauté du désordre poétique. Les objets sont heureux des espaces qu’on leur laisse. Jules aime les objets quand ils vivent, quand ils sont libérés des contraintes du rangement où la seule règle admise est la perpendicularité.

Jules a mal à la mémoire. Depuis le plus jeune âge, il essaie de trouver le fil, remonter au début, là où tout a commencé. Il cherche l’endroit mystérieux, magique où la première histoire s’est enregistrée : son histoire, le commencement de son histoire. Il essaie de se frayer un passage. Parfois il trouve des voies, rencontre des obstacles, parfois des chemins dégagés et c’est comme un courant d’air frais qui lui entre dans la tête. C’est comme quand on vit, on sent qu’on y est, là dans le vrai, dans le souffle d’un cœur qui bat, si fort, si beau.

Le plus fréquemment c’est aux murs qu’il se heurte, les hauts murs dont il ne distingue pas la cime. Alors dans son demi sommeil, il recule, il  revient, perd le fil et s’endort avec l’espoir d’une issue, d’une réponse, dans un rêve. Et chaque matin c’est la même chose, c’est une pagaille effrayante, pas de logique, pas de bout, pas de commencement : il n’y comprend rien : comme s’ils étaient plusieurs à rêver aux carrefours de plusieurs vies.

Jules n’a pas de mémoire, il en a plusieurs. Elles s’ajoutent et se mélangent. Elles ne lui appartiennent pas, il les a empruntées à d’autres. Toujours au même moment, toujours à cause de l’orage. Il essaie de le croire, il y a tant de choses dans sa boîte à images, tant de traces laissées par d’autres vies. Certains appellent cela les rêves, ces histoires qui s’invitent la nuit. Jules ne croit plus à cet imaginaire-là, il est sûr que ce qui arrive dans sa tête c’est de l’existence, c’est de la vie qui s’est imprimée. Elle est entrée là chez lui au contact des autres.  Jules est tellement seul. Quand les autres le touchent quand il y a de l’orage ça fait comme une décharge. Les autres se vident, ils se vident en lui. Jules a de la place. Il a tellement d’espace à offrir. Jules ne veut pas croire aux rêves qui se fabriquent dans l’inconscient. Ce qu’il voit Jules quand il dort, quand il ferme les yeux, quand il attend, ce qu’il voit, c’est du vrai, avec des gens qui se parlent, avec des cris, des pleurs, des sourires. Il ne parle pas de ses certitudes, il n’en parle pas parce qu’il sait déjà qu’on le prendra pour un malade, pour un fou, pour un de ces originaux qui veut qu’on le remarque. Il n’en parle pas et n’en a pas besoin, c’est plus simple comme cela, il se dit que ce qu’il croit, n’est pas plus absurde, n’est pas plus improbable sur le plan scientifique que cette histoire de rêves.  Et puis l’orage, les orages c’est toujours du vrai, c’est rarement dans un rêve parce que ça réveille, parce qu’on le regarde les yeux grands ouverts avec les poings qui se serrent et les lèvres qui se pincent.

L’orage comme un rythme. L’orage avec la lumière venue de nulle part avec le bruit, le grondement, qu’on compte. Le premier orage, il ne s’en souvient pas mais quand il cherche, dans toutes ses mauvaises nuits, il le sent, il le sait, il l’entend, il est derrière ; derrière ce bout où il bute tant et qui lui remonte d’un quelque part, et Jules commence ses phrases, presque toutes  par je me souviens. C’est un rite.

Les orages, Jules en a connu tant. L’orage et les autres qui lui entrent dans la tête au premier coup de tonnerre

Les autres, comme des parasites. Comme des insectes qui pénètrent le bois, c’est la nuit qu’ils s’éveillent, alors ça grince, ça craque et on sent l’angoisse qui serre les gorges sèches.

Et ça lui fait mal ces bouillies d’histoire qu’il n’a pas voulues et qui lui colonisent l’esprit. Il lui arrive de ne plus savoir si ce qu’il voit existe. Ailleurs, dans les espaces qu’il ne connaît pas, ici dans le fouillis de cette vie qui est la sienne. Peut-être, tout est confus. Confus comme les images qui défilent quand ils ferment les yeux les soirs d’orage. Il ne voit pas les visages, il les ressent, chaque regard que les autres ont porté sur lui est là, il s’additionne et ça lui brûle les entrailles, les os lui font mal.  Soudain il est si lourd, lourd de tous ceux qui l’habitent et qui l’agitent.

Invite ton arc en ciel…

Soleil couchant sur l’île de Tioman, Malaisie mai 2019

Quand surgit le soir,

Sur l’île Île de Tioman,

Te revient le mot firmament.

Ouvre les yeux.

Invite ton arc en ciel,

Oh oui !

Invite le à se poser.

Sur la douce palette

De tes paupières bleutées.

