Photo prise au musée des phares et balise au phare le Creac’h
Jean-Pierre Abraham 1936-2003 a déjà publié « le vent » lorsqu’il suit la formation de gardien de 1960 à 1962. Il est nommé chef de phare à Ar-Men réputé comme un des phares les plus dangereux. Il y exerce pendant trois ans le double métier de gardien et d’écrivain. Il y écrit Armen un magnifique récit autobiographique…
Je pars demain pour une semaine, sur l’Ile d’Ouessant. J’y ferai le plein d’air, de vents, d’embruns, de sensations salées , d’images tourmentées…Mon blog sera donc à marée basse, pour une petite semaine. Et à mon retour plein de nouveautés, à publier…..
Avant de publier les derniers épisodes de cette nouvelle, je vous propose de relire en une seule fois , les 11 parties que j’ai déjà publiées. Histoire de se remettre dans l’ambiance…..
Ce mercredi matin, comme tous les
mercredi matin, c’est le conseil des ministres. L’ordre du jour est fixé un peu
avant, avec le premier ministre : jamais de grandes surprises, les communications
des uns et des autres, des nominations. Bref la routine républicaine. Tous les mercredis matins tout le pouvoir
exécutif se retrouve pendant une heure mais personne n’y prête attention, c’est
ainsi depuis longtemps.
Ce jour-là, pourtant le premier
ministre a bien remarqué que le président n’était pas comme d’habitude. C’est
simple on aurait dit qu’il était heureux, détendu. Bref de bonne humeur, avec
un sourire permanent non pas au bord des lèvres mais au milieu de tout le
visage. Pour quelqu’un d’autre que le président de la république ce sourire
serait plutôt un bon signe, mais brandir à quelques minutes du conseil des
ministres une telle décontraction avait de quoi interroger le locataire de
Matignon.
Rejoignant ses principaux
conseillers, Il a fait part de son inquiétude, de son étonnement. Et chacun de
se perdre en conjectures, en hypothèses, chacun s’escrimant à chercher dans les
jours précédents, des signes, politiques ou pas, qui pourraient expliquer
pourquoi en ce mercredi 8 juillet à quelques minutes d’un conseil des ministres
le président pouvait sourire.
Les conseillers sont réunis
autour d’une table au plateau de verre. Tous ont les ongles rongés, ils
tiennent leurs stylos d’une curieuse manière. La main tenant le stylo forme un
angle fermé vers le poignet, le bras venant se poser en haut de la feuille afin
que même en gribouillant, l’ensemble de la page soit visible, ce qui oblige
quand même à une contorsion un peu curieuse. Ceci dit cette simple posture en
dit long sur ce qui se passe dans ces cabinets et aujourd’hui plus que jamais,
les esprits cherchent à comprendre.
La difficulté c’est que personne
n’est en mesure de mobiliser pour affiner sa pensée une des matrices d’analyse
qu’aurait pu proposer l’usine à fabriquer des conseillers : sciences po,
HEC, ENA… Les données du problème sont pourtant simples : le conseil des
ministres va se réunir dans quelques minutes pour traiter comme chaque semaine
de problèmes importants : importants pour la France, pour le gouvernement,
pour le parti, bref importants. Le
conseil des ministres sera et devra comme toujours être sérieux mais, et c’est
l’autre donnée du problème et non des moindres : le président ce matin a souri, pire le
premier ministre prétend qu’il l’a senti heureux et détendu.
Que se passe-t-il ? Que
va-t-il se passer si on apprend dans les médias qu’alors que le chômage ne
cesse d’augmenter, que la situation internationale est gravissime que le
président de la république sourit ? C’est grave ! Il faut réagir !
Il faut, à défaut de comprendre, envisager tous les scénarios possibles et
préparer toutes les réponses politiques appropriées.
Le débat n’est pas animé – il ne
l’est jamais d’ailleurs- chacun surveillant l’autre, évitant de se dévoiler, de
proposer des analyses pertinentes ; le risque étant de se les faire
« piquer » par plus ancien que soi, plus en cours que soi… Bref ça
cogite, mais avec pédale sur le frein ce qui arrange tout le monde parce que
finalement il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent ;
Le conseil des ministres débute à
11 h 00. Tous les ministres sont tendus,
les mâchoires serrées, ils sont évidemment au courant que le président a souri
ce matin. Leurs conseillers politiques ont pondu de petites notes synthétiques
pour tenter d’expliquer ce sourire et surtout envisager toutes les
conséquences.
Le président de la République
prend la parole. Avant qu’il ne prononce le premier mot, tout le monde voit
bien qu’il sourit.
« Monsieur le Premier ministre,
mesdames et messieurs les ministres, je suppose, évidemment que toutes et tous
l’ont remarqué : je souris ! Oui depuis ce matin je souris. Vous
pouvez le constater par vous-même : c’est un beau, un large, un vrai
sourire, un sourire à belles dents.
C’est un sourire qui exprime du
bonheur, pas un de ces sourires dont nous pouvons être coutumiers en
politique : sourire généralement sarcastique, carnassier, sourire dont on
use et abuse surtout face à ses adversaires. Parfois, vous le savez aussi bien
que moi le sourire annonce le rire, souvent un rire entendu, bref, celui qu’on
utilise pour montrer qu’on est encore sensible à l’humour, aux bonnes blagues,
qui nous rendent plus sympathiques, enfin le pense t’on…Et bien mes chers amis
ce n’est aucun de ces sourires qui m’illuminent. C’est bien autre chose et je
vais vous le dire, je vais vous le raconter.
Je souris parce que je suis
heureux. Je suis heureux, parce que ce matin, me promenant dans le parc, j’ai
été touché par la lumière du soleil encore bas à travers les feuillages, par la
fraîcheur persistante de la nuit qui a instantanément éliminé la migraine qui
m’a empoisonné la nuit.
Ce sera à certains de sourire, à
présent, de la futilité de ce bonheur, d’autres penseront ou diront que je suis
fatigué, et que cet épuisement me rend sensible, vulnérable. Et là mes amis, je
souris encore. Je souris encore parce que ces petites choses simples auquel il
faudrait que j’ajoute le sifflement d’un merle, se sont imposées comme une
évidence, une nécessité. Nous devons et c’est urgent cesser de nous comporter
comme des êtres inaccessibles, insensibles, intouchables, infaillibles.
Mes chers amis j’ai décidé que
nous devions aujourd’hui ne pas traiter cet insupportable ordre du jour. De
toute façon tout est déjà décidé et engagé. Nos pâles conseillers de cabinets
s’occuperont de donner du corps, de la réalité à ces différents points. Ce que
je vais vous proposer c’est de prendre un autocar qui nous attend dans la cour
de l’Elysée et de nous échapper assez loin de Paris pour ne point en entendre
la rumeur. Nous irons marcher en silence
quelques heures, et chacun d’entre vous devra retrouver un sourire, un vrai
sourire, simple naturel ».
Sur tous les visages ministériels
on lit de l’étonnement, mais toujours un peu d’inquiétude et quelques-uns
sourient, eux aussi. Le premier ministre ose timidement un : « mais
Monsieur le Président… ». Ce à quoi ce dernier répond l’index tendu devant
la bouche : « chut écoutez … »
La grande fenêtre est ouverte, on
entend des chants d’oiseaux et le bruissement des feuilles qu’un petit vent
agite
L’autocar n’a pu se garer devant le
perron de l’Elysée, l’entrée est trop étroite. Il est stationné devant l’entrée
principale rue du Faubourg Saint Honoré.
Le Président de la République
s’est levé le premier, et avec une joie non dissimulée dans la voix, comme un
enfant tout heureux du tour qu’il est en train de jouer à ses camarades, il
lance à toutes et à tous un tonitruant : « allez suivez-moi, on y
va ! »
Ce n’est plus l’étonnement qu’on
lit sur les visages des ministres, surtout chez le premier d’entre eux, cette
fois ci c’est bien de l’inquiétude, chez certains c’est même de la peur. D’autres, peut-être les plus intimes se
retiennent pour ne pas rire, essayant de se persuader qu’il doit s’agir d’une
plaisanterie. Quelques-uns, les plus jeunes, semblent prêts, eux, à lui
emboîter le pas, émoustillés de cette situation pour le moins cocasse.
Le président est maintenant debout près de la porte, on n’entend plus qu’un brouhaha et le frottement des chaises un peu lourdes qu’on tire pour s’extirper de cette longue table un peu sinistre. Les huissiers ont le visage fermé. L’un d’entre eux ne peut dissimuler une réelle envie de rire. Les ministres baissent les yeux et viennent de comprendre : le président n’a pas ses habituelles chaussures noires, mais de magnifiques baskets aux couleurs fluos, véritables provocations pour les teintes sinistres, un peu délavées, qui emplissent cet espace de pouvoir depuis tant d’années. Il ouvre lui-même la porte, se retourne et comme un animateur de colonie de vacances, donne les explications, plutôt les consignes.
« Mes chers amis, ne vous inquiétez pas, j’ai tout prévu, dans l’autocar qui nous attend devant la grille de l’Elysée, il y a un tout un assortiment de baskets, comme les miennes, avec toutes les pointures, je n’imaginais pas que vous puissiez faire quelques pas en forêt en escarpins et souliers vernis. Vous allez laisser vos dossiers ici, à votre place, sur la table et vos dévoués conseillers s’empresseront de les récupérer dès que l’autocar aura démarré. Justement : j’allais oublier deux choses essentielles, aucun conseiller ne nous accompagne, évidemment. Deux motards nous ouvriront la route et le chauffeur qui est un habitué des voyages scolaires a promis de nous emmener dans un endroit tranquille, où, et c’est la deuxième chose nous pique niquerons. Un repas tiré du sac…Nous allons maintenant sortir calmement, bien groupé, pour ne pas perdre de temps. Des dispositions ont été prises pour qu’aucun journaliste ne soit ni devant le perron, ni devant la grille. De toute façon aujourd’hui c’était un conseil des ministres ordinaire, sans intérêt pour les chaînes d’infos. Quand je parle de disposition prise je veux dire que pour éloigner tous ces pseudos journalistes je me suis débrouillé pour allumer, comment dire un contre feu, dont je vous parlerai au micro dès que nous aurons quitté la ville. J’espère que personne n’est malade en autocar. Des questions ? «
Des questions, des questions, il
en a de bonne notre président pense à ne pas en douter la moitié des ministres,
on en aurait une bonne dizaine à lui poser, et à commencer évidemment par
pourquoi ? On veut bien se détendre, c’est une bonne idée, on veut bien
rester dans la dynamique du sourire, cela nous fera du bien à tous, mais de là
à monter sans nos conseillers dans un autocar, enfiler des baskets ridicules
pour manger chips et sandwichs au jambon il y a quand même un gouffre.
L’un d’entre eux, un des plus jeunes, exceptionnellement invité aujourd’hui, parce qu’il n’est que secrétaire d’état, pour évoquer un projet de loi qui doit être déposé à la rentrée, est le seul à oser prendre la parole
« Euh monsieur le président, c’est surprise surprise, elles sont où les caméras ? »
Le président visiblement pressé de sortir de la salle lui répond calmement.
« Oui mon petit Jacques, pour une surprise, c’est une surprise et vous allez voir ce n’est pas fini ! Allez on a déjà assez perdu de temps puisqu’il n’y a plus de questions, , en avant les enfants ! «
Il est onze heures trente : président
en tête, c’est une troupe d’une trentaine de ministres, la parité est parfaite,
qui s’engage dans l’allé qui conduit jusqu’à la grille ou les portes de
l’autocar sont déjà ouvertes.
Le président marche d’un bon pas,
il faut dire qu’il est chaussé pour. Beaucoup, surtout les femmes sont en train
de se dire que si au moins on avait été prévenu on aurait évité les tailleurs,
et autres tenues plus adéquates pour répondre aux questions au gouvernement que
pour aller batifoler en forêt.
Certains espèrent en silence
qu’il aura pensé aux tenues qui iront avec les baskets. Il sera bien temps de
lui poser la question quand on sera monté dans l’autocar.
Le premier ministre est pâle,
transparent : il vient à l’instant de prendre conscience qu’ils vont sécher
la séance des questions au gouvernement tout à l’heure. Il faut qu’il en parle
au président : ce n’est pas possible, ce sera une catastrophe politique
d’une ampleur inégalée. Cela ne s’est jamais vu. Il faut qu’il prévienne son
directeur de cabinet, il faut déclencher une espèce de plan Orsec…. Vite
envoyer un texto…
Un texto…
La petite troupe, est maintenant
agglutinée devant la porte du bus, c’est amusant mais certains semblent
impatients, ils jouent mêmes des coudes pour grimper dans le bus mais là ils
sont ralentis : le président est en
haut des marches il tient un grand sac à la main et le regard teinté d’une
espèce de sévérité bienveillante, il demande à chacun de poser à l’intérieur du
sac son ou ses portables. On comprend au
ton qui est le sien et à son regard qu’il ne sera pas possible de tricher ou de
dissimuler, alors chacun s’exécute avec peu d’enthousiasme il faut bien en
convenir.
Le premier ministre qui est le
dernier de la troupe a compris ce qui se passait et s’empresse de sortir son smartphone
pour dans les quelques secondes qui lui restent tenter d’envoyer un texto
suffisamment clair pour que son directeur de cabinet puisse prendre toutes les
dispositions nécessaires. C’est à cet instant et à cet instant seulement que
Pierre – Pierre est le premier ministre – ose s’autoriser à envisager que le
Président a peut-être perdu la tête ; Il commence à taper frénétiquement
sur son clavier quand il entend la voix du président un peu irritée qui lui
dit :
Pierre, je te vois, ton portable s’il te plait,
allez tout de suite, tu le fais passer et je le récupère !
Mais monsieur le Président, c’est impossible,
comment on va faire cet après-midi…L’assemblée…
Pas de mais mon petit Pierre, je te rappelle que
nous sommes encore officiellement en conseil des ministres. Je maitrise l’ordre
du jour et je te rappelle aussi que la constitution précise que c’est le
président de la république qui nomme le premier ministre.
Mais monsieur le président
Pas de mais Pierre, si ton portable ne me
parvient pas instantanément tu n’es plus premier ministre
Bien Monsieur le Président
Pierre puisque c’est ainsi que
nous l’appellerons à présent s’exécute ; le brouhaha s’est atténué, c’est
le silence maintenant qui devient plus pesant.
Tous les ministres sont montés,
ils se sont installés, certains, ont déjà pris les place du fond (les vieux
réflexes ne disparaissent pas même lorsqu’on est ministre ).
Le président est devant à côté du
chauffeur, il a pris le micro, l’autocar démarre…
Le président, a le micro posé en
bas du menton, il est debout et tousse un peu. On ne saurait dire de quelle
nature est cette toux, et ce d’autant plus que le sourire de tout à l’heure a
disparu. Il jette un coup d’œil à sa petite troupe.
Ils sont tous là à attendre qu’il veuille bien commencer. Tous, enfin, si on ne tient pas compte des cinq ministres qui se sont encastrés au fond de l’autobus et qui sont complètement entrés dans le jeu. En quelques minutes ils ont oublié le conseil des ministres, la tension, ils sont au fond d’un autobus et ils chahutent. Ils chahutent comme des adolescents, heureux de se retrouver dans l’intimité de ce fond de car, ce fond objet de tous les fantasmes, objet de toutes les convoitises. Combien de souvenirs de voyages scolaires ne se résument qu’à ce combat gagné ou perdu, avec ses proches ou celles qu’on rêve d’effleurer, pour gagner le fond du bus.
Evidemment le président les a
repérés, il sait qu’ils seront ses alliés, mais la limite entre le chahut et
l’impertinence est très légère.
Il tousse encore et réclame un
peu d’attention ;
« On m’écoute dans le fond
s’il vous plait… »
Et dans le fond, les ministres de
la justice, de l’industrie, de la santé, de l’outre-mer et des universités
pouffent comme de joyeux étudiants.
Le premier ministre, Pierre, occupe un des deux sièges les plus proches du chauffeur. Il ne plaisante pas, il ne sourit pas, et pour être complètement sincère il commence même à être excédé. Contrairement à tous ses collègues, il n’a pas encore essayé les fameuses paires de baskets, il y en a sur tous les sièges, on les examine, certains les reniflent même, pour être certains qu’elles sont neuves, qu’elles n’ont jamais été portées. Les pointures ont été disposées un peu au hasard, alors on se les fait passer d’un siège à un autre, les escarpins encombrent l’allée centrale. La ministre de l’économie les a enfilés et elle fait quelques pas, quelques-uns sifflotent, d’autres rient. Finalement on a le sentiment que tout le monde est détendu. Sauf le premier ministre bien entendu et le ministre chargé des relations avec le parlement. Ces deux-là s’envoient des signes qui en disent long sur le jugement qu’ils portent sur la situation
Le président s’est éclairci la
voix : il a même retrouvé le sourire
« Mes chers amis, je vous
dois désormais quelques explications. Maintenant que la plupart d’entre vous
semble avoir pris leur marque et surtout leur chaussures…. Il est temps que
vous compreniez ce qui se passe, ce qui est en train de se passer. L’autocar
vient de démarrer et nous allons nous rendre dans une forêt que je connais bien
et soyez très attentif : là-bas j’ai décidé de vous perdre… »
Même les dissipés du fond se sont
tus, la plupart pensent avoir mal entendu ou mal compris, mais le président
continue.
« Vous avez bien entendu,
vous êtes monté dans cet autocar, et nous allons dans deux heures environ nous
garer à un endroit un peu à l’écart de tout, vous prendrez votre petit sac de
pique-nique, nous marcherons ensemble pendant une trentaine de minutes, nous
nous enfoncerons au plus profond de cette forêt avec le chauffeur qui la
connait parfaitement, et là nous vous perdrons, je vous perdrai. Il arrivera un
moment où vous ne me verrez plus, j’ai repéré l’endroit, vous verrez c’est un
peu épais, très impressionnant et là vous serez perdu… »
Le premier Ministre a compris,
cette fois ci il n’y a plus aucun doute le président, son président est devenu
fou. Il faut qu’il fasse, qu’il tente quelque chose. Il est encore temps….
Il n’est pas très grand,
contrairement au président qui lui est un grand gaillard, mais il va le
ceinturer le forcer à s’asseoir calmement, reprendre le micro et mettre un
terme à cette mascarade. Il est encore possible d’arriver à temps pour la
séance des questions au gouvernement.
Les perdre dans la forêt, avec
leur petit sac de pique-nique et leurs baskets ! Non mais franchement on
se croirait dans une série parodique et délirante dont le seul objectif est de
se moquer toujours un peu plus de nos gouvernants !
Il a presque envie de rire
tellement la situation lui semble surréaliste : le président est encore
debout à expliquer en long, en large, et en travers, s qu’il va les perdre,
comme s’il s’agissait de tous ses petits-enfants… Grotesque…
Pierre, le premier ministre s’est
levé presque calmement, on dirait même qu’il y a de la tendresse dans son
geste, sa main tendue vers le président pour lui demander le micro. Il n’a pas
le temps d’ouvrir la bouche que sa tête éclate comme une pastèque.
Il vient de prendre une balle en
pleine tête….
La France n’a plus de premier ministre.
Il a perdu la tête.
Perdu n’est d’ailleurs pas le mot
approprié pour qualifier ce qui vient de se produire. La tête du premier
ministre, puisque c’est de cela dont il s’agit a littéralement éclaté. C’est le
jeune secrétaire d’état, exceptionnellement invité aujourd’hui qui a tiré. Jean
Marc Dourcet puisque c’est de lui dont il s’agit est à quelques mètres
seulement son arme toujours pointée, dans le cas, fort peu probable d’ailleurs,
où un courageux essaierait à son tour de maitriser le président.
Ce dernier tient toujours
fermement le micro la main, le coup de feu l’a interrompu et il semble
contrarié.
« C’est dommage pour Pierre,
c’était quelqu’un de bien. Mais vous le savez je n’aime pas trop être
interrompu quand je souhaite parler. Merci mon petit Jacques. Il faudrait
peut-être que je vous nomme premier ministre. Enfin on n’en est pas encore
là »
Jean Marc, le secrétaire d’état
au sport est très calme. Il faut dire qu’il fait partie de ces personnalités de
la société civile que le président a souhaité intégrer dans son gouvernement.
C’est un ancien champion olympique de tir au pistolet. Le premier ministre n’était pas des plus
enthousiastes mais le président a insisté, mettant en avant les qualités de concentration
de cet homme.
Dans le fond de l’Autobus, les
potaches n’ont plus du tout mais alors plus du tout envie de plaisanter. Le
plus difficile est de comprendre, de mettre en place au plus vite tous les
mécanismes intellectuels pour analyser la situation. Tout est tellement
inattendu. En silence, chacun cherche, ces derniers jours, ces dernières
semaines ce qui a pu se passer, chacun essaie de se souvenir, un indice,
quelque chose qui leur permettrait de comprendre ce qui est en train de se
passer. Mais rien, c’est le néant pour chacun. Tous prennent conscience à cet
instant précis qu’ils ne prêtent aucune attention aux autres. Quand ils se
regardent c’est pour se surveiller, identifier un éventuel signe de faiblesse.
Tous à cet instant comprennent que ce qu’ils n’ont pas vu c’est à quel point le
président n’en pouvait plus, était épuisé. Par contre tous savent que le
président ne supportait plus son premier ministre, son arrogance, sa froideur,
son intelligence purement mécanique. Tous savent qu’il ne l’a pas choisi pour
ses qualités humaines, pour sa capacité à le compléter, à le réguler, non il
l’a choisi par calcul politique. Tous le savent mais personne ne le dit. Tout
est calcul.
Le président tapote à nouveau sur
le micro : il va parler. Il s’éclaircit la voix. Ce sont les premiers mots
depuis le coup de feu, ils brisent le silence…
« Bien, tout cela est
embêtant. Je ne voulais pas changer de premier ministre, pas encore, pas tout
de suite, mais là convenons en tous, je ne vais plus trop avoir le choix. Mais
ce n’est pas le plus important, c’est dommage bien sûr ! Certains
trouveront même que c’est triste, que c’est grave, mais croyez-moi ce qui vient
de se passer n’est pas de nature à me faire changer d’avis. Et puis, après tout
soyez honnêtes, tout le monde détestait Pierre. Je vois bien dans vos regards
que personne ne le regrette. Vous le savez comme moi, en politique on apprend
tellement à lire dans le regard des autres que je peux vous dire, simplement en
vous observant, que la plupart d’entre vous sont déjà entrés dans le calcul, se
disant probablement : pourquoi pas moi ? Et maintenant je sais, je
suis absolument certain que personne ne parlera, que personne n’expliquera ce
qui s’est passé dans le huis clos de cet autocar. »
Certains, surtout dans le fond de
l’autocar, fidèles à leurs habitudes de groupies ont déjà oublié la tête qui a
roulé et dodelinent la leur à chaque phrase du président afin qu’il comprenne
bien que l’incident est clos, qu’ils sont à nouveau avec lui. Il y en a bien un
ou deux qui ont le regard effaré, mais le président les connait suffisamment
pour savoir sur quelles cordes il faudra appuyer.
Le président n’a pas lâché le
micro : il poursuit
Après cette interruption
fâcheuse, je reprends mon propos. Mes amis c’est simple j’en ai marre, je n’en
peux plus. Je n’en peux plus de ce que nous sommes. Je n’en peux plus de ce que
nous donnons à voir. Je n’en peux plus de ces grappes de conseillers qui nous
collent comme des mouches, qui ne sont là que pour servir leur propre
intérêt. Je n’ai pas changé d’avis, je
veux qu’on redevienne des êtres humains, je veux que vous retrouviez le sens
des émotions, je veux que vous preniez seuls des décisions, sans conseil. Alors
je le maintiens nous irons dans cette forêt et je vous perdrai. Je veux que
vous sachiez pourquoi je veux que vous vous perdiez !
Le calme s’est installé dans
l’autocar, le président s’est assis, on dirait même qu’il s’est assoupi. C’est
le jeune secrétaire d’état, auteur du tir, qui a ramassé la tête, enfin ce qui
était autrefois une tête pour la glisser tranquillement dans un sac de sport.
Il a même trouvé de quoi nettoyer. Le corps décapité du premier ministre est
resté sur son siège.
La circulation est de plus en
plus fluide. Par petits groupes, les membres du gouvernement échangent,
certains ont revêtu avec les fameuses baskets des survêtements soigneusement
pliés dans les coffres à bagage. On entend même quelques plaisanteries, et
curieusement on ressent une espèce de sérénité. Le ministre de la Défense s’est
même endormi et son ronflement retentit jusqu’au fond du car.
Au fond du car justement, il y a
discussion, on essaie de comprendre, ce n’est pas tant la disparition du
locataire de Matignon qui semble perturber le petit groupe, que l’intention du
président.
L’autocar a ralenti, il vient de
s’engager sur une petite route qui hésite entre le chemin vicinal et le sentier
forestier. La forêt qu’ils aperçoivent
par les vitres est épaisse, très épaisse même, la lumière ne passe pas.
L’autocar roule à très petite
allure encore une bonne vingtaine de minutes avant de stopper au milieu d’une
clairière. Le président saisit le micro.
Nous sommes arrivés mes amis, je
vous présente la clairière du poète, vous allez descendre tranquillement, vous
récupérerez les sacs de pique-nique dans les soutes du car, nous déjeunerons
ici et dans une heure, tout au plus, vous nous suivrez et nous nous enfoncerons
au cœur de la forêt.
Les sandwichs sont vite avalés,
certains ne prennent même pas le temps de s’asseoir, comme s’ils étaient
pressés d’en finir.
Le président passe vers tous ses
ministres, il glisse quelques mots à chacun. Ce qui frappe le plus à cet
instant ce sont les bruits de la forêt qui peu à peu envahissent l’espace, on
n’entend plus que cela. Le pique-nique a attiré les insectes, les bras
commencent à s’agiter, comme des moulinets pour les chasser. Mais ce qui domine
c’est la rumeur intérieure de la forêt, ce mélange un peu angoissant avec le
bruit que font les arbres, le moindre souffle agite les branches, les grands
troncs craquent. On entend aussi des cris d’oiseaux, ce ne sont pas des chants,
mais bien des cris, et des sons dont on ne sait d’où ils viennent ce qu’ils
sont.
Le président explique que c’est
un endroit qu’il connait parfaitement. Enfant il est venu plusieurs fois et a
marché dans cette forêt, seul. A l’évocation de ce souvenir sa voix tremble un
peu, on ne saurait dire s’il s’agit d’émotion, ou de peur. Il a pris la tête,
avec le chauffeur, de la troupe encore un peu sous le choc de toutes ces
émotions. Leurs sens endormis,
anesthésiés par toutes les protections dont on les entoure se réveillent un à
un. Ils voient, ils entendent, ils sentent.
Le président n’est plus très
jeune mais son pas est rapide. Au début le chemin est large, on distingue même
des traces de pneus dans les ornières que les pluies de printemps ont creusées.
C’est rassurant, mais très rapidement le chemin devient plus étroit, plus
sombre surtout, les arbres sont de plus en plus proches, serrés comme une foule
qui observe une procession. Leurs branches se touchent de part et d’autre du
chemin, formant peu à peu comme un tunnel de verdure. Il faut parfois se
baisser, retenir les branches pour que celui qui suit ne la prenne en pleine
figure.
Peu à peu, chacun ne se concentre
que sur la marche. On fait d’abord attention à soi. Il faut regarder où on met le pied. Le chemin
est devenu plus escarpé, avec des cailloux qui pointent. Il faut se protéger le
visage, et aussi veiller à ne pas mettre en danger les suivants. On prévient,
on met en garde, dans un murmure inhabituel : « attention au trou, à la
branche ». Le président se retourne souvent pour vérifier que tout le
monde suit. Il est le premier surpris en
constatant que le groupe est bien là, derrière lui, à mettre chaque pas dans
celui qui précède. Pas une parole pour déranger le bourdonnement de la forêt.
Souvent des chemins se croisent, mais le président est sûr de lui, sûr de ses
choix, de ses décisions. Lorsqu’il prend le chemin du haut, le plus haut, celui
qui grimpe, aucune remarque, aucun commentaire : on le suit, on lui fait
confiance. C’est difficile, certains ont le souffle court, mais ils suivent.
Ils marchent depuis une bonne heure, ici le temps ne s’écoule pas de la même
façon que dans les ministères ou à l’assemblée. Le président annonce qu’on va
prendre le temps d’une pause. Elle est bienvenue, surtout pour les plus âgés.
Le silence domine, un silence
pesant, lourd de toutes les interrogations qui pèsent encore. Mais curieusement
on ressent aussi une espèce d’apaisement. Le président comprend à cet instant
qu’il a pris totalement le contrôle. Il est le guide, leur point de repère.
Elle est vraiment épaisse cette
forêt. Les rares rayons de lumière sont ternes, avec un peu de poussière qui
plane. Le jacassement d’une pie les
surprend, on sent de la moquerie dans ce cri d’oiseau. Beaucoup ne connaissent
pas, ne connaissent plus ces sonorités alors ils se fabriquent de l’inquiétude.
Les premiers commencent à se lever quand la pie vient se poser sur l’épaule du
président. Il n’est pas surpris, on dirait qu’ils se connaissent, il a des
gestes tendres pour elle et chose rare pour cet oiseau un peu tapageur on
dirait qu’elle glousse, on dirait qu’elle a compris. Elle reprend son envol, vite,
très vite, et disparait. Elle a plongé en piqué, vers ce qui ressemble à un
bout ou à un bord de cette forêt. Elle a plongé, le président a souri. Tous les
regards l’ont suivi et quelques instants après, à peine, la voici qui
remonte : elle n’est plus seule. Le président est de plus en plus
rayonnant, avec elle dans les airs, et à terre dans la bruyère c’est toute une
ménagerie qui surgit sortie de derrière ce qui a été pour quelques instants
leur horizon… Ce sont les oiseaux qui sont les plus nombreux, de toutes
tailles, de toutes les couleurs, ils s’agitent plus qu’ils ne volent ; les
plus rapides, ceux qui ont suivi la pie entourent déjà le président qui tend
les mains : on dirait qu’ils le reconnaissent. Chacun s’est assis. Tous
sont fascinés par le spectacle, le président, leur président siffle, fabrique
de multiples bruits avec la bouche, avec les lèvres. Mais les oiseaux ne sont
pas venus seuls, surgis de partout, de trous dans la terre, d’autres chemins
que personne n’avait repéré c’est une véritable arche de Noé qui maintenant les
entoure. Un cerf s’est approché, à pas lent, du président, leurs regards se
croisent. Des lapins, un blaireau, des
mulots, une espèce de chat sauvage, et d’autres bestioles complètent ce
troupeau hétéroclite. Désormais le président rit. Il rit de bon cœur, il rit de
bonheur.
« Mes amis je vous présente
ma famille, ma nouvelle famille, je vais les suivre, et je vais vous laisser
vous débrouiller. Vous verrez ce n’est pas compliqué, vous allez comprendre. Il
y a quelques mois fatigué, épuisé même, j’ai décidé, seul, de m’échapper et
c’est ici que je suis venu, cette forêt où grand-père m’emmenait. Je suis venu
seul sans prévenir celles et ceux qui m’auraient évidemment interdit
l’escapade. Je suis venu seul et je me suis perdu. C’était il y a trois mois
souvenez-vous.
Ce sont les dernières paroles du
président, du moins ses dernières paroles avant qu’il ne reprenne son chemin
accompagné par une nuée d’oiseau. Tous les ministres sont restés immobiles, la
plupart déjà trop fatigués pour emboîter le pas au président qui s’est
engouffré dans l’épaisseur de la forêt. Ils sont immobiles, un peu tétanisés,
abasourdis par ce qui vient de se produire, par cet incroyable enchaînement
d’événements. Marie France, l’une des plus jeunes, ministre de la culture, est
la première à rompre le silence.
« Bon, qu’est-ce qu’on fait
maintenant, on ne va pas rester planter là, on va retourner sur nos pas et on
tombera forcément sur clairière où est garé le bus. »
Retourner sur leurs pas ?
Evidemment, tout le monde a ça en tête. Il faut le faire et si possible sans
trop tarder. La lumière se fait rare et s’orienter deviendra bientôt compliqué.
Sans attendre, le groupe se met en marche. Il ne faut pas attendre plus d’une
centaine de mètres pour que survienne le premier problème.
En effet, et personne n’y avait
prêté attention, lorsque le président, tout à l’heure, a choisi le
« chemin du haut » celui sur lequel ils se trouvent maintenant, il y
avait aussi deux autres sentiers qui y conduisaient, deux autres, l’un
au-dessus et l’autre légèrement en dessous. En fait ils se sont trouvés face à
un échangeur, non pas un nœud autoroutier, mais bien un carrefour pour les
randonneurs. Et évidemment trop concentrés à mettre un pied l’un devant
l’autre, personne n’a pris la peine de prendre le moindre repère. Il est même
fort probable très peu d’entre eux n’ont remarqué la présence des deux autres
sentiers.
Ils se sont tous arrêtés. Mais
rapidement trois d’entre eux n’hésitent plus. Ils continuent ! Ils sont sûrs de leur choix pour ce qui
semble en toute logique la bonne direction : le chemin du centre. Evidemment…
« Arrêtez, je suis sûr que
ce n’est pas par là qu’on est passé tout à l’heure ! »
C’est Bernard le ministre de la
Défense qui vient de parler. Les trois « éclaireurs », ministre de la
culture toujours en tête ont stoppé net. Ils étaient persuadés du bien-fondé de
leur choix et maintenant ils doutent. Il y en a plusieurs d’ailleurs qui
confirment qu’ils ne reconnaissent rien. La ministre de l’éducation est
catégorique.
« On n’est pas passé à côté
de ce rocher. Je l’aurai vu quand même ! »
« Et pourquoi tu l’aurais
vu, ce n’est qu’un rocher, il y en a d’autres des rochers…Moi je suis sûr qu’on
est passé ici. C’est logique quand même :
on ne fait que suivre le sentier du haut. »
Le silence est définitivement
rompu. Chacun y va de son souvenir, de sa certitude, et au bout de quelques
minutes il faut bien se rendre à l’évidence, il y a trois choix possibles et
personne n’est d’accord. Personne n’est d’accord et personne ne veut céder.
Chacun, évidemment, a toutes les bonnes raisons pour affirmer, avec des
arguments imparables que c’est son option qui est la bonne.
Le Ministre du budget demande un
peu de silence. Il évoque la disparition du premier ministre, et constate
froidement que tout cela était bien pensé, bien préparé par le président.
Le calme est revenu et peu à peu
tous les regards qui, le crépuscule aidant, deviennent de plus en plus inquiets
convergent vers le jeune secrétaire d’état aux sports. C’est quand même lui qui
a tiré tout à l’heure. Il était forcément au courant, il sait quelque chose, il
doit avoir une carte. Il a une carte, c’est certain, c’est évident il est le
« complice » du président ! D’ailleurs il ne dit rien, il est en
retrait, quelques mètres derrière. Comme pour se faire oublier.
Il n’en faut pas plus pour que la
ministre déléguée à la famille explose de colère
Plus exactement, cela commence
par ce qui ressemble à une colère, une vraie, tout y passe, tous y passent, puis
rapidement cela devient une vraie crise de nerfs. Elle finit par s’asseoir, sur
le bord du sentier, elle tremble, elle sanglote. Elle ne comprend pas, elle qui
connait le président depuis plus de trente ans, une vieille amitié… Elle se
sent trahi aujourd’hui. Le secrétaire d’état aux sports est toujours
silencieux. Ce qui est inquiétant c’est qu’il a l’air terriblement sûr de lui.
Certains diraient même qu’il a un petit sourire au coin des lèvres.
« Je connais le chemin, je
sais par où il faut passer. »
C’est tellement rare de
l’entendre parler. C’est vrai qu’il prend rarement la parole au conseil des
ministres, ou quand il le fait, généralement invité par le président personne
ne l’écoute. Ses sujets ne passionnent guère, et puis ce n’est pas un politique
lui… Il ne s’est jamais frotté au terrain / jamais candidat, jamais élu, jamais
battu…. Ses seules victoires il les a connues au tir à la carabine. D’ailleurs
beaucoup ne savent même pas d’où il vient exactement. Où le président est-il
allé le pêcher… Mystère…Chacun se souvient aujourd’hui de leur complicité,
petits clins d’œil, accolades un peu plus affectives que l’usage ne le permet.
En fait, pour dire vrai chacun a pris conscience qu’il n’y a jamais
d’hypocrisie dans ces gestes d’affection. Comme si leur lien était très fort.
Alors quand il a pris la parole,
personne n’a ni bougé, ni réagi. Chacun comprend qu’il ne ment pas et n’essaie
pas d’imposer un point de vue : oui il connait le chemin, cela ne fait pas
l’ombre d’un doute. Il connait très bien le président, intimement… Toutes les
circonstances sont désormais réunies : Il devient important, il suscite de
l’intérêt. Il connait le chemin.
Pendant ce temps, déjà à quelques
kilomètres, le président est entré dans ce que dans les contes pour enfant on
appellerait une chaumière. Une petite maison de chasse à dire vrai, une seule
pièce, elle sent le bois, humide, elle sent le renfermé. Au centre de la pièce,
une table sur laquelle sont posées deux couverts. La femme semble attendre.
Le président a refermé la porte,
il accroche sa veste au porte manteau sur lequel pend déjà une veste de chasse
en cuir vieilli. Il s’approche et se penche à peine, pour poser tendrement un
baiser sur le front de cette femme qui lui sourit doucement.
« Je t’attendais, je suis
heureuse que tu sois revenu. Je n’y croyais plus. J’étais sûr que tu m’aurais
oublié. Tu dois avoir faim, j’ai préparé à manger. »
L’unique pièce est enveloppée
d’une belle odeur de cuisine, pas de ces effluves qui font saliver, par
réflexe, non c’est plus qu’une odeur de cuisine. Ce qui se dégage du fourneau
qu’on distingue dans le fond de la pièce, mérite amplement le nom de parfum. Ce
qui envahit le président, ce sont les émotions, les souvenirs, il y a dans
cette petite pièce un concentré de vie, de cette vie qui lui a échappé depuis
si longtemps. La femme assise derrière la table penche un peu plus la tête en
arrière, sa gorge est tendue, la peau est blanche et fine, elle frémit à chaque
inspiration. Il est toujours debout derrière elle et se penche à son tour pour
poser un baiser. Elle frémit, elle sourit. Il n’est entré que depuis quelques
minutes et il se sent bien. Ils se regardent, leurs yeux brillent. Il se
sentent bien.
Ça y est ? C’est fait ?
Tu les as perdus tes brebis.
C’est tellement rare de
l’entendre parler. C’est vrai qu’il prend rarement la parole au conseil des
ministres, ou quand il le fait, généralement invité par le président personne
ne l’écoute. Ses sujets ne passionnent guère, et puis ce n’est pas un politique
lui… Il ne s’est jamais frotté au terrain / jamais candidat, jamais élu, jamais
battu…. Ses seules victoires il les a connues au tir à la carabine. D’ailleurs
beaucoup ne savent même pas d’où il vient exactement. Où le président est-il allé
le pêcher… Mystère…Chacun se souvient aujourd’hui de leur complicité, petits
clins d’œil, accolades un peu plus affectives que l’usage ne le permet. En fait,
pour dire vrai chacun a pris conscience qu’il n’y a jamais d’hypocrisie dans ces
gestes d’affection. Comme si leur lien était très fort.
Alors quand il a pris la parole,
personne n’a ni bougé, ni réagi. Chacun comprend qu’il ne ment pas et n’essaie
pas d’imposer un point de vue : oui il connait le chemin, cela ne fait pas
l’ombre d’un doute. Il connait très bien le président, intimement… Toutes les
circonstances sont désormais réunies : Il devient important, il suscite de
l’intérêt. Il connait le chemin.
Pendant ce temps, déjà à quelques
kilomètres, le président est entrée dans ce que dans les contes pour enfant on
appellerait une chaumière. Une petite maison de chasse à dire vrai, une seule
pièce, elle sent le bois, humide, elle sent le renfermé. Au centre de la pièce,
une table sur laquelle sont posées deux couverts. La femme semble attendre.
Le président a refermé la porte,
il accroche sa veste au porte manteau sur lequel pend déjà une veste de chasse
en cuir vieilli. Il s’approche et se penche à peine, pour poser tendrement un
baiser sur le front de cette femme qui lui sourit doucement.
« Je t’attendais, je suis
heureuse que tu sois revenu. Je n’y croyais plus. J’étais sûr que tu m’aurais
oublié. Tu dois avoir faim, j’ai préparé à manger. »
L’unique pièce est enveloppée d’une belle odeur de cuisine, pas de ces effluves qui font saliver, par réflexe, non c’est plus qu’une odeur de cuisine. Ce qui se dégage du fourneau qu’on distingue dans le fond de la pièce, mérite amplement le nom de parfum. Ce qui envahit le président, ce sont les émotions, les souvenirs, il y a dans cette petite pièce un concentré de vie, de cette vie qui lui a échappé depuis si longtemps. La femme assise derrière la table penche un peu plus la tête en arrière, sa gorge est tendue, la peau est blanche et fine, elle frémit à chaque inspiration. Il est toujours debout derrière elle et se penche à son tour pour poser un baiser. Elle frémit, elle sourit. Il n’est entré que depuis quelques minutes et il se sent bien. Ils se regardent, leurs yeux brillent. Il se sentent bien.
Ca y est ? C’est fait ? Tu les as perdus tes brebis.
Les jours sont courts les nuits sont brèves Brûlons la vie par les deux bouts Craignons de nous réveiller morts Sans avoir assez joui de tout
C’est beau c’est rond c’est vivant C’est doux c’est accueillant C’est frais c’est chaud au-dedans Ça sent comme au printemps Y’a pas d’autres mots à dire Partout dans la maison Le monde continue sa course Le temps nous éclabousse Et pourtant nous vivons
Les jours sont courts les nuits sont brèves Brûlons la vie par les deux bouts Craignons de nous réveiller morts Sans avoir assez joui de tout
Les enfants frappent à la porte On entend rire dans la rue Ils arrivent de l’école Ils ont flâné en rentrant Ils nous racontent le gros chien du voisin Qui pourchasse tous les chats du quartier La maison s’emplit de bruit De clameurs qui résonnent Ça aussi c’est la vie
Les jours sont courts les nuits sont brèves Brûlons la vie par les deux bouts Craignons de nous réveiller morts Sans avoir assez joui de tout
Ce soir les amis viendront La maison sentira bon Dans la nuit le temps s’efface Les contraintes s’espacent Alors nous nous raconterons Nos bonheurs nos malheurs Mais toujours en riant Et puis le vin dans les verres Et le vin dans la bouche Et le vin dans le cœur
Les jours sont courts les nuits sont brèves Brûlons la vie par les deux bouts Craignons de nous réveiller morts Sans avoir assez joui de tout
Ce sont les dernières paroles du
président, du moins ses dernières paroles avant qu’il ne reprenne son chemin
accompagné par une nuée d’oiseau. Tous les ministres sont restés immobiles, la
plupart déjà trop fatigués pour emboîter le pas au président qui s’est
engouffré dans l’épaisseur de la forêt. Ils sont immobiles, un peu tétanisés,
abasourdis par ce qui vient de se produire, par cet incroyable enchaînement
d’événements. Marie France, l’une des plus jeunes, ministre de la culture, est
la première à rompre le silence.
« Bon, qu’est-ce qu’on fait
maintenant, on ne va pas rester planter là, on va retourner sur nos pas et on
tombera forcément sur clairière où est garé le bus. »
Retourner sur leurs pas ? Evidemment,
tout le monde a ça en tête. Il faut le faire et si possible sans trop tarder. La
lumière se fait rare et s’orienter deviendra bientôt compliqué. Sans attendre,
le groupe se met en marche. Il ne faut pas attendre plus d’une centaine de
mètres pour que survienne le premier problème.
En effet, et personne n’y avait
prêté attention, lorsque le président, tout à l’heure, a choisi le « chemin
du haut » celui sur lequel ils se trouvent maintenant, il y avait aussi
deux autres sentiers qui y conduisaient, deux autres, l’un au-dessus et l’autre
légèrement en dessous. En fait ils se sont trouvés face à un échangeur, non pas
un nœud autoroutier, mais bien un carrefour pour les randonneurs. Et évidemment
trop concentrés à mettre un pied l’un devant l’autre, personne n’a pris la
peine de prendre le moindre repère. Il est même fort probable très peu d’entre
eux n’ont remarqué la présence des deux autres sentiers.
Ils se sont tous arrêtés. Mais
rapidement trois d’entre eux n’hésitent plus. Ils continuent ! Ils sont sûrs de leur choix pour ce qui semble
en toute logique la bonne direction : le chemin du centre. Evidemment…
« Arrêtez, je suis sûr que
ce n’est pas par là qu’on est passé tout à l’heure ! »
C’est Bernard le ministre de la
Défense qui vient de parler. Les trois « éclaireurs », ministre de la
culture toujours en tête ont stoppé net. Ils étaient persuadés du bien-fondé de
leur choix et maintenant ils doutent. Il y en a plusieurs d’ailleurs qui
confirment qu’ils ne reconnaissent rien. La ministre de l’éducation est catégorique.
« On n’est pas passé à côté
de ce rocher. Je l’aurai vu quand même ! »
« Et pourquoi tu l’aurais vu,
ce n’est qu’un rocher, il y en a d’autres des rochers…Moi je suis sûr qu’on est
passé ici. C’est logique quand même : on ne fait que suivre le sentier du haut. »
Le silence est définitivement rompu.
Chacun y va de son souvenir, de sa certitude, et au bout de quelques minutes il
faut bien se rendre à l’évidence, il y a trois choix possibles et personne
n’est d’accord. Personne n’est d’accord et personne ne veut céder. Chacun, évidemment,
a toutes les bonnes raisons pour affirmer, avec des arguments imparables que
c’est son option qui est la bonne.
Le Ministre du budget demande un
peu de silence. Il évoque la disparition du premier ministre, et constate froidement
que tout cela était bien pensé, bien préparé par le président.
Le calme est revenu et peu à peu
tous les regards qui, le crépuscule aidant, deviennent de plus en plus inquiets
convergent vers le jeune secrétaire d’état aux sports. C’est quand même lui qui
a tiré tout à l’heure. Il était forcément au courant, il sait quelque chose, il
doit avoir une carte. Il a une carte, c’est certain, c’est évident il est le
« complice » du président ! D’ailleurs il ne dit rien, il est en
retrait, quelques mètres derrière. Comme pour se faire oublier.
Il n’en faut pas plus pour que la
ministre déléguée à la famille explose de colère
Plus exactement, cela commence
par ce qui ressemble à une colère, une vraie, tout y passe, tous y passent,
puis rapidement cela devient une vraie crise de nerfs. Elle finit par
s’asseoir, sur le bord du sentier, elle tremble, elle sanglote. Elle ne
comprend pas, elle qui connait le président depuis plus de trente ans, une
vieille amitié… Elle se sent trahi aujourd’hui. Le secrétaire d’état aux sports
est toujours silencieux. Ce qui est inquiétant c’est qu’il a l’air terriblement
sûr de lui. Certains diraient même qu’il a un petit sourire au coin des lèvres.
« Je connais le chemin, je
sais par où il faut passer. »
Je suis dans
ma chambre, à ma petite table devant la fenêtre. Je trace des mots avec ma
plume trempée dans l’encre rouge… je vois bien qu’ils ne sont pas pareils aux
vrais mots des livres… ils sont comme déformés, comme un peu infirmes… En
voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer… ici peut-être… non,
là… mais je me demande… j’ai dû me tromper… il n’a pas l’air de bien
s’accorder avec les autres, ces mots qui vivent ailleurs.., j’ai été les
chercher loin de chez moi et je les ai ramenés ici, mais je ne sais pas ce qui
est bon pour eux, je ne connais pas leurs habitudes…
Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j’ai disposés,
ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule…
on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils
n’ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne
savent plus très bien qui ils sont…
Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j’erre dans des lieux que je n’ai
jamais habités… je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles
blondes, allongé près d’une fenêtre d’où il voit les montagnes du Caucase… Il
tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu’il porte à ses lèvres… Il ne
pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps… Je n’ai jamais été
proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d’une toque de
velours rouge d’où flotte un long voile blanc… Elle est enlevée par un
djiguite sanglé dans sa tunique noire… une cartouchière bombe chaque côté de
sa poitrine…je m’efforce de les rattraper quand ils s’enfuient sur un
coursier… « fougueux »… je lance sur lui ce mot… un mot qui me paraît
avoir un drôle d’aspect, un peu inquiétant, mais tant pis… ils fuient à
travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux… ils murmurent
des serments d’amour.., c’est cela qu’il leur faut… elle se serre contre
lui… Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu’à sa taille de
guêpe…
Je ne me sens pas très bien auprès d’eux, ils m’intimident.., mais ça ne fait
rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c’est ici qu’ils doivent
vivre.., dans un roman… dans mon roman, j’en écris un, moi aussi, et il faut
que je reste ici avec eux… avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec
la princesse enlevée par le djiguite… et encore avec cette vieille sorcière
aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur
prédit… et d’autres encore qui se présentent…
Je me tends vers eux… je m’efforce avec mes faibles mots hésitants de
m’approcher d’eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier… Mais ils
sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des
feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils
restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent…
ils sont comme ensorcelés.
À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec
eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir…
Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il
faut apprendre l’orthographe » … rompent le charme et me délivrent.
Je puise toujours dans mes réserves, ici un extrait d’un roman que j’ai écrit il y a prés de 40 ans, « Quelques mardis en novembre ». Je ne pense en avoir déjà publié d’extraits. Ici, nous sommes à la fin du roman, le narrateur écrit à Héléna, qui a récemment disparu « .
J’aime la poésie de ce passage
Héléna,
notre rêve est fini. Il était si beau. Ce matin la grande rue n’en finit plus
de s’étirer. Tu ne la traverseras plus. Un autre t’a effacé. Il ne te voulait plus
comme je t’aimais. Il te voulait facile et sans questions, un sourire à chaque
retour. Il te voulait pour être un couple, pour dire aux autres
« regardez-moi, je suis un homme, elle est à moi ».
Quand
t’es partie je savais que tu oublierais notre ville. Je savais que tu n’en
voudrais plus, je savais que quand tu reviendrais t’aurai la nostalgie de cet
ailleurs qu’on voit sur les photos glacées des magazines de salle d’attente. Je
savais que t’aimerai le soleil. Ce soleil qui brille tout le temps, et si fort,
qu’il en oublie de laisser une chance à toutes les couleurs. Je savais que tu
oublierais qu’il y a du bleu dans le gris quand on sait le supporter.
Moi,
je t’ai rêvé avec application. Chaque soir, chaque moment où le temps flotte,
où il hésite entre le présent et le passé, je t’ai rêvé. J’y ai mis toutes mes
forces, j’ai rassemblé tous mes souvenirs de toi, de nos premières rencontres
et j’en ai fait de multiples paquets à déguster les yeux fermés sans
modération. Je t’ai rêvé si fort, si vrai que je ne savais plus si je dormais.
J’étais bien à te faire vivre, à te faire rire à te fabriquer des souvenirs que
je suis le seul à connaître. Et quand vient le matin, quand vient la fin, je me
souviens de toi, de toi, de ton corps qui vibre quand on l’effleure au creux du
sommeil.
Héléna
notre rêve n’était pas terminé. Tu m’as réveillé, t’as plus voulu que je
t’invente d’autres couleurs. T’as plus voulu que je t’écrive des mots que je
suis le seul à trouver beau. Et pourtant tu m’aimais, je le sais, je le veux.
Tu faisais des efforts pour ne pas me le dire. J’entends encore tes pas
mouillés quand tu sors de sous la douche. T’es fraîche et ta peau est tendue.
Le bout de tes seins est dur comme un noyau de cerise. Je t’aimais Héléna, je t’aimais
nue au milieu de la pièce à attendre d’avoir froid pour que je te serre, pour
que je parle à ta peau, à tes seins, tes cuisses et ta bouche qui espère la
rencontre. J’aimais ton désir d’abord discret comme une brise qui se lève,
léger, insignifiant, juste pour dire qu’il arrive et puis le vent qui grossit,
qui gonfle, le vent qu’on entend, qu’on touche, qu’on sent.
Souviens-toi
Héléna, comme j’avais mal quand tu m’ignorais, quand tu me transformais en
élément du décor. J’avais mal et je te le disais. Je te montrais l’endroit de
ma souffrance, là, juste au-dessous du sternum, comme un morceau avalé de
travers. Et toi tu haussais les épaules, parce que c’était pas normal. J’aurai
pas du crier, j’aurai pas du pleurer. Tu voulais plus d’un homme qui gémit, tu
voulais quelqu’un qui ait de la poigne, de l’autorité sur ses propres
sentiments.
Aujourd’hui,
t’es partie Héléna, t’es partie, et moi je reste seul dans cette ville qui t’a
prise et me laisse subsister… Mon
corps est de bois, il est étendu, irrémédiablement. Je me sens si lourd, si creux,
si terne, si triste. Dehors des gens bougent, ils se déplacent vers d’autres,
qui les attendent ou qui les espèrent. Ils parlent, de la vie, de leur vie.
Héléna,
je ne souffre plus, je suis calme. Tout est devenu si clair pour moi, tout est
si achevé. L’angoisse a disparu, elle a fondu. La haine s’est incrustée. Fondamentale. Elle s’est cristallisée dans le
prolongement douloureux de ton départ définitif.
Le
malaise n’existe plus, il n’a jamais existé, et n’existera jamais. Le malaise
n’existe plus, il est moi, et plane au-dessus des autres pour encore quelque
temps…
Peu à peu, chacun ne se concentre
que sur la marche. On fait d’abord attention à soi. Il faut regarder où on met le pied. Le chemin
est devenu plus escarpé, avec des cailloux qui pointent. Il faut se protéger le
visage, et aussi veiller à ne pas mettre en danger les suivants. On prévient,
on met en garde, dans un murmure inhabituel : « attention au trou, à la
branche ». Le président se retourne souvent pour vérifier que tout le
monde suit. Il est le premier surpris en
constatant que le groupe est bien là, derrière lui, à mettre chaque pas dans
celui qui précède. Pas une parole pour déranger le bourdonnement de la forêt. Souvent
des chemins se croisent, mais le président est sûr de lui, sûr de ses choix, de
ses décisions. Lorsqu’il prend le chemin du haut, le plus haut, celui qui
grimpe, aucune remarque, aucun commentaire : on le suit, on lui fait
confiance. C’est difficile, certains ont le souffle court, mais ils suivent.
Ils marchent depuis une bonne heure, ici le temps ne s’écoule pas de la même
façon que dans les ministères ou à l’assemblée. Le président annonce qu’on va
prendre le temps d’une pause. Elle est bienvenue, surtout pour les plus âgés.
Le silence domine, un silence
pesant, lourd de toutes les interrogations qui pèsent encore. Mais curieusement
on ressent aussi une espèce d’apaisement. Le président comprend à cet instant
qu’il a pris totalement le contrôle. Il est le guide, leur point de repère.
Elle est vraiment épaisse cette
forêt. Les rares rayons de lumière sont ternes, avec un peu de poussière qui
plane. Le jacassement d’une pie les
surprend, on sent de la moquerie dans ce cri d’oiseau. Beaucoup ne connaissent
pas, ne connaissent plus ces sonorités alors ils se fabriquent de l’inquiétude.
Les premiers commencent à se lever quand la pie vient se poser sur l’épaule du
président. Il n’est pas surpris, on dirait qu’ils se connaissent, il a des
gestes tendres pour elle et chose rare pour cet oiseau un peu tapageur on
dirait qu’elle glousse, on dirait qu’elle a compris. Elle reprend son envol,
vite, très vite, et disparait. Elle a plongé en piqué, vers ce qui ressemble à
un bout ou à un bord de cette forêt. Elle a plongé, le président a souri. Tous
les regards l’ont suivi et quelques instants après, à peine, la voici qui
remonte : elle n’est plus seule. Le président est de plus en plus
rayonnant, avec elle dans les airs, et à terre dans la bruyère c’est toute une
ménagerie qui surgit sortie de derrière ce qui a été pour quelques instants
leur horizon… Ce sont les oiseaux qui sont les plus nombreux, de toutes
tailles, de toutes les couleurs, ils s’agitent plus qu’ils ne volent ; les
plus rapides, ceux qui ont suivi la pie entourent déjà le président qui tend
les mains : on dirait qu’ils le reconnaissent. Chacun s’est assis. Tous
sont fascinés par le spectacle, le président, leur président siffle, fabrique
de multiples bruits avec la bouche, avec les lèvres. Mais les oiseaux ne sont
pas venus seuls, surgis de partout, de trous dans la terre, d’autres chemins
que personne n’avait repéré c’est une véritable arche de Noé qui maintenant les
entoure. Un cerf s’est approché, à pas lent, du président, leurs regards se croisent.
Des lapins, un blaireau, des mulots, une
espèce de chat sauvage, et d’autres bestioles complètent ce troupeau
hétéroclite. Désormais le président rit. Il rit de bon cœur, il rit de bonheur.
« Mes amis je vous présente
ma famille, ma nouvelle famille, je vais les suivre, et je vais vous laisser vous
débrouiller. Vous verrez ce n’est pas compliqué, vous allez comprendre. Il y a
quelques mois fatigué, épuisé même, j’ai décidé, seul, de m’échapper et c’est
ici que je suis venu, cette forêt où grand-père m’emmenait. Je suis venu seul
sans prévenir celles et ceux qui m’auraient évidemment interdit l’escapade. Je
suis venu seul et je me suis perdu. C’était il y a trois mois souvenez-vous.
L’autocar a ralenti, il vient de
s’engager sur une petite route qui hésite entre le chemin vicinal et le sentier
forestier. La forêt qu’ils aperçoivent
par les vitres est épaisse, très épaisse même, la lumière ne passe pas.
L’autocar roule à très petite
allure encore une bonne vingtaine de minutes avant de stopper au milieu d’une
clairière. Le président saisit le micro.
Nous sommes arrivés mes amis, je
vous présente la clairière du poète, vous allez descendre tranquillement, vous
récupérerez les sacs de pique-nique dans les soutes du car, nous déjeunerons
ici et dans une heure, tout au plus, vous nous suivrez et nous nous enfoncerons
au cœur de la forêt.
Les sandwichs sont vite avalés,
certains ne prennent même pas le temps de s’asseoir, comme s’ils étaient pressés
d’en finir.
Le président passe vers tous ses
ministres, il glisse quelques mots à chacun. Ce qui frappe le plus à cet
instant ce sont les bruits de la forêt qui peu à peu envahissent l’espace, on n’entend
plus que cela. Le pique-nique a attiré les insectes, les bras commencent à
s’agiter, comme des moulinets pour les chasser. Mais ce qui domine c’est la
rumeur intérieure de la forêt, ce mélange un peu angoissant avec le bruit que
font les arbres, le moindre souffle agite les branches, les grands troncs
craquent. On entend aussi des cris d’oiseaux, ce ne sont pas des chants, mais
bien des cris, et des sons dont on ne sait d’où ils viennent ce qu’ils sont.
Le président explique que c’est
un endroit qu’il connait parfaitement. Enfant il est venu plusieurs fois et a
marché dans cette forêt, seul. A l’évocation de ce souvenir sa voix tremble un
peu, on ne saurait dire s’il s’agit d’émotion, ou de peur. Il a pris la tête,
avec le chauffeur, de la troupe encore un peu sous le choc de toutes ces
émotions. Leurs sens endormis,
anesthésiés par toutes les protections dont on les entoure se réveillent un à
un. Ils voient, ils entendent, ils sentent.
Le président n’est plus très
jeune mais son pas est rapide. Au début le chemin est large, on distingue même
des traces de pneus dans les ornières que les pluies de printemps ont creusées.
C’est rassurant, mais très rapidement le chemin devient plus étroit, plus
sombre surtout, les arbres sont de plus en plus proches, serrés comme une foule
qui observe une procession. Leurs branches se touchent de part et d’autre du
chemin, formant peu à peu comme un tunnel de verdure. Il faut parfois se
baisser, retenir les branches pour que celui qui suit ne la prenne en pleine
figure.
J’aime les mots mais je suis aussi un incorrigible maniaque des chiffres et des statistiques. Je sais c’est un peu absurde mais bon je l’assume. En tout merci à toutes et tous
Un vieux texte que j’ai retrouvé ce matin, écrit lors d’un voyage en Lorraine…
Le plateau de Lorraine : un
désert d’ondulations jaunâtres, avec du vert pâle pour apaiser le regard. Terre
chargée des combats d’hier. Jules observe et distingue les silhouettes qui
avancent encore, empesées dans leurs redingotes humides. Les yeux sont emplis
de souvenirs boueux. La guerre des autres, la guerre de ceux qui partaient pour
la dernière, et les échos, ailleurs, d’autres canons, d’autres guerre qui n’en
finissent plus. Jules ne supporte pas ces touristes pédagogues qui battent des cils
quand le guide local évoque tous ces moments d’histoire qu’ils enseignent, qu’ils
didactisent. Sourires narquois de celui qui même en short et nu-pied empeste la
suffisance de celui qui sait, qui contrôle et s’apprête à relever l’erreur qu’il
attend avec sadisme. On le sent sceptique, méfiant de ce savoir terreux qui
vient d’un gars du pays dont on devine que les siens sont passés, par ici, dans
cette cave fortifiée qu’on disait imprenable. Jules sourit, Jules se souvient
de ces orages de feu qu’il a appris, qu’il a entendu quand on lui a raconté.
Jules voudrait tant que les autres s’effacent, que l’on écoute, que l’on
entende le cri de la terre qui se souvient.
« Alors je le maintiens nous irons dans cette forêt et je vous perdrai … »
Le président tapote à nouveau sur
le micro : il va parler. Il s’éclaircit la voix. Ce sont les premiers mots
depuis le coup de feu, ils brisent le silence…
« Bien, tout cela est
embêtant. Je ne voulais pas changer de premier ministre, pas encore, pas tout
de suite, mais là convenons en tous, je ne vais plus trop avoir le choix. Mais
ce n’est pas le plus important, c’est dommage bien sûr ! Certains
trouveront même que c’est triste, que c’est grave, mais croyez-moi ce qui vient
de se passer n’est pas de nature à me faire changer d’avis. Et puis, après tout
soyez honnêtes, tout le monde détestait Pierre. Je vois bien dans vos regards que
personne ne le regrette. Vous le savez comme moi, en politique on apprend
tellement à lire dans le regard des autres que je peux vous dire, simplement en
vous observant, que la plupart d’entre vous sont déjà entrés dans le calcul, se
disant probablement : pourquoi pas moi ? Et maintenant je sais, je
suis absolument certain que personne ne parlera, que personne n’expliquera ce
qui s’est passé dans le huis clos de cet autocar. »
Certains, surtout dans le fond de
l’autocar, fidèles à leurs habitudes de groupies ont déjà oublié la tête qui a
roulé et dodelinent la leur à chaque phrase du président afin qu’il comprenne
bien que l’incident est clos, qu’ils sont à nouveau avec lui. Il y en a bien un
ou deux qui ont le regard effaré, mais le président les connait suffisamment
pour savoir sur quelles cordes il faudra appuyer.
Le président n’a pas lâché le
micro : il poursuit
Après cette interruption fâcheuse,
je reprends mon propos. Mes amis c’est simple j’en ai marre, je n’en peux plus.
Je n’en peux plus de ce que nous sommes. Je n’en peux plus de ce que nous
donnons à voir. Je n’en peux plus de ces grappes de conseillers qui nous
collent comme des mouches, qui ne sont là que pour servir leur propre intérêt. Je n’ai pas changé d’avis, je veux qu’on
redevienne des êtres humains, je veux que vous retrouviez le sens des émotions,
je veux que vous preniez seuls des décisions, sans conseil. Alors je le
maintiens nous irons dans cette forêt et je vous perdrai. Je veux que vous
sachiez pourquoi je veux que vous vous perdiez !
Le calme s’est installé dans
l’autocar, le président s’est assis, on dirait même qu’il s’est assoupi. C’est
le jeune secrétaire d’état, auteur du tir, qui a ramassé la tête, enfin ce qui
était autrefois une tête pour la glisser tranquillement dans un sac de sport.
Il a même trouvé de quoi nettoyer. Le corps décapité du premier ministre est
resté sur son siège.
La circulation est de plus en
plus fluide. Par petits groupes, les membres du gouvernement échangent,
certains ont revêtu avec les fameuses baskets des survêtements soigneusement pliés
dans les coffres à bagage. On entend même quelques plaisanteries, et
curieusement on ressent une espèce de sérénité. Le ministre de la Défense s’est
même endormi et son ronflement retentit jusqu’au fond du car.
Au fond du car justement, il y a
discussion, on essaie de comprendre, ce n’est pas tant la disparition du
locataire de Matignon qui semble perturber le petit groupe, que l’intention du
président.
C’est en 1982 que j’ai écrit ce texte, j’étais alors appelé du contingent, je n’en pouvais plus des trains de bidasses et du comportement bestial de mes congénères dés qu’une fille, une femme, passait dans le champ de leurs regards… Il semble me souvenir que c’est à cette occasion que j’ai écrit ce texte….
« Le cri de Munch »
Attachés à un poteau de médiocrité
C’est ainsi que je vous vois
Miroir sans teint de ma propre haine
Vous avez dans la bouche
Un coton de couleur gris foule
Et c’est moi qui vous étouffe
Quand vous subsistez
Dans l’encore
Et pour le toujours
Du pourri qui vous entoure
Crevez vous dis-je
Je n’ai pas de honte à vous ignorer
Votre laideur c’est tout ce qui se sent
Quand on a le cœur entre parenthèses
C’est de vous rendre au tiercé
De beloter
De roter
Un doigt dans le nez
Et l’autre pour crever l’œil
De cette fausse pauvreté
Qui vous gratte le dos
Vous puez le nouveau-né
Et pourtant vous êtes armés
De cette virilité costumière
Que vous tenez
Chien en laisse, obéissant….
Votre virilité il faut qu’elle se soulage
Dans le ventre d’une aveugle du samedi soir
Vous videz
Et vous frappez
C’est le seul orifice
D’où s’échappe
L’engrais fétide de votre personnalité
Amputée d’humanité
Elle se contente de l’odeur de la chair
Cruelle
Dans vos têtes
Des marionnettes sans yeux ni coeur…
Pouvoir
Dans les leurs
Dans les celles de ceux qui ne veulent pas rêver
Des ceux qui se disent que l’enfance n’est pas un handicap
Beauté : Je vais partir,
je veux partir. Je veux qu’on m’oublie. Quelques temps peut-être, ou quelques
instants, je ne sais pas, mais je veux partir. Alors on se souviendra, on me
réclamera. Je les entends déjà : reviens, reviens…
Norme : Je ne
comprends pas ce que tu gémis. Tu veux partir c’est bien cela ?
Norme : Je ne te
comprends pas, je ne te comprends plus. Tu parles comme une enfant gâtée. Regarde,
tout est ici : regarde autour de toi, tout est là : pour réussir, pour t’imposer. Ressaisis-toi,
il faut que tu poses, il faut que tu oses.
Beauté : Tu prétends
que j’ai tout, ici, tout ce qu’il me faut, mais je ne vois rien, je ne sens rien.
Je m’ennuie à mourir. Tout est tracé, tout est formaté : tu choisis, tu élimines,
tu décides, tu juges, tu convoques, tu condamnes. Quand il faut que j’apparaisse,
les couleurs sont au garde à vous, elles sont pétrifiées, ma lumière les a abandonnés,
tes paysages sont figés. Pire ils sont coagulés ! Tes visages sont communs,
tes regards sont vides. C’en est trop, je n’en peux plus, je reprends ma
liberté.
Norme : Voilà que tu
recommences avec tes délires, tes envies de gris, de flaques poisseuses. Mais que
veux-tu ? