J’ai franchi aujourd’hui le cap des 250 abonnés à mon blog. Ravi que » les mots d’Eric » plaise, suscite des commentaires…Ravi aussi de decouvrir d’autres passionnés de déguster leurs friandises littéraires. Le but que je recherchais était bien de partager mon plaisir des mots, de la poésie, de l’écriture. Peu à peu je me détache totalement de Facebook où comme le disait Camus le réflexe a remplacé la réflexion et où la méchanceté se prend pour de l’intelligence…
Jules aime ce qui dérange l’ordre
des autres. Jules aime ce qui n’a ni début, ni fin.
Jules aime ce qu’il appelle la
beauté du désordre poétique. Les objets sont heureux des espaces qu’on leur
laisse. Jules aime les objets quand ils vivent, quand ils sont libérés des
contraintes du rangement où la seule règle admise est la perpendicularité.
Jules a mal à la mémoire. Depuis
le plus jeune âge, il essaie de trouver le fil, remonter au début, là où tout a
commencé. Il cherche l’endroit mystérieux, magique où la première histoire
s’est enregistrée : son histoire, le commencement de son histoire. Il
essaie de se frayer un passage. Parfois il trouve des voies, rencontre des
obstacles, parfois des chemins dégagés et c’est comme un courant d’air frais
qui lui entre dans la tête. C’est comme quand on vit, on sent qu’on y est, là
dans le vrai, dans le souffle d’un cœur qui bat, si fort, si beau.
Le plus fréquemment c’est aux
murs qu’il se heurte, les hauts murs dont il ne distingue pas la cime. Alors
dans son demi-sommeil, il recule, il revient, perd le fil et s’endort avec
l’espoir d’une issue, d’une réponse, dans un rêve. Et chaque matin c’est la
même chose, c’est une pagaille effrayante, pas de logique, pas de bout, pas de
commencement : il n’y comprend rien : comme s’ils étaient plusieurs à
rêver aux carrefours de plusieurs vies.
Jules n’a pas de mémoire, il en a
plusieurs. Elles s’ajoutent et se mélangent. Elles ne lui appartiennent pas, il
les a empruntées à d’autres. Toujours au même moment, toujours à cause de
l’orage. Il essaie de le croire, il y a tant de choses dans sa boîte à images,
tant de traces laissées par d’autres vies. Certains appellent cela les rêves,
ces histoires qui s’invitent la nuit. Jules ne croit plus à cet imaginaire-là,
il est sûr que ce qui arrive dans sa tête c’est de l’existence, c’est de la vie
qui s’est imprimée. Elle est entrée là chez lui au contact des autres.
Dans le compartiment, il y a cette odeur, unique, qui s’accroche aux vêtements. Une odeur de voyages, trop courts, pour que la sueur soit absorbée par les souvenirs touristiques. Une odeur de vitre propre, de soupirs fatigués, une odeur de vie qui est à la peine, pour s’approcher de ce dont on rêve quand on est la tête contre la vitre. On ressent les vibrations, et puis il y a l’humidité de l’haleine qui fait comme un voile. Le voyage contre la vitre peut commencer, les yeux qui se ferment et le skaï devient cuir sauvage. Les néons ferroviaires sont des reflets de lune sur l’eau, pas un son, pas une voix qui ne troublent le rien d’un songe qui cherche son issue. Comme une musique, comme une mélodie. Et le couple d’en face, si vieux, si bons, qui posent leurs yeux sur la main de l’autre, pour signifier leur amour. Ils sont si beaux, si vrais, avec des souvenirs en réserve, pour chaque aiguillage, des regards croisés. Le front fait corps contre la vitre, les vibrations se font plus douces, le couple est comme un bouquet. Plus loin des jeunes filles rient, elles sont heureuses, heureuses de leurs sens, de ce qu’elles disent, de ce qu’elles montrent aux regards des peureux du bonheur. Elles batifolent, de mots en mots, d’histoires banales en tranches de vie. Et leurs rires nous réchauffent dans ce temps qui ne fait que passer.
Un des plus beaux textes de Brel, d’une qualité littéraire exceptionnelle. L’occasion ici de rendre hommage à une formidable professeur de français que j’eus, il y 43 ans et qui nous fit présenter ce texte au bac.
Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux
Même riches ils sont pauvres, ils n’ont plus d’illusions et n’ont qu’un cœur
pour deux
Chez eux ça sent le thym, le propre, la lavande et le verbe d’antan
Que l’on vive à Paris on vit tous en province quand on vit trop longtemps
Est-ce d’avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d’hier
Et d’avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières
Et s’ils tremblent un peu est-ce de voir vieillir la pendule d’argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit: « Je
t’attends »
Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s’ensommeillent, leurs pianos sont
fermés
Le petit chat est mort, le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop
petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
Et s’ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C’est pour suivre au soleil l’enterrement d’un plus vieux, l’enterrement d’une
plus laide
Et le temps d’un sanglot, oublier toute une heure la pendule d’argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend
Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l’autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n’importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s’excusant déjà de n’être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d’argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit: « Je
t’attends »
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend
Un nouvel extrait de ce roman, un voyage contre la vitre, écrit il y a maintenant plus de 20 ans, roman dans lequel j’envisageai qu’un groupe d’enfants, dont Armand et Fanny puisse, ,à distance, et en utilisant Internet prendre le pouvoir…. Ce manuscrit avait été en son temps repéré par Yves Berger, directeur littéraire de Grasset. Et puis je l’ai laissé dormir au fond d’un tiroir. Je le redécouvre aujourd’hui avec délice.
Derrière la colline…
Armand avait interrogé Fanny, lui demandant comment elle
envisageait le problème de l’après. Elle s’était fâchée, lui reprochant, une fois
encore, son obsession du détail, de l’organisation. Il faut laisser faire, il
faut faire confiance en l’imaginaire, en l’imprévu. L’imprévu est parfois
merveilleux. Et puis, avait‑elle ajouté, ce qu’il y a de plus jouissif, encore
un de ces mots qu’elle affectionnait, c’est d’essayer. C’est d’aller jusqu’au
bout du rêve.
Quand tu
vois un beau paysage, au loin, une colline par exemple, avec des arbres
fleuris, une herbe verdoyante, si t’as envie de t’en approcher, d’aller au
sommet, tu ne te poses pas la question de savoir ce qu’il y a derrière. Tu y
vas, parce que ça te fait plaisir, parce que tout le long du chemin t’imagines
ce que tu vas trouver là‑haut, tu te prépares aux odeurs, aux sons et plus tu
t’approches plus t’es heureux. C’est ça qui est beau, c’est ça l’espoir. Parce
que si tu te demandes ce que tu vas trouver en haut, derrière la colline,
derrière ce que tu ne peux pas voir, alors t’as qu’une solution c’est de rester
chez toi et de ne plus en bouger. Comme ça tu ne risqueras jamais de mauvaises
surprises. Non tu vois Armand, moi je ne vois pas les choses de cette façon. Je
suis sûr que le bonheur, enfin le mien, c’est d’avoir envie d’aller là‑haut,
sur cette colline, et tant pis si derrière il y a une autoroute, ou une usine
d’incinération, parce que j’aurais éprouvé une telle joie en m’approchant, en
me jetant au milieu des fleurs, en me roulant dans l’herbe que je serais
capable de supporter la déception de ce qu’il y a derrière. Et puis un jour, je
recommencerai…
J’ai écrit ce texte il y a quarante ans, avec vraisemblablement comme fond musical, le stéphanois de Bernard Lavilliers, la photo est beaucoup plus récente….
Cela va faire trois mois que j’ai ouvert mon blog et j’éprouve beaucoup de plaisir à partager mon amour des mots, de l’écriture, de la poésie . J’essaie depuis quelques semaines de prendre aussi le temps de déguster aussi ce que d’autres blogueuses et blogueurs partagent, et je vous propose aujourd’hui mon deuxième coup de cœur pour le blog de Béatrice. Quand prose et poésie s’assemblent et se ressemblent cela donne de magnifiques textes
Ce matin, tu fredonnes les souvenirs, qui deviennent graines de lumière, évasés par le miroitement des pensées qui dansent. Ainsi, le soupir se transforme en présence et lorsque le soleil d’automne frisonne, le printemps n’est pas loin. Il se glisse sous les feuilles et soulève un pan du monde. Je ne serai plus jamais comme avant, échappée du bruit, ivre comme le vent, je ne serai plus comme avant, perdue dans les abîmes, celles de la seule gloire, celles du jour. Ne voyez-vous pas que ce matin est un corps entier et que chaque chose se pose légère et que chaque chose s’envole sans rien retenir ? Ne voyez-vous pas que la vie sur terre est une maison et qu’il faut prendre le temps, le laisser s’engouffrer hors des circonstances, jeter un pont, faire de soi un don ?
Natacha Ton nom est déjà un voyage A quoi bon dépenser nos sous A partir et pour où A partir J’aime mieux les rivages ombreux De notre grand lit aux draps bleus Où l’on découvre des merveilles Natacha Ton ventre est une plaine à blé Où le Lion court après la Vierge Dans le soleil de Juillet Et la plaine Quand elle finit c’est pour venir Caresser des montagnes douces Où je cueille des fruits délectables
Natacha après les monts après les plaines On arrive dans un pays Où les mots ne peuvent plus rien dire Un pays Où je crois voir ton visage Avec ta bouche qui s’entrouvre Avec tes yeux qui cherchent l’ombre Natacha L’air que je respire est le tien Je me baigne dans les grands flots De tes cheveux abandonnés Nos navires Selon le temps selon la mer Vont calmement ou bien se brisent Mais c’est toujours pour le plaisir
Natacha
En toi je fais de longs voyages Les plus beaux les plus délectables Il me semblait que toi aussi Tu t’en vas Tu t’en vas faire le tour du monde Le vrai cette fois avec des trains Des Boings, des machs des turbines Natacha Je crois bien que tu reviendras Non pas que je sois prétentieux Mais nos voyages c’était bien mieux A partir J’aime mieux les rivages ombreux De notre grand lit aux draps bleus Où l’on découvrait des merveilles
Où l’on découvre que norme et beauté ont parfois un peu de mal à s’entendre, à se comprendre. Aujourd’hui nous retrouvons une norme « étonnée » pour ne pas dire irritée. Elle a convoqué une beauté libérée et l’interroge sur ses mauvaises fréquentations.
Norme : Que fais-tu
ici ? Regarde autour de toi, ouvre les yeux, tu le vois bien, ici il n’y a
rien que tu puisses regarder.
Beauté : Ce que je
fais ici ? Mais je ne fais rien, je suis, je sens, je ressens. Et toi tu
ne vois rien ? Ici je suis bien, ici je suis invitée. Alors tu vois, même
pour quelques instants je vais m’installer…
Norme : Invitée ?
Invitée ? Toi la beauté ? Mais regarde, ici tout est laid, qui t’aurait
donc invité ?
Beauté : Du laid, du
laid ? Suis-je à ce point aveuglée, que je n’ai rien vu de tout ce laid
que tu as décidé de m’inventer. Moi je n’ai rien vu, et ici, tout, oui tout me
plait. Toi tu restes enfermée entre les murs lisses de tes lignes droites. Regarde
la douceur de ces courbes, c’est si simple, ici je suis bien.
Norme : Tu n’as rien
vu et moi je n’ai rien su. Tu le sais, tu ne peux l’ignorer, jamais tu ne dois
distribuer de la beauté sans que j’en sois informée. La beauté m’appartient, tu
n’es que messagère.
Beauté : Oui je le sais,
et je l’ai voulu, je suis venu et je ne t’ai rien dit. Peut-être pour que tu ne
puisses rien abîmer. Ici vit un gris, un si beau gris oublié, il s’est souvenu
de qui il était, alors il m’a appelé et sans hésiter je suis venue.
Norme : Un gris oublié ?
Mais tu t’égares ma pauvre beauté. Regarde autour de toi, regarde ce que je
vois, ce n’est que du terne, avec un gris qui nous désespère. Ici tout est sale,
et si plein de triste.
Beauté : Mais ce que
tu vois, ma pauvre, ce n’est que ce que tu crois. Ouvre les portes, aère-toi,
regarde avec l’arrière de tes yeux et alors tu comprendras.
Norme : Cela suffit !
Je te le rappelle une dernière fois, tu ne peux pas décider n’importe quoi.
Remballe tes couleurs, range ton gris oublié et rentre chez toi.
Beauté : Moi tu vois,
c’est ce qui me plait, ici. A cette table je me sens vivante. Ici tout est
riant. Regarde, ouvre-toi, tout est surprenant. Ici personne ne m’attend.
Norme : Je veux bien,
mais juste quelques instants, je ne veux pas d’incidents.
» Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer. »
J’ai regroupé dans un seul article les deux anciennes parties de ce portrait ferroviaire que j’ai achevé hier. C’est devenu une micro-nouvelles que je publie d’un bloc pour en faciliter la lecture. Et je lui ai donné un titre
Ce
sont trois informaticiens, ou techniciens, de ces hommes qui m’impressionnent
parce qu’ils arrivent à réfléchir en trois dimensions. Tout le long du trajet,
dans ce « carré » que je partage avec eux, ils parlent une autre
langue, presque une langue de signes. Ils rient, ils sont bien dans leurs
anecdotes technologiques. Ils mettent du sourire et du bonheur dans les codes,
dans les chiffres. Il y a du soleil dans leurs langages obscurs. Je ne
comprends, ce n’est pas grave, je les écoute avec délice. Ils ont de la
passion, elle déborde dans ce compartiment monotone et j’aime ça. Ils ne jouent
pas, ils ne forcent pas, ils disent, ils racontent, et ils vivent.
Le
plus près de moi est massif, il a les mains lourdes, les doigts épais. Je ne
l’imagine pas devant un clavier, mais plus devant un sac de ciment, un arbre à
abattre. Il est fort, sa voix résonne, il est calme, il aime la vie.
Silencieux,
mais attentif, depuis le début du trajet je me décide à parler. Peut-être parce
que je me sens bien, que cela me semble naturel de parler à ceux qui sont
proches. Comment peut-on presque se toucher et ne rien se dire ? Il n’est jamais simple d’entrer dans une
conversation, il ne faut pas donner le sentiment d’être indiscret, d’avoir
écouté. Les réactions peuvent parfois être surprenantes. Tout cela je le
savais, tout cela je l’avais déjà expérimenté mais tant pis, je me suis lancé.
« Euh,
excusez-moi, je vous écoute depuis un petit moment, et je ne comprends rien à
ce que vous dites, vous êtes dans quoi au juste ? »
Le
plus jeune des trois, celui qui est en face de moi, a semblé abasourdi par
cette question. Il m’a regardé avec étonnement, presque avec effroi, comme si
je venais d’entrer par surprise dans sa chambre à coucher, juste au moment où
il allait se glisser sous les draps. Les deux autres l’ont regardé, m’ont
regardé : le plus bavard des trois, celui qui il y a quelques minutes
ponctuait toutes ses explications de grands éclats de rires, s’est figé
instantanément dans un silence glaçant. J’étais gêné, presque pétrifié. Le doux
balancement du compartiment dans une longue courbe prise à grande vitesse, me
donnait presque la nausée. J’allais ouvrir la bouche pour m’excuser, leur dire
que j’étais désolé de les avoir dérangés quand le plus grand des trois, celui
que j’admirais il y a quelques instants, se tourne vers moi et me dit
simplement.
« Tu
veux savoir, dans quoi on est, et ben c’est simple là pour le moment et pour
encore deux heures on est dans le train, dans ce compartiment, avec toi, mais
sinon tu sais on n’est dans rien, on ne travaille pas, on ne travaille plus. On
est ensemble parce qu’on va à l’enterrement d’un ami, notre ami, c’était le
quatrième, celui qui était avec nous, d’habitude, là, à ta place. On était
quatre, quatre techniciens, on aimait vraiment ce qu’on faisait, et puis la
boîte a fermé, elle nous a virés. Lui, il n’a pas supporté, il s’est suicidé…Il
s’appelait Jules. C’était la semaine dernière, alors on est tellement triste,
qu’on fait comme avant, on parle, on rit, et tu vois tu nous as réveillé et là
on pense à lui… »
Ils sont venus me chercher à plusieurs, j’ai toujours autant de mal avec le calcul. Je ne sais pas pourquoi. Bref, ils sont plusieurs et je remue la queue. Le plus grand c’est Yann. Il me prend dans ses bras et les autres me regardent avec envie. Il y a leur père qui est ému et ça, ça me fait rire, enfin à l’intérieur, parce que ça non plus je n’ai pas le droit de le montrer. En fait, je crois que je n’ai pas le droit de montrer les dents, il paraît pas que ça se fait pas pour un chien. Pour un loup oui, là ça fait bien, ça fait sauvage. Le plus grand, c’est l’aîné je crois, ils disent comme ça chez les hommes. Chez nous ce n’est pas pareil, dans la portée il y a des plus grands, des plus gros, mais on a tous le même âge. Mais je m’égare, et on va certainement dire que j’écris mal : en plus du plus grand, il y a un autre garçon, un petit blondinet, petit mais costaud, je l’aime bien lui, on l’appelle Bastien. Et surtout, il y a une petite, c’est Alice. Elle est petite Alice. C’est la plus petite, mais je sais déjà qu’avec elle ça va être la fête. D’ailleurs tous mes frères et sœurs ont compris qu’avec elle ça promet d’être la belle vie, alors avec moi ils s’accrochent tous au bas de sa robe, on la mordille et comme elle est très calme, elle n’a pas peur, on continue ça nous plait, on dirait un manège de chiots. Les autres ne voient pas, ils discutent, demandent des conseils, pour me nourrir. J’ai envie de leur dire de pas s’inquiéter, j’ai l’estomac en béton. Personne ne le sait ici mais j’ai déjà mangé deux éponges la semaine dernière. En cachette. Pourquoi des éponges ? Je ne sais pas, mais franchement j’adore ça surtout quand elles sont encore un peu grasses, je les gobe comme des huîtres.
Le chef de la meute ç’est bien
sur le plus vieux, c’est lui qui donne l’argent à l’autre. Je dis l’autre parce que je ne connais pas
son prénom. Ça y est : il lui sert
la main. L’autre je ne l’aimais pas : il ne me parlait jamais, ni à moi ni
à mes frères et sœurs. Ni à maman…
…Aujourd’hui Jules s’est réveillé avec la réserve à gaieté pleine à craquer. Il a des sourires d’avance, et sait ainsi qu’il pourra puiser dans son garde tendresse quand Lisa lui reviendra.
Jules déborde de bonheur aujourd’hui car il sait que ce
soir Lisa reviendra. Il a reçu une carte postale, hier, toute simple en
provenance d’Italie, d’un village des Pouilles. Un village entre ciel et mer.
Lisa lui dit : « je serai à Saint-Etienne demain, viens me chercher
au TGV de 21 h 53.
21 h 53, cette heure est jolie, pas tout à fait ronde comme
Jules les aime habituellement. Cela vient peut-être du chiffre impair, il
trouve les pairs plus ronds, plus tendres. Mais aujourd’hui il oublie ses
principes, 21 h 53, jamais il n’aurait pensé qu’une pareille heure puisse
exister. A compter d’aujourd’hui, il ajoutera au lexique du temps qui passe
l’heure Lisa, et chaque jour, il se le promet, il ne dira pas : « il
est 21 h 53, mais il est Lisa qui
revient ». Il est Lisa et alors il sentira les heures qui enrobent cette
heure magique faire comme une caresse.
Toute la journée, il s’est préparé, toute la journée il a
imaginé ce que serait son retour. En fin de matinée il est même allé sur le
quai de la gare pour vérifier l’existence, l’existence de ces lieux qui en
verront deux s’aimer ce soir, l’existence de ce temps, de cette heure. Il la
voit, elle est là, elle existe, elle est écrite : 21 h 53, TGV en
provenance de Paris gare de Lyon. C’est bien vrai, mais il a envie de plus,
dire aux contrôleurs, il faut ajouter : « train spécial, spécial
Lisa, spécial Lisa qui revient ».
Et l’après-midi il la passe à s’adoucir le visage dans le
miroir, à se questionner, sur ce qu’il lui donnera à voir, à espérer. Chaque
minute qui passe le conduit à plus d’impatience. Ce sont des minutes
pétillantes. Il tourne comme un lion en cage, sur le balcon il observe les gens
qui passent dans la rue, il les observe et ne comprend pas pourquoi ils ne sont
pas gais eux aussi. Ils ne savent pas, ils ne savent pas que Lisa revient. Elle
revient. Ce soir, elle sera là. Le vide
sera enseveli sous leurs baisers.
Jules est arrivé à la gare avec vingt minutes d’avance. Il
veut s’imprégner du décor, il veut que lorsque Lisa descendra du train, qu’elle
posera le pied sur le quai, elle le voit, elle le sente partout. Il veut
inonder la gare de sa présence. Alors il fait les cent pas, il se tord le cou à
vérifier le tableau lumineux, accroché si haut. 21 h 53, toujours affiché, voie
C. Dans quelques minutes elle sera là. Il la regardera d’abord de loin, et puis
il baissera les yeux jusqu’à ce qu’elle approche, pour pas qu’elle voit les
larmes, ou plutôt qu’elle les devine. Et quand elle sera arrivée à sa hauteur,
quand il sentira l’odeur de ses cheveux brillants, il tendra les bras et leurs
mains se toucheront, parce qu’elle fera pareil et doucement et tout doucement,
ils relèveront la tête jusqu’à ce que leurs yeux se jettent dans la bataille du
regard. Et il y aura des milliers de mots et encore plus dans cet instant
suspendu. Ils s’approcheront l’un de l’autre, et leurs lèvres se toucheront, à
peine, juste pour établir le contact, comme deux vaisseaux qui s’arriment dans
l’espace. Puis le courant passera, le sang circulera, entre les deux et ça vibrera
de partout. Jules aura mal au ventre, à la mâchoire, Lisa aura les paupières
endolories, de ne pas avoir dormi toutes ces dernières nuits et ils se
serreront fort, si fort, qu’ils ne seront plus qu’un sur le quai.
Le train est à l’heure, Jules n’a plus aucune goutte de
salive dans la bouche. Il s’épuise à fabriquer l’arrivée de Lisa. Le TGV en
provenance de Paris gare de Lyon est annoncé voie C. Jules ne sait de quel
wagon elle sortira. Il s’est posé au centre de la rame.
Il l’a vue le premier, elle est petite, son visage comme un
scintillement dans la grisaille de ce quai un peu désert…
Je découvre peut à peu, ce maître du style de la prose poétique qu’est Franck Bouysse, certaines de ces phrases me font vibrer, j’ai envie de les partager…
…Et tout en progressant vers l’arrêt de bus, il eut le sentiment de marcher à l’envers. Il vit un train arriver et des gens descendre et d’autres monter dans des wagons. Il entendit un sifflet et il observa un couple mal assorti qui s’embrassait, qui ressemblait à ses propres parents, et alors le ciel s’effondra sur l’horloge du quai, sur les heures molles, sur des nuages de temps dégueulant de sa mémoire…
Nouvelle version un peu améliorée et surtout corrigée. Ce qui prouve quand on lit la première version qu’écrire c’est bien du travail…Voilà ça m’apprendra….
Anton prend régulièrement le TGV depuis qu’il a décidé de se présenter aux élections. Si au début il trouvait cela plaisant, surtout dans les compartiments de première classe, là franchement il n’en peut plus, il ne supporte plus. Il en devient presque agressif, au moins dans le regard. Ceux qui peuplent ces espaces de privilégiés deviennent rapidement insupportables. Lorsqu’ils entrent dans le wagon on dirait de petits généraux en campagne, entrant en conquérants sur un champ de bataille sans combattants, leurs toutes premières obsessions armés de leurs billets numériques c’est de vite prendre possession du petit périmètre de velours que la compagnie ferrée leur a provisoirement attribué. Et pendant deux heures ils occupent leur espace, ils le marquent. Tout dans leur être est une insulte à la beauté, à la vérité. Petits coqs frustrés, mais si fiers de ce pouvoir qu’ils détiennent souvent ils se répandent de la voix et du corps. A plusieurs, ils ne conversent pas, ils sont continuellement dans la parole utilitaire, leurs mots ne sentent rien, ce sont des mots droits, sortis de manuels de management, et ils les envoient sans pitié pour les pauvres oreilles de Anton qui lui s’est assis dans son fauteuil, et qui rapidement pose sa tête contre la vitre. Leurs mots sont une souffrance, ce sont des mots chiffres, remplis de courbes pour gestionnaires et dans leurs regards on sent l’inquiétude : » ai-je été entendu ? » Il faut bien exister. Faussement décontractés ils travaillent une espèce d’affalement soigné, juste pour que le costume soit légèrement froissé preuve qu’ils y étaient, eux , dans le TGV du lundi matin. Anton les regarde, et il navigue entre colère, tristesse et le dégout.
Dans quelques jours, ou semaine, je vais publier un nouveau texte, un dialogue entre la norme et la beauté… Ces deux images pour bien montrer que si écrire c’est de l’expression, littéralement faire sortir de…., c’est aussi du travail, beaucoup de travail , entre le premier jet, et le résultat. En ce qui me concerne le papier est toujours là, j »écris, je réécris, je rature, je complète, j’utilise les couleurs. Bref écrire c’est du travail….
Je réunis deux de mes maîtres, Brel et Jaurès, en publiant ce magnifique texte de Brel : « pourquoi ont-ils tué Jaurès »
Jacques Brel
Jean Jaurès
Ils étaient usés à quinze ans Ils finissaient en débutant Les douze mois s’appelaient décembre Quelle vie ont eu nos grand-parents Entre l’absinthe et les grand-messes Ils étaient vieux avant que d’être Quinze heures par jour le corps en laisse Laissent au visage un teint de cendres Oui notre Monsieur, oui notre bon MaîtrePourquoi ont-ils tué Jaurès? Pourquoi ont-ils tué Jaurès?On ne peut pas dire qu’ils furent esclaves De là à dire qu’ils ont vécu Lorsque l’on part aussi vaincu C’est dur de sortir de l’enclave Et pourtant l’espoir fleurissait Dans les rêves qui montaient aux yeux Des quelques ceux qui refusaient De ramper jusqu’à la vieillesseOui notre bon Maître, oui notre Monsieur Pourquoi ont-ils tué Jaurès?Pourquoi ont-ils tué Jaurès?Si par malheur ils survivaient C’était pour partir à la guerre C’était pour finir à la guerre Aux ordres de quelques sabreurs Qui exigeaient du bout des lèvres Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître Et ils mouraient à pleine peur Tout miséreux oui notre bon Maître Couverts de prêles oui notre MonsieurDemandez-vous belle jeunesse Le temps de l’ombre d’un souvenir Le temps du souffle d’un soupir Pourquoi ont-ils tué Jaurès? Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Quand ils parlaient de ce monde qu’il ne voulait plus, et
de celui qu’ils désiraient Fanny était la plus dure, la plus violente. C’est elle
qui a donné le ton de cette révolte, c’est elle qui bat la mesure. Elle a
longuement réfléchi à tous ces problèmes. Chez elle, à Istres, elle entend
souvent dire que l’enfant est roi. Il est peut‑être roi, mais ne gouverne qu’un
royaume corrompu, où chacun s’enferme dans une tour d’égoïsme. Elle est
écœurée, ne supporte plus de voir les adultes tricher avec elle. Ils commencent
par donner l’illusion qu’ils écoutent, puis ils finissent par prouver qu’ils
sont incapables de communiquer autrement que par des formules convenues et
inutiles. Elle voudrait les entendre dire qu’elle les fatigue, les indispose,
les dérange dans leur monde trop parfait. Ce qu’elle souhaite par-dessus tout,
c’est qu’ils cessent de jouer aux enfants, de les singer, de les caricaturer.
Ils sont ridicules, tristes à pleurer quand ils se roulent dans l’herbe,
s’éclaboussent, pour faire bien, pour faire jeune. Elle a honte. Honte d’être
cette image stupide. Non, elle ne ressemble pas à cela, elle ne ressemblera
jamais à cela. Elle n’est pas ce spectacle grotesque, elle n’est pas cet
amoncellement de niaiseries qu’on lui sert avec délectation chaque fois qu’il
est prévu de lui faire plaisir.
Fanny estime qu’il ne devrait pas y avoir de droit des
enfants. Elle les a étudiés l’année dernière avec son institutrice. Dans sa
chambre elle a affiché la déclaration des droits de l’homme. Elle connaît
l’article un par cœur. « Tous les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droit » . Au début elle ne saisissait pas ce que l’on entendait par
« les hommes ». Elle voyait des êtres humains de sexe masculin, les
mêmes dont sa mère s’affublait régulièrement. Son institutrice avait expliqué
que lorsqu’on dit les hommes, cela regroupe tous les êtres humains, masculins
ou féminins, petits ou grands, jeunes ou vieux. Nous sommes tous des êtres
humains, avait‑elle écrit sur le tableau.
Aussi Fanny ne comprenait pas pourquoi il fallait ajouter
des droits aux enfants puisqu’ils en avaient déjà. A moins que, à moins que
comme en orthographe, il n’y ait aussi des exceptions. Tous les hommes naissent
et demeurent libres et égaux en droit, sauf s’ils ont moins de dix‑huit ans…
L’autre jour elle a feuilleté le Quid et a lu ce qui concernait le droit des
enfants. Elle n’a pas tout compris, mais a ri intérieurement en découvrant que
dès l’âge de douze ans un enfant peut livrer des combats de boxe. Elle a lu
aussi qu’aux Etats‑Unis un certain Gregory Kingsley a attaqué ses parents en
justice pour obtenir le droit de s’en séparer.
C’est curieux, elle n’y avait jamais pensé. Comme ce
serait bien d’avoir le droit d’abandonner ses propres parents, de les déclarer
inaptes au service, de les répudier en quelque sorte. Pas forcément pour en
changer. Elle a en partie réussi ce travail puisque son père, enfin l’être humain
de sexe masculin qui a le plus longtemps partagé la chambre de sa belle blonde
de mère est parti. Il s’est enfui même. Il faut dire qu’elle lui rendait la vie
impossible. Elle le trouvait ridicule avec sa queue de cheval et son gros
anneau à l’oreille droite. Ridicule aussi son rire, comme si quelqu’un l’avait
chatouillé à l’aide d’un plumeau. Ridicule aussi tous ces mots : cool, super,
extra, génial, je m’éclate. Fanny, elle aurait voulu un papa Rambo. Rambo un,
c’est celui qu’elle préférait. Qu’est-ce qu’il était fort ! Elle aurait voulu
un papa qui ne fume pas n’importe quoi sous ses narines, qui ne lui impose pas
ses musiques planantes donnant envie de pleurer au plus grand des comiques.
Elle est restée avec sa mère. Gentille, sa mère, mais un peu paumée, incapable de prendre une décision. Sa mère, c’était une toxicomane du futur. On verra, on ira, on fera, un futur se transformant invariablement en conditionnel ou même en futur antérieur : « on aurait pu faire, on aurait pu aller… »
Pour terminer une journée placée sous le signe des mots… retour à mon maître absolu , Léo, et cet incroyable texte, eh basta, j’en publie ici un extrait…. Mais tout est magnifique
La solitude est une
configuration particulière du mec : une large tache d’ombre pour un soleil
littéraire
La solitude c’est encore de l’imagination
C’est le bruit d’une machine à écrire
J’aimerais autant écrire sur des oiseaux chantant dans les
matins d’hiver
J’ai rendez-vous avec les fantômes de la merde
Les jours de fête, je les maudis, cette façon de sucre d’orge
donné à sucer aux pauvres gens, et qui sont d’accord avec ça et on retournera
lundi pointer
Je vois des oranges dans ce ciel d’hiver à peine levé
Le soleil, quand ça se lève, ça ne fait même pas de bruit en
descendant de son lit. Ça ne va pas à son bureau, ni traîner Faubourg
Saint-Honoré et quand ça y traîne, dans le Faubourg, tout le monde s’en
rengorge. Tu parles ! Ni rien de ces choses banales que les hommes font qu’ils
soient de la haute ou qu’ils croupissent dans le syndicat. Le soleil, quand ça
se lève, ça fait drôlement chier les gens qui se couchent tôt le matin
Quant à ceux qui se lèvent, ils portent leur soleil avec eux,
dans leur transistor.
Le chien dort sous ma machine à écrire. Son soleil, c’est moi
Son soleil ne se couche jamais… Alors il ne dort que d’un
œil
C’est pour ça que les loups crient à la lune. Ils se trompent
de jour
Parmi mes nombreux poèmes de jeunesse, il y a en a de très longs comme celui que j’ai publié en plusieurs parties et parfois de très courts comme celui -ci écrit aussi il y a quarante ans
Ailleurs …
Parce que c’était triste sans mensonges
Il était né sur un papier qui attendra la poubelle
Il avait vécu sur une croûte de vie qu’avait produite
Anton, tête contre la vitre, en route vers l’Ouest…
Dans le compartiment, Anton
trouve une place contre la vitre. C’est ce qu’il veut : poser son front,
un peu de côté, sentir le contact de l’humide et la vibration qui finit par
entrer en lui. Dans le compartiment, il n’y a qu’un couple. Ils se regardent si
fort qu’on entend presque ce qu’ils se voudraient se dire, si lui n’était pas
là à s’emplir du dehors qui l’avale.
Beaucoup de champs immenses : c’est du maïs. Il n’aime pas le maïs, ni dans les champs, ni dans l’assiette. Aujourd’hui peu importe, à cette vitesse, avec la buée qui s’est formée sur la vitre, cette vague le prépare à la mer. S’il plisse les yeux, à presque les fermer, il ressent comme une ondulation qui le traverse. La mer est au bout, il y va, il va la voir il va savoir si elle est comme celle de ses rêves comme celle qui lui entre dans la tête les soirs quand il aime être seul, à tourner les pages de ces livres qui lui racontent ces aventures de solitaires qui un jour sont partis. Il est contre la vitre et souvient de ce roman qu’il a lu à quinze ans : « perdus dans l’Atlantique ». Sur la première page, une petite barque, deux enfants sont à l’intérieur, regards pleins d’effroi. Autour, d’immenses vagues vertes prêtes à les avaler. Il a aimé ce livre, la peur il ne la ressent pas. Il sait que c’est autre chose qui doit se passer, la peur il la connaît, elle est froide, elle noue le ventre et assèche la gorge. Elle s’entend avec le silence, avec le vide. Anton pense à la peur de la mer. Il ferme les yeux et se fabrique une tempête, avec les mots qu’il a lus, qu’il a retenus. Il vibre, ce n’est plus la vitre, c’est un frisson. La peur ? Il ne peut plus se contenter de ce mot. Seul au milieu de l’Atlantique avec des montagnes d’eau qui se déversent, ce n’est pas de la peur, c’est autre chose, cette autre chose qui se fabrique quand on les mots ont disparu, les mots les gestes qui vont avec parce que tout est inutile, la peur c’est pour les terriens pour ceux qui sont en mer, il n’y a rien, il n’y a plus rien, il le sait, il le sent.
Face au mur de l’indifférence, Eugène Mollard cherchait une ouverture…
Il ne lui était jamais rien arrivé. Rien qui puisse le
marquer. Sa vie était une ligne droite au milieu d’un paysage monotone, sous un
ciel sans nuages. Pas le moindre virage, pas le moindre relief pour accrocher
le regard. Aucun de ses sens n’était sollicité plus qu’il ne fallait. Quand il
se retournait, il ne distinguait rien. Il était atteint d’une curieuse maladie
qui aurait pu s’appeler la platitude. Ce n’était pas douloureux. Comme il ne
pouvait ni regretter, ni espérer, il finissait par s’habituer. Au commencement
d’une journée, il se levait en ignorant ce que lui réservait l’avenir proche.
Il attendait l’enchaînement des gestes mécaniques. Quand il sortait, il savait
qu’il retrouverait son chemin. Il savait qu’un grand nombre de passants lui
souhaiteraient le bonjour. » Bonjour Monsieur Mollard ». Il savait que
rien de grave n’arriverait. C’était ainsi depuis toujours. Demain, il aura
quarante ans.
Il finissait par s’habituer, mais il en souffrait. Il
aurait voulu fabriquer une histoire. Une histoire à lui, une vraie, piquante,
troublante qu’on rêve ensuite de raconter. Il aurait voulu inventer des
projets. Des projets avec virages, des projets avec des orages, des projets
pour courber cette ligne droite, insupportable. Il lui arrivait d’avoir mal, en
forçant les tiroirs de sa mémoire. Ils étaient coincés, toujours vides.
Il y avait bien quelques photos, témoignages glacés des
périodes où il s’était arrêté. Elles ne produisaient guère plus d’effets que
s’il avait feuilleté un livre d’images. Il reconnaissait ses parents sans
éprouver la moindre émotion. Il les voyait, comme deux visages rencontrés
auxquels on ne prête qu’une attention distraite. Alors, il refermait la boîte.
Il la glissait sous son lit, au milieu d’autres boîtes. Boîtes à chaussures,
boîtes à gâteaux, toutes pleines d’étranges reliques d’un autre passé.
Il vivait seul, et passait ses dimanches avec sa sœur
Justine. Elle habitait à quelques rues avec trois enfants dispensés de père. Il
ne venait pas parce qu’il était invité, il venait parce qu’il le fallait.
C’était la seule façon de garder le contact avec ce qui l’avait fait Mollard,
Mollard Eugène. Justine était sa petite sœur, de huit ans sa cadette.
Aujourd’hui comme hier, avec la patience de ces personnes qu’on imagine être
nées pour les autres, elle le supportait sans rien demander. Il observait les
enfants. Pendant de longues heures il les étudiait avec l’attention passionnée
et le regard glauque d’un entomologiste amateur. Il cherchait un indice, une
trace de ce qu’il avait été. Ils en étaient agacés. Justine réclamait leur
indulgence, mais ils ne voulaient plus dilapider leurs dimanches avec Eugène,
l’oncle un peu dérangé.
Eugène sentait cette hostilité. Persuadé d’être atteint d’une maladie rare, il se sentait persécuté et supposait que le monde entier lui en voulait. Le psychiatre qui le suivait depuis près de dix ans ne comprenait pas. Il cherchait la clé. Il aurait voulu qu’il s’agisse d’un traumatisme. Un traumatisme psychique datant de la petite enfance ayant causé des dégâts irréparables. Un tel diagnostic l’aurait rassuré sur la fiabilité de sa science. Mais Sigmund Freud n’était d’aucun secours pour Eugène Mollard. Eugène Mollard était un cas unique. Il ne pouvait entrer dans aucune des catégories prévues par les spécialistes des troubles mentaux. Aussitôt que l’on tentait de le sérier, de le caractériser, il s’échappait, il fuyait. On l’attendait au coin du désespoir, il surgissait en pleine euphorie. On le supposait haineux, aigri, on le retrouvait convivial, social, solidaire…
Cela va faire trois mois que j’ai ouvert mon blog et j’éprouve beaucoup de plaisir à partager mon amour des mots, de l’écriture, de la poésie . J’essaie depuis quelques semaines de prendre aussi le temps de déguster aussi ce que d’autres blogueuses et blogueurs partagent, et je vous propose aujourd’hui mon premier coup de cœur : https://lireditelle.wordpress.com/
Parmi les nombreux personnages de mon deuxième roman, » un voyage contre la vitre » voici Eugène Mollard, il est un peu spécial…. Je vous propose aujourd’hui le début de son portrait….
Eugène Mollard souffrait. Il souffrait de ne pas se
souvenir. Ce n’était pas de l’amnésie, les médecins l’avaient affirmé. Il ne se
rappelait rien. Sa mémoire dont le mécanisme était déréglé broyait du noir.
Eugène Mollard avait mal. Mal à l’intérieur. Mal à la vie qu’il regardait
s’enfuir, se déroulant comme une bobine de fil échappée.
Eugène Mollard approchait la quarantaine. Il ne s’en
inquiétait pas. Il ignorait la nostalgie. Il aurait quarante ans et ne les
fêterait pas. Il ne fêtait pas ses anniversaires.
Eugène Mollard était de ceux qu’on oublie après une
première rencontre. Il portait le cheveu gras et plaqué. Sa personne entière
était imprégnée de mollesse moite. Il n’utilisait pas sa grande taille. Il en
était embarrassé, étonné même. Son visage était un florilège de défauts
exagérés. Tous les ingrédients étaient réunis pour qu’il se transforme en
caricature. On ne pouvait pas parler de laideur, c’eût été lui attribuer un
signe particulier qu’on est capable de retenir. Il était pâle, sans aucune
force dans les traits, comme s’il ne s’agissait que d’une simple esquisse. Son
regard semblait attendre. Le moindre de ses enthousiasmes optiques était stoppé
dans son élan par deux épais verres pour myopes. Certaines personnes se
découvrent une nouvelle élégance grâce aux lunettes. Eugène en était affublé.
Il s’agissait d’un poids supplémentaire qu’il encombrait de sparadraps. Il
avait la peau fragile et ses montures l’écorchaient.
Sur le plan vestimentaire, il vouait un véritable culte
aux sous‑pulls en acrylique. Il ne choisissait pas les couleurs et n’éprouvait
aucune appréhension à assortir un mauve vinasse à un bleu patriotique. Il
portait des mocassins à boucle, et en toutes saisons ne sortait jamais sans un
vêtement de pluie, roulé en boule autour du ventre, comme une ceinture
abdominale.
Depuis dix‑sept ans, il exerçait les fonctions d’aide‑comptable
dans une charcuterie industrielle de la banlieue de Bourges. Il ne prenait
aucun plaisir dans son travail, accomplissant sa tâche avec application, ne
posant aucune question. Il ne cherchait pas à s’élever dans la hiérarchie. Il
ne jugeait pas ses journées monotones et ignorait les sens du verbe répéter
(répéter : « dire ce qu’on a déjà dit », « refaire ce qu’on a déjà
fait ») …
Chaque jour, il avait besoin de quelques minutes pour
découvrir ce qu’il avait abandonné la veille. Il ne redisait pas, il disait. Il
ne refaisait pas, il faisait. Pour ne rien oublier, même s’il n’était
qu’opérateur de saisie, il était devenu un maniaque des pense bête. Ce qui lui
avait valu le surnom de « post‑it ».
Julien à Paris, était le plus vieil internaute du groupe
Son école fut l’une de premières à être connectée au réseau. L’image du village
planétaire l’avait enthousiasmé et il avait cherché une colo informatique.
Autant Boris était discret, secret même, autant Julien était un véritable
moulin à paroles. Il ne pouvait rester plus de trois minutes sans rien dire. Il
parlait tout le temps. Parler était chez lui une deuxième respiration.
Lorsqu’il était seul, et qu’il pensait, c’était à voix haute, pour mieux se
comprendre expliquait‑il. Chez lui, tout le monde était bavard, tout le monde
était exubérant. Ses parents étaient forains. C’était une famille unie, sans
histoire apparente. On avait acheté un microordinateur pour la comptabilité du
commerce, pour être plus moderne. Mais le soir, au moment de s’y intéresser, le
père s’endormait et la mère sortait ses cahiers Héraclès. Elle s’y mettrait, un
jour, mais pour l’instant ça fonctionnait bien, alors… Julien n’avait aucune
difficulté à jouir du matériel autant qu’il le désirait. Ses frères et sœurs
étaient jeunes, et il n’avait qu’à les installer devant la télévision pour être
tranquille durant de longues heures.
Il était le seul du groupe à disposer d’une adresse
électronique avant le début du séjour. Cette supériorité aurait pu lui donner
un privilège sur les autres, mais il n’a pas su ou voulu en profiter. Il est
comme ça Julien, il donne l’impression de ne pas attacher d’importance à sa
propre réussite, on le croirait indifférent voire fumiste. Il est tout
simplement d’une telle générosité, d’une telle simplicité qu’il se sent gêné
lorsqu’il est le premier. Il souffre quand les autres ne réussissent pas. Et
s’il parle beaucoup, cela ne gêne personne tant sa présence est une assurance
contre l’ennui et la morosité.
Je termine aujourd’hui la publication de ce très long texte, commis il y a plus de quarante ans et auquel j’avais donné le titre ronflant de » Avant que ne meurent les victoires écorchées… »
Avant que ne meurent les victoires écorchées
Avant que ne s’entendent les discours du hasard
Tu regardes
Pour savoir
Pour l’espoir
Dans la foule pas un qui ne bouge
Pas un qui ne songe à remuer son poids de graisse
Alphabétique
Pas un qui n’oublie son anonymat
Pas un qui n’épèle son nom
Pas un pour croire qu’il y autre chose
Au dessus d’eux
Pas un qui n’ait un visage qui se reconnaît
Parce que tous attendent le lendemain
Qui suivra leur journée d’adoption
Qui passe en les tuant
Par paquets de minutes
Qu’ils ont volés à la pendule de ceux qui veulent pas
Mais qui sont morts
Pour l’instant ils ne marchent pas
Ils avancent
Mécaniques amnésiques
D’un mot qui revient
Sur toutes les lèvres pincées
Des ceux qu’on dit gagnants
Alors toi t’as plus que tes amis
Derrière d’autres fenêtres
Alors tu te dis que les leurs vont s’ouvrir
Et t’entends déjà le frémissement d’une autre foule
La foule aux visages ouverts
Alors tu joues une dernière fois à perdre l’espoir
Les souvenirs, d’ailleurs, c’est du présent discutable. On est hier, toujours Moi, je vivais demain et ça fabriquait les malentendus Un artiste vit toujours demain, sinon il est fait pour l’usine À l’usine, le présent, c’est un cadeau quotidien, incessant, fatigant, dégueulasse
Armand n’aime pas le sport. Armand n’aime pas les
émissions pour la jeunesse à la télé. Armand n’invite jamais de copains de son
âge à la maison, pas plus qu’il ne se rend chez les autres. Armand ne prend
jamais de fous rires. Armand ne se sert jamais une deuxième part de frites.
Armand n’aime pas les récréations trop longues et souffre quand il faut aller à
la piscine. Armand n’est ni matheux, ni littéraire, il ne préfère et ne déteste
ni l’un, ni l’autre. Armand aime apprendre mais il n’aime pas l’école parce
qu’on passe trop de temps à répéter les mêmes choses et surtout à apprendre ce
qu’il ne faut pas savoir. Armand aime parler avec son père, rire avec sa mère.
Armand n’aime pas poser des questions inutiles et répugne encore plus qu’on lui
en pose des stupides : »qu’est-ce que tu voudras faire quand tu seras plus
grand ? » Armand aime quand il pleut, et préfère contempler un vieux
remorqueur rouillé plutôt qu’un hors‑bord flambant neuf. Armand, c’est un peu
tout cela, c’est aussi tout ce que Marc ne sait pas et ne veut pas savoir.
Je poursuis dans ma série de portraits, de tous ces petits personnages de mon deuxième roman, écrit il y a un peu plus de vingt ans…
Le désordre : tout ce que le père de Jacques ne supporte pas…
A Villeurbanne, Jacques est celui qui a le plus de mal à
négocier l’utilisation régulière de l’ordinateur. Chez lui, les principes
règnent en maître et de règlement en règlements, la vie devient une annexe du
code civil. C’est tout juste si son père n’a pas installé une pointeuse pour
vérifier que le temps passé par chacun ne dépasse pas les limites imparties. Il
est professeur de mathématiques au lycée du Parc et s’il est quelqu’un de
cultivé, d’intéressant à écouter, il est d’une telle sévérité avec l’ensemble
de sa famille que les journées où il est absent ont la saveur du fruit défendu
qu’on peut enfin croquer.
Tout est codifié, tout doit se prévoir. Il est
intolérable, inconcevable que surviennent des événements inattendus. Jacques
souffre de ce délire organisationnel, car il a plutôt hérité du caractère
maternel. Il est spontané, affectif, poétique. Mais il ne peut plus se réfugier
auprès d’elle. Il y deux ans un cancer de la thyroïde l’a fauchée à l’aube de
la quarantaine. Son père n’a pas pleuré. Il n’a versé aucune larme extérieure
et Jacques lui en veut. Depuis, la vie est devenue un enfer. Ses deux frères,
plus âgés, se sont murés dans le silence imposée par le respect de la parole
paternelle. On devine qu’il subsiste un peu d’amour en réserve dans cette
famille, mais il ne se contente que de rôder aux portes de chacun. Depuis la
mort de la mère les baisers n’ont plus le droit de séjour et les quatre hommes
partagent une existence pleine de raideur. Une journée à la maison rappelle les
cours de mathématiques du papa professeur. Tout est rationnel, structuré, pas
un mot de trop ne doit être prononcé. L’atmosphère est tendue, les repas pris
en commun sont aussi animés qu’un cours de géométrie euclidienne. Les trois
fils ont été stupéfaits quand avant l’été, leur père a annoncé son intention
d’acquérir un ordinateur. Ils se sont bien gardés de s’enthousiasmer
inutilement, se doutant bien des arrière-pensées pédagogiques. Il s’attendait
surtout à voir naître un règlement supplémentaire. Ils ne se trompaient pas.
« Evidemment, je ne veux aucun jeu sur cet appareil.
Il vous servira essentiellement de traitement de texte. Vous ne l’utiliserez
qu’une heure par jour et à l’unique condition que vos devoirs soient terminés.
Et justes ! Si j’ai choisi de prendre un abonnement d’essai à Internet c’est
surtout pour poursuivre mes recherches. Vous pourrez essayer aussi mais le
montant des communications sera déduit de votre argent de poche… »
Je vais finalement créer une nouvelle rubrique que j’appellerai « Portraits » , en effet en relisant mes anciens manuscrits, notamment celui de mon deuxième roman, je découvre tout une série de portraits. Après Marc, Armand, voici Boris…
Boris n’est pas bavard. Il ne l’a jamais été. A tel point
qu’il y a quelques années il avait intercepté un conciliabule familial le
concernant, où l’on évoquait, bouche en cul de poule, le syndrome de l’autisme.
Le mot était prononcé à voix basse, comme s’agissant d’une de ces vulgarités
populeuses nécessitant un lavement de bouche à celui qui a osé le prononcer.
C’était sa maîtresse du cours préparatoire, une hystérique en cours de
fabrication, chantant à tout propos, qui avait alerté sa pauvre mère. Stupide !
S’il ne parlait pas à voix haute, c’est qu’il n’y prenait aucun plaisir. Ce qu’il
préférait, c’était la musique. Elle lui emplissait la tête et alors il
partait…
Boris est prêt, il est très méticuleux. Maniaque presque,
il note tout. Il codifie. Il a fabriqué un organigramme à partir d’étiquettes
de différentes couleurs. Il est le plus inquiet aussi. Il a peur des grains de
sable et n’imagine pas qu’un tel projet puisse être conduit à terme. Il s’est
préparé à l’échec total, humiliant. Alors, il hésite, a quelques réticences,
n’aurait pas voulu aller si loin.
Contrairement aux autres il a peu à reprocher aux adultes.
Il les ignore, vit sans eux, ne cherche pas à s’opposer puisqu’ils lui laissent
suffisamment d’espaces libres. Il est fou de son instituteur. Cela le rend
triste de devoir le mêler à cette aventure. Il est tellement juste, tellement
vrai. Il est le seul à ne pas lui reprocher ses longs silences. Il le respecte.
Ce qui l’a finalement convaincu cet été, c’est le mépris quasi général ( il y a
cinq exceptions ) qu’il porte aux autres, à ceux de son âge. Ceux qui sonnent
creux. Ceux qui ricanent lorsqu’il avoue pleurer en écoutant Brahms. Ceux qui
prétendent écouter de la musique alors qu’ils n’emmagasinent que des
borborygmes publicitaires. Boris est prêt…
La Tristesse a jeté ses feux rue d’ Amsterdam Dans les yeux d’une fille accrochée aux pavés Les gens qui s’en allaient dans ce Paris de flamme Ne la regardaient plus, elle s’était pavée La Tristesse a changé d’hôtel et vit en face Et la rue renversée dans ses yeux du malheur Ne sait plus par quel bout se prendre et puis se casse Au bout du boulevard comme un delta majeur
La Tristesse…
C’est un chat étendu comme un drap sur la route C’est ce vieux qui s’en va doucement se casser C’est la peur de t’ entendre aux frontières du doute C’est la mélancolie qu’a pris quelques années C’est le chant du silence emprunté à l’automne C’est les feuilles chaussant leurs lunettes d’hiver C’est un chagrin passé qui prend le téléphone C’est une flaque d’eau qui se prend pour la mer
La Tristesse…
La Tristesse a passé la main et court encore On la voit quelquefois traîner dans le quartier Ou prendre ses quartiers de joie dans le drugstore Où meurent des idées découpées en quartiers La Tristesse a planqué tes yeux dans les étoiles Et te mêle au silence étoilé des années Dont le regard lumière est voilé de ces voiles Dont tu t’en vas drapant ton destin constellé
La Tristesse…
C’est cet enfant perdu au bout de mes caresses C’est le sang de la terre avorté cette nuit C’est le bruit de mes pas quand marche ta détresse Et c’est l’imaginaire au coin de la folie C’est ta gorge en allée de ce foulard de soie C’est un soleil bâtard bon pour les rayons » X « C’est la pension pour Un dans un caveau pour trois C’est un espoir perdu qui se cherche un préfixe