Oublie le rayon glacial,

Des cartes postales

Où défilent de pâles soleils

Lessivés, desséchés,

Amputés des lueurs

Qu’ils ont tentées

D’arracher aux chaleurs

D’une journée aux blancheurs

Qui crépitent.

Plus un bruit,

Plus une ride,

La mer s’est apaisée.

Regarde, il est beau

Regarde le :

C’est le ciel d’Orient…

C’est le Vercors…

Grenoble vu de Saint- Nizier du Moucherotte mai 2019

Dans le frais silence

Du haut plateau,

Entre sans un bruit,

C’est ouvert.

Respire,

Emplis-toi de ce vert.

Souffle, oublie,

Un instant, un seul ,

La rumeur du bas.

Ecoute dans le vent léger qui passe,

L’écho lointain de ces voix éternelles.

Il te raconte ceux qui résistent.

Entends leurs murmures,

Ils te disent que tu existes.

Si beau, si fort,

C’est le Vercors.

Regarde dans le fonds de vallée

La ville s’est étirée,

Blanche, écrasée,

La ville s’est retirée.

Si seule, sous le regard des sommets,

Elle se fait discrète,

Elle ne veut pas déranger,

Et tout doucement,

Tu t’es approché.

L’ombre est encore là.

Tu es si bien,

Tu as souri.

Braises du midi…

Georgetown, Malaisie mai 2019

Dans le brasier d’après-midi

La ville est assoupie,

La chaleur écrase tout.

Elle s’étire, lente et humide,

Plus rien ne bouge,

Mercure en folie.

Les corps lourds et moites,

Inventent des ombres

Il se parlent de fraîcheur.

Dans la lumière si blanche,

Les couleurs éclatent,

Les regards cherchent le mauve,

Douce couleur qui apaise,

Des rouges incandescents,

Les souffles sont courts,

Dans l’air, des bouquets d’épices,

Une odeur de terre mouillé,

C’est la Malaisie.

Belle et tiède, la nuit s’est invitée…

Île de Tioman : Malaisie mai 2019

Doucement le soir s’est posé.

Sans un bruit, sans un gris,

Sur le sable si chaud,

Épuisé,

Il s’est allongé.

Les souffles sont courts,

Dans le regard, une lueur.

Reste d’un soleil rageur.

On ferme les yeux,

Douce caresse,

D’une brise,

Qui cherche une rime,

Avec un vent qu’on rêve frais.

Belle et tiède,

La nuit s’est invitée.

D’une voix claire et reposée

A la mer apaisée,

Ses doux mots il a libérés

Mes Everest : les amants tristes, Léo Ferré

Comme une fleur venue d’on ne sait où petit
Fané déjà pour moi pour toi dans les vitrines
Dans un texte impossible à se carrer au lit
Ces fleurs du mal dit-on que tes courbes dessinent

On dit dans ton quartier que tu as froid aux yeux

Que t’y mets des fichus de bandes dessinées
Et que les gens te lisent un peu comme tu veux
Tu leur fais avaler tes monts et tes vallées

Tu es aux carrefours avec le rouge mis
On y attend du vert de tes vertes prairies
Alors que j’ai fauché ce matin dans ton lit
De quoi nourrir l’hiver et ma mélancolie

Mélancolie mélancolie la mer revient
Je t’attends sur le quai avec tes bateaux blêmes
Tes poissons d’argent bleu tes paniers ton destin
Et mes mouettes dans tes cris comme une traîne

Où l’on comprend pourquoi Marcel, le père d’Anton, aime les bateaux…

A Limoges il n’y a rien qui rappelle la mer, alors Marcel est allé dans la plus grande librairie et il a tout acheté. Tout ce qui posait des mots sur la mer, sur les vents sur l’océan, sur les bateaux, petits, grands, à voiles, à moteur. Il s’est plongé dans les dictionnaires, a avalé des centaines de pages, pour s’emplir le cerveau de ce vocabulaire ou les mots assemblés forment comme une nouvelle langue. Il a joué avec poupes et proues avec drisses et focs et à chaque découverte se sentait plus proche du matin ou il partirait. Même le calcul des courants l’a passionné, il s’est procuré de vieux fascicules achetés chez un antiquaire où les pages sont pleines de ces flèches qui grossissent avec les marées et qui se mettent soudain à danser sur le papier pour fabriquer un tourbillon. Il a rêvé à feuilleter les catalogues de navire, de toutes sortes. Au lycée alors que les autres parlent de l’équipe de basket de Limoges lui s’enflamme à décrire le dernier cargo sorti des chantiers naval de Saint Nazaire. Les autres le regardent AVEC un sourire qui en dit long sur ce qu’ils pensent de son état mental. Il passe le bac sans passion, pour l’avoir, pour être de l’autre côté de la rive. Passer le bac pour traverser, il aime cette image que ses copains ne comprennent pas parce qu’ils ne s’intéressent qu’aux voitures, aux motos, véhicules au métal triste qui ne raconte rien quand il est immobile. Marcel explique qu’une voiture, quand il y a du vent elle ne grince pas, alors qu’un bateau, n’est jamais vide, n’est jamais sans vie, il est toujours dans le frémissement. Le bac en poche, Marcel a pris le train, il ira chercher du travail sur un bateau n’importe lequel. Il est arrivé à La Rochelle, en début d’après-midi, très vite s’est approché du port et là il a demandé comment faire pour monter sur un bateau, on a cru qu’il voulait visiter, mais il a répondu qu’il n’était pas touriste. Il voulait vivre sur un bateau. A côté de lui un homme au regard plissé lui a donné le nom d’un navire et de son capitaine : c’est un cargo, il doit partira du port de La Palisse le lendemain pour l’Afrique, pour charger du bois exotique.  Il manque des matelots, il peut tenter sa chance. Ils se sourient, ils se comprennent.

Poèmes de jeunesse, suite…

Avant que ne s’entendent les victoires écorchées

Avant que ne meurent les discours du hasard

Tu pourrais écrire des tragédies larmoyantes

Symptômes de vie

Paresseux mensonges d’une fausse mélancolie

Tu te portes au secours d’une angoisse

Qui s’agglutine

Par plaques de paumés

Sur les regards de ceux qui naviguent

Sans tickets

Tu devrais partir sans clefs

Pour nulle part

Et pour que si tu te perds

Tu saches où aller

Tu devrais être l’instant l’instant présent

Et qui passe plus vite qu’on l’oublie

Tu devrais écrire un poème

Où la rime qui s’entend

Est un baiser qu’on espère…

La moitié et son double : suite et fin.

En musique, en poésie comme en tout, tout ce qui cherche à s’approcher de  la perfection académique, ne les touche pas, et les prouesses électroniques de ceux qui  font de la musique avec des logiciels  les laissent indifférents. Le père le rappelle  souvent d’ailleurs en citant Ferré «  la musique est une clameur » et le fils, lui répond à chaque fois «  et les poètes qui ont recours à leur doigts pour savoir s’ils ont leur compte de pieds ne sont pas des poètes ce sont des dactylographes ».

La pluie, il leur faudra de la pluie, pour que leurs gorges se serrent aux évocations des ouvriers de Pittsburgh, de Youngstown ou d’ailleurs. Il  leur faudra de la pluie pour entendre la rivière : « the river », c’est curieux ce mot lorsqu’il est chanté, avec dans le fond les frottements de  balais d’essuie- glaces vous donne envie de retrouver la source, toutes les sources, celles qui pour Bruce comme pour d’autres habillent les mots, les enrobent, leur donnent de telles tonalités qu’ils ne sont plus des mots, mais des cocktails qui mélangent regards sourires et soupirs.

Ils ont acheté l’auto, c’est le père qui a payé, elle n’était pas chère, forcément une voiture qui sent le vieux cuir et la graisse refroidie. Ils partiront le week-end suivant, il faudra d’abord installer le lecteur de CD et penser à l’itinéraire qui les conduira pendant plus de trente sept heures dans une série de villes industrielles. Ils partiront  de Saint Etienne, évidemment, c’est qu’ils sont nés, ils partiront de cette ville où leur idole a fait un de ses plus grands concerts, il y a longtemps déjà, avant même que le fils ne naisse, à une époque, où il y avait encore de la fumée grise qui sortait des cheminées des aciéries.

Après ils continueront vers le nord et l’est.

Ils sont montés sans un mot se sont étirés sur les sièges, et ils ont démarré.

Ils ne parlent que très peu, c’est inutile, il faut laisser agir les émotions

Au  bout d’une quinzaine  d’heures, à la presque moitié du parcours,  le père a  souri, il était bien dans ses cinquante ans, il a regardé son fils, habité par un de ses morceaux préférés : Philadelphia…

–  La prochaine fois dans dix ans  ce sera Dylan !

– Mais papa Dylan c’est le double !

– Il faut garder l’espoir mon fils !

La moitié et son double : 3

Le père n’est pas musicien, ne comprend pas grand-chose à l’anglais, mais ce qu’il aime avec ce chanteur c’est que tout devient simple. La musique, elle lui entre dans la tête sans poser de questions, sans chercher à se faire remarquer, sans chercher à ce qu’on prenne l’air sérieux pour en comprendre les portées.

Cette musique, surtout les morceaux acoustiques, on sent qu’elle est faite pour ceux qui n’obligent pas leurs émotions à prendre d’autres chemins que ceux qu’elles sont habituées à emprunter. Ce sont les mêmes chemins qu’à la lecture d’un passage de Steinbeck, de Camus, de Kerouac, ou d’Hemingway. Les paroles il ne les comprend pas toutes, contrairement à son fils qui est à l’aise avec l’anglais. Il ne les comprend pas toutes mais il les ressent, il sait qu’elles parlent, pour beaucoup d’entre elles, de ce qui est vrai.

Le fils lui connaît tout de ce chanteur, il est un passionné, pas un fan ; le mot ne convient pas pour décrire ce qui se passe chez lui quand il a les tripes secouées lors des nombreux concerts auxquels il a assisté. On parle de fans pour les autres, ceux qui reçoivent paroles et musiques avec passivité, comme des oies qu’on gave, lui il n’a pas la bouche ouverte, il laisse entrer les émotions, il les laisse naviguer dans l’arrière-pays de sa tête, alors elle rencontre ses autres passions, ses révoltes, ses indignations, ses doutes et ce qui se passe c’est plus que du plaisir, c’est autre chose. Les mots n’existent pas toujours pour décrire quand on sent un frisson qui parcourt l’échine, avec des picotements sur tout le corps et irrésistiblement des larmes qui montent, de ces larmes qu’on ne cherche pas à ravaler parce qu’elles sont le sang de cette vie qu’on a en soi, une vie qu’on ne retient pas, une vie qu’on laisse dire, qu’on laisse faire.

Le père il comprend bien cela, il éprouve aussi ces sensations quand il lit les premières pages de l’étranger, quand il lit et entend ce que dit Léo Ferré. Et lui non plus n’est fan de rien, parce que lui non plus n’aime pas cette réduction du fanatisme. Tous les deux ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est la vie, ses contrastes, ses simplicités, ce qu’ils redoutent, ce qu’ils ne supportent pas, c’est les fausses certitudes de celles et ceux qui prétendent savoir.

La moitié et son double, 2

Street Art sur le mur de Berlin

Il se souvient de cet homme. Il lui a proposé d’entrer avec lui, à l’intérieur, de s’asseoir doucement, d’écouter la portière qui claque, le craquement du mauvais cuir quand on s’assoit. Il lui a conseillé de fermer les yeux et d’attendre, d’entendre. Il  l’a pris pour un malade, pour  un original,  mais il est quand même entré. Il a fermé les yeux, vite, parce qu’il était pressé, et c’est vrai il s’en souvient : il était bien. Il pleuvait légèrement et les gouttes de pluie faisaient comme une mélodie, une espèce de mélancolie qui rappelle tant le blues qui navigue toujours entre le rire et les larmes.

Alors quand il les a vus arriver tous les deux, il s’est souvenu de son musicien et quand ils les a vus sentir l’intérieur des voitures il a su qu’il pourrait enfin vendre cette vieille Plymouth.

Il pourrait la vendre sans crainte, il respecterait sa promesse. Il est un peu superstitieux et chaque fois qu’il fait le tour de son parc, et qu’il s’approche de la carrosserie verdâtre il ne peut s’’empêcher de revoir le visage raviné du musicien qui ne voulait plus rouler dans cette carcasse récalcitrante.

Il leur explique qu’ils ne pourront pas en attendre grand-chose ; il explique qu’elle est solide, mais pas nerveuse il ne vaut mieux pas l’utiliser sur de petites routes sinueuses parce qu’évidemment elle n’a pas de direction assistée.

Peu importe, ce qu’ils veulent tous les deux c’est prendre la route, et aller le plus droit possible.

Ils expliquent. Ce qu’ils veulent, c’est rouler en se relayant pendant plus de 37 heures, c’est le cadeau qu’ils ont décidé de se faire, un cadeau dont ils sont à peu près les seuls à comprendre le sens.

Pourquoi trente-sept heures ? Parce que c’est à quelques minutes près la durée compilée de tous les disques de leur maître, de leur idole commune, de leur compagnon de rêveries de celui qui aurait pu conduire lui aussi cette voiture celui que les autres appellent le Boss.

Ils ont décidé simplement de s’offrir un voyage en voiture avec comme fonds musical tout ce que Bruce Springsteen a écrit, chanté, joué, simplement sur un lecteur de CD assez simple avec des vrais boutons qui tournent.

Au début ils avaient simplement décidé qu’il faudrait qu’ils fassent quelque chose, ensemble, autour de cette passion commune. Ils peuvent, ils s’en sont  souvenus l’un comme l’autre recevoir des bouquets d’émotions à l’écoute de  ces mélodies, avec pour envelopper la voix rauque, parfois plaintive de Bruce, le ronronnement d’un moteur et le glissement des essuie- glaces.

La moitié et son double,1

Je poursuis la publication de mes nouvelles, j’ai déjà évoqué celle-ci qui participe à un concours sur le site short-édition. Je l’ai écrite il y a presque 10 ans. Comme la précédente je la publierai en quatre parties.

Sur le pare- brise, de la buée ; on ne sait pas au juste si c’est de la buée posée là par le souffle du père et de son fils, ou s’il s’agit d’une simple humidité, conséquence d’une mauvaise isolation.

La voiture qu’ils ont prise leur va bien. Ils ne l’ont pas choisie pour le confort, encore moins pour le compte-tours ou le carburateur mais pour l’odeur. Quand ils ont fait le tour du parc des occasions, curieusement ils n’ont pas tapé dans les pneus avec les pieds.

Ils ne connaissent pas ces gestes d’hommes, ils ne les connaissent pas et ne les comprennent pas. Ça ne les intéresse pas. Lorsqu’un capot est ouvert, ils ne songent même pas à se pencher au-dessus des entrailles de la bête. Ce qu’ils distinguent n’a pas beaucoup de sens.

Non, tous les deux ils ont ouvert les portières, ont reniflé l’intérieur. Ils se baissent, passent la tête en tendant le cou. Ils savent, sans se le dire, ce qu’ils cherchent. Ils savent, ils le savent, parce qu’ils ont lu et aimé Kerouac ; ils sentent, ils respirent, les yeux légèrement plissés pour que les odeurs appellent rapidement les souvenirs. Ils s’emplissent les narines des ces effluves si particuliers, et finissent, naturellement, sans le besoin d’en discuter, par se mettre d’accord sur une drôle de machine, toute droite débarquée d’un vieux road movie.

Son odeur est un mélange de mauvais cuir vieilli, une odeur de mécanique fatiguée, imprégnée de graisse froide, avec même derrière, qui produit comme un picotement dans les narines une sensation de chaleur, diffuse comme si la route, l’asphalte avaient traversé l’habitacle.

« C’est celle-ci qui nous faut ! »

Le garagiste a le sourire. On ne sait pas s’il se moque ou s’il est heureux d’enfin se séparer de cette carcasse. Elle est un peu vivante, elle garde en elle un peu de toutes ces vies que les autres lui ont confiées dans l’intimité métallique.

Il se souvient de celui qui l’a vendue, un musicien, mal rasé, la voix recouverte d’une fine couche de tabac, une voix qu’on n’oublie pas même quand on est garagiste et qu’on a des goûts musicaux assez sommaires. L’homme qui lui a vendu la machine n’en voulait pas grand-chose, juste de quoi payer un billet de train pour rentrer chez lui, à l’est.

Il s’en souvient. L’homme lui a demandé de veiller sur elle : « c’est un peu comme ma moitié, ou mon double vous savez, on a vu toute l’Europe ensemble, elle m’a tant attendu, elle m’a tant entendu. »

Il lui a fait promettre de ne pas la vendre à n’importe qui, à des gens qui ne la prendraient que pour une voiture, pour se déplacer, pour faire des courses ou partir en vacances à la plage: «  voyez vous c’est autre chose, elle a tout gardé dans sa mémoire intérieure, les chants, les rires, les peurs, les cris, les colères contre elle et contre les autres, surtout  contre les autres ».

Chute d’en haut…

Une nouvelle rubrique : chaque jour, ou presque, une photo, une émotion pour les sens que j’essaie tant bien que mal de traduire par l’écrit… Aujourd’hui une chute d’eau dans les Alpes.

L’eau jaillit,

Tout là haut,

Dans un trou de ciel au bleu fatigué .

La chute est si belle,

Elle étire ses longues mèches.

Des boucles se forment.

Plus rien ne coule,

Longue et légère

La chute ondule

Dans ce saut vers le vide

Perles de pluie,

Une à une s’envolent

Sur des peaux qui frissonnent.

5 août 2019

Le coucher de sommeil : suite et fin…

Elle les écoute avec respect et attention et sans même s’étonner de ce qu’ils font là au creux de sa main elle leur répond qu’elle est bien d’accord, que ça fait longtemps que tout cela elle le dit, elle, elle le pense.

« Moi je vous crois, moi je suis comme vous ». Vous savez ce qu’il faut faire c’est continuer à ne pas douter, à ne pas douter de vous, il faut continuer à poser toutes les questions que vous avez dans la tête parce que si vous ne posez plus de questions les autres ils croiront qu’ils ont gagné, ils croiront que vous êtes devenus comme eux, fades, tristes, avec que des réponses toutes faites, des réponses toutes simples, des réponses pour être comme les autres comme tous les autres, mais vous comme moi on n’est pas comme les autres, nous on veut encore et toujours s’émerveiller, on veut encore et toujours dire que rien n’est sûr,  que ce qui est vrai ça n’existe pas ou pas longtemps, parce qu’on se trompe toujours »

Vous le savez bien avant il fallait pour être bien, pour être comme les autres, dire que la terre était plate, et quand on disait autrement on mourrait et ben maintenant moi je vous le dis il faut continuer à douter, à douter de tout même de ce qui semble être sur et il faut rêver, il faut voir le possible partout.

Tenez moi par exemple j’ai envie de croire qu’un jour pour aller à l’autre bout du monde il n’y aura plus besoin d’avions il suffira de prendre un ascenseur pour l’espace et d’attendre là dans une espèce de cabine, d’attendre que la terre tourne et alors quand juste en dessous il y aura la ville, on descendra c’est simple non, et bien vous savez j’ai envie d’y croire.

« J’ai envie aussi de dire qu’un jour on ira dans une école où on a apprendra à poser des questions, à tout remettre en question plutôt qu’à ingurgiter les réponses des autres, de tous les autres. Vous savez il faut que vous reteniez une chose, il n’y a qu’une chose qui vous appartient ce sont les questions que vous posez, que vous vous posez, les réponses elles ne vous appartiennent pas, les réponses elles sont toujours la propriété de quelqu’un d’autre de quelqu’un que vous ne connaitrez jamais ».

Elle avait toujours la main tendue devant elle et plus elle parlait plus elle entendait sa voix comme si elle venait d’ailleurs, le groupe d’enfants qu’elle avait dans la main grandissait,  elle le sentait, elle le sentait, pas parce qu’ils devenaient plus lourds, mais parce qu’elle les voyait sourire, parce qu’elle les voyait exister.

Ils existaient et ils étaient en train de le comprendre.

Le rêve c’est beau, le rêve on devrait pouvoir l’enregistrer, on devrait pouvoir se brancher le matin pour revoir le merveilleux de la nuit. C’est ce qu’elle se dit ce matin en ouvrant la fenêtre elle a encore plein d’images de la nuit dans la tête derrière les yeux. Quand elle a posé le pied sur la terrasse elle s’attendait presque à trouver le sable, de ce sable si fin, de ce sable qui ressemble tant à de l’eau. Le sable, l’eau, les grains, les gouttes, elle sourit en s’étirant, elle va appeler ses frères pour leur donner la réponse. Ce matin elle est heureuse elle sait qu’elle est dans le vrai, elle sait que c’est comme cela qu’on l’aime, que c’est comme cela qu’on l’admire.

Elle ferme les yeux juste une seconde et là dans son écran intérieur, il y a un coucher de sommeil, un coucher de sommeil, tiens donc,  pourquoi pas après tout, quand la nuit est terminée quand elle a été belle, que les couleurs que le rêve a fabriqué n’existent pas encore, quand les enfants sont si petits qu’ils tiennent au creux d’une main, quand les autres, les bien-pensants ne sont que des figurants alors on a bien le droit de parler d’un coucher de sommeil.

C’est tout !

Nouvelle écrite en décembre 2011

Le coucher de sommeil : 3

De l’eau, il y en a au robinet mais ce n’est pas celle-ci qui l’intéresse. Elle va descendre pour s’approcher de la mer,  de cette mer.

Elle entre dans l’appartement son compagnon dort encore, elle s’habille pour aller au bord de l’eau. En même temps elle se dit qu’il ne faut pas qu’elle oublie de téléphoner à ses frères pour leur dire que dans une petite poignée de sable il y a presque 12000 grains de sable. Ils vont lui demander comment elle peut le savoir et elle va leur expliquer. Mais  elle se dit qu’ils ne la croiront pas, qu’ils lui diront qu’elle a fumé.

Qu’elle a fumé ! N’importe quoi, jamais elle ne s’amusera à cela mais alors :  qui pour la croire ? Là tout de suite maintenant, elle va voir si ce truc-là ne marche que pour le sable, elle s’est approchée de ce qui ressemble à la mer, même si derrière elle distingue encore les montagnes.

Elle recueille entre ces deux mains un peu de cette eau, c’est presque la même sensation que le sable, elle ferme les yeux 18 546. Ca y est, cette fois elle a la réponse, elle s’en doutait de toute façon, il y a plus de gouttes d’eau c’est sûr.

  • Penser à téléphoner à ses frères, à son père et leur dire qu’il y a plus de gouttes d’eau que de grains de sable. 

Elle allait remonter chez elle quand soudain elle a entendu que quelqu’un l’appelait par son prénom, d’abord elle n’a vu personne et puis en baissant les yeux presque devant ses pieds nus, elle a vu tout un groupe de gens, minuscules, à peine plus grand qu’un ongle. Elle s’est baissée et avec la main droite elle les a ramenés dans le creux de sa main gauche, avec un peu de sable humide ; elle a porté la main à hauteur des yeux et elle a vu tout un groupe. Qui ils étaient, elle ne savait pas, ce qu’ils faisaient là elle ne savait pas non plus mais en prêtant bien l’oreille et parce que la mer était calme elle distinguait bien quelques paroles, cela semblait être des paroles de colère. Ils étaient bien une dizaine, des enfants là au creux de sa main.

« On en a marre, personne ne nous croit, personne ne nous croit jamais, on est toujours à nous dire qu’on est trop petit, qu’on verra, qu’on comprendra plus tard quand on sera plus grand, on n’en peut plus de ne plus exister, nous ce qu’on sait c’est qu’un jour on rencontrera quelqu’un qui nous écoutera qui nous croira qui nous verra et alors on existera ».

Alors elle s’est assise là par terre, enfin plutôt par sable parce que quand on est au bord de la mer on oublie la terre, même si la terre elle porte le sable sur elle et la mer aussi mais ça aussi c’est une autre question.

« Pourquoi on nous dit qu’il ne faut pas jouer avec la terre, que c’est sale,  et quand on est à la mer on nous oblige à jouer avec le sable : c’est compliqué les mots, nous on voudrait qu’on nous laisse comprendre ce qu’on veut ».

« Pourquoi on nous dit qu’il faut être sage à l’école et en même temps si on parle trop à table on nous dit : sois sage, parle pas à table ! Et après à l’école on nous dit que si on ne dit rien, si on ne parle pas c’est qu’on ne s’intéresse pas ! »

« Et pourquoi on dit des vieux qui ne disent pas grand-chose mais que tout le monde écoute quand il récitent une phrase qui ne veut rien dire qu’ils sont des sages. On y comprend rien on ne veut pas être des sages on veut pouvoir parler quand on a envie de dire quelque chose ».

« Pourquoi quand les grands, les adultes parlent de nous, ils cherchent à savoir ce qu’on pense ce qu’on ressent, alors qu’ils ne nous le demandent jamais pourquoi ils disent à notre place ce qu’on pas envie de dire. »  

Elle les écoute, en silence parce que le moindre bruit risque de couvrir leur voix elle les écoute et elle sait qu’ils ont raison ? Ils continuent leur liste de pourquoi.

« Pourquoi quand on est tout petit on nous oblige à embrasser des vieilles tantes fripées à l’odeur de naphtaline en nous disant que ça lui fera plaisir que c’est une vieille tante, qu’elle a jamais eu d’enfants et que quand on est grand,  un peu plus grand on nous dit que c’est pas bien d’embrasser le premier  venu même si il est jeune, même s’il est beau, même si on l’aime. » 

« Pourquoi on nous dit, à longueur de journée : tu ne peux pas comprendre quand on pose des questions sur ce qui nous intéresse, nous rend curieux et par contre on nous dit d’essayer de comprendre de faire des efforts quand on est à l’école ? »

Le coucher de sommeil, 2

12 763 !

Et puis soudain alors que la liste ne cessait de s’allonger, elle a poussé un petit cri, à peine de l’étonnement car rien ne l’étonne et un rien l’étonne c’est d’ailleurs ce qui fait qu’elle est si étonnante et que tout le monde aime quand elle est là.

Là, dehors à la place de l’immense terrasse, il y avait la plage,  et plus loin à la place du grand pré qui bordait le bâtiment, de l’eau, de l’eau bien bleue. En fait ce qu’elle voyait devant elle ce n’était rien d’autre que la mer, de la mer et de la plage. On ne dit pas comme cela d’habitude ? De la mer et de la plage ? Incorrect, cette formulation et bien tant pis se dit-elle moi ça me plait, ça a plus de sens !

Tant d’autres auraient hurlé de terreur, ou seraient partis se recoucher certains d’être encore en plein sommeil ou sous l’emprise de quelques substances hallucinogènes. Mais elle,  il lui en fallait plus pour la déstabiliser, elle n’a pas mis longtemps à réagir et à chercher puis trouver une réponse, une réponse que pourtant elle garde bien au chaud dans une de ses  boîtes à explications.

Son souci pour le moment c’est le sable, juste au bord de la porte fenêtre, il ne faudrait pas qu’il entre, elle n’aime pas le sable quand il s’insinue là où il n’est pas fait pour aller. Elle n’a pas fait de bruit pour ne pas réveiller son compagnon et s’est dit qu’il faudrait chercher le parasol et des serviettes de plage, c’est quand même mieux pour le sable, surtout qu’ils annoncent le beau pour les prochains jours. Elle sort sur la terrasse, enfin sur la plage, tout en se disant qu’il faudrait qu’elle ajoute deux ou trois choses dans sa liste

  • Téléphoner à sa mère pour lui demander où sont les  rabanes
  • Ajouter à la liste de course de la crème solaire
  • Regarder les horaires des marées

Elle est dehors les pieds nus dans le sable. Le sable il est encore plein de fraîcheur, ça lui fait comme un gazouillis sous les pieds. Alors machinalement elle se baisse et prend une poignée de sable dans le creux de la main.

C’est un sable comme elle n’en a jamais touché, d’une douceur incroyable, elle ferme les yeux presque machinalement, et là soudain comme une diapositive qui se projette sur son écran intérieur, elle lit 1239, elle ne comprend pas immédiatement, mais elle  a un pressentiment. Alors elle jette sa poignée de sable et elle en prend une autre,  plus grosse celle-ci, elle ferme les yeux et elle lit 12763.

Incroyable elle vient de comprendre : tout en gardant les yeux fermés elle laisse couler comme un filet de sable et elle voit les chiffres qui défilent, elles referment les mains et c’est le chiffre 9734 qui s’affiche. Super, ce truc ça lui plaît, elle va pouvoir enfin savoir : plus de  gouttes d’eau ou plus de grain de sables ?

Le coucher de sommeil : 1

Une nouvelle écrite il y a quelques années, je la publierai en 4 parties ….

Un matin elle s’était levée plus rapidement que d’habitude avait tiré les rideaux d’un geste précis, ouvert la fenêtre et en quelques secondes avait décidé que cette journée ne serait pas comme les autres. Pas comme les autres parce que tout le lui disait, partout, ce qu’elle voyait, ce qu’elle sentait, ce qu’elle ressentait, ce qu’elle entendait lui confirmait sa certitude de la nuit, aujourd’hui serait la journée des réponses, la journée ou tout s’éclairerait. Cette nuit comme souvent, comme parfois des questions avaient tourné en boucle dans sa tête des questions sur la vie, sur la mort, sur l’amour, sur les autres, des questions sur l’absurde, sur la bêtise, sur l’indifférence, des questions sur l’insuffisance, sur le mépris, sur les fausses idées, sur le temps, pas sur le temps des nuages, pas sur le temps du soleil, non sur le temps qui s’accroche aux pendules, aux aiguilles ce temps qui vous pique.

Cette nuit elle avait eu 25 ans et comme elle est quelqu’un d’organisé contrairement à ce que certains croyaient autrefois parce qu’on s’attache trop aux détails aux apparences elle a décidé cette nuit de chasser toutes ces questions et demain de chercher les réponses, toutes les réponses.

Elle n’a pas tout de suite remarqué le changement dans le paysage, concentrée qu’elle était à cette nouvelle journée qui s’ouvrait, les yeux grands ouverts, il y avait comme une liste qui se déroulait derrière son regard rieur, elle n’aimait pas être prise au dépourvu et aimait organiser ses journées.  

Aujourd’hui, c’était entre autres.

  • Finir ses courses sur internet
  • Choisir un cadeau pour sa sœur
  • Téléphoner à sa mère pour lui dire qu’elle avait choisi un cadeau pour sa sœur
  • Choisir un cadeau pour sa mère avec ses frères
  • Téléphoner à ses frères pour leur dire qu’elle allait choisir un cadeau pour leur mère
  • Faire un gâteau pour ce soir
  • Prévenir par téléphone ses amis qu’elle ferait un gâteau pour ce soir
  • Finir les courses pour faire un gâteau pour ce soir
  • Téléphoner à sa mère pour lui demander ce qu’elle aimerait comme cadeau pour Noël
  • Dire à son compagnon de changer la litière du chat
  • Téléphoner à ses autres amis pour dire qu’elle ferait un gâteau pour ce soir
  • Et plein d’autres choses encore

Et puis soudain alors que la liste ne cessait de s’allonger, elle a poussé un petit cri, à peine de l’étonnement car rien ne l’étonne et un rien l’étonne c’est d’ailleurs ce qui fait qu’elle est si étonnante et que tout le monde aime quand elle est là.

Mes Everest : Camus, toujours Camus. L’étranger extrait 4

Les lampes de la rue se sont alors allumées brusquement et elles ont fait pâlir les premières étoiles qui montaient dans la nuit. J’ai senti mes yeux se fatiguer à regarder les trottoirs avec leur chargement d’hommes et de lumières. Les lampes faisaient luire le pavé mouillé, et les tramways, à intervalles réguliers, mettaient leurs reflets sur des cheveux brillants, un sourire ou un bracelet d’argent. Peu après, avec les tramways plus rares et la nuit déjà noire au-dessus des arbres et des lampes, le quartier s’est vidé insensiblement, jusqu’à ce que le premier chat traverse lentement la rue de nouveau déserte.

Poèmes de jeunesse : suite…

J’avais 21 ans….

…Apprends à attendre

L’heure qui passe et qui suit l’autre

Sans lui ressembler

Parce qu’elle est encore plus leste

Je crois que t’as peur de finir comme les autres

Tu voudrais tant que deux plus deux

Puissent s’étonner

Tu voudrais que les indifférents brûlent

Chaque fois que tu prononces le mot

Aimer

Tu voudrais dire à ceux qui partent

Que de toute façon ils ne renoncent à rien

Parce qu’ils rencontreront des gens là-bas

Qui veulent partir ailleurs

Pour ne pas mourir d’une overdose de solitude

Tu voudrais prendre le train

Qui va vers une gare où la pendule

Est sans aiguilles

Parce que le chef de gare est souriant

Avant que ne s’entendent les victoires écorchées

Avant que ne meurent les discours du hasard…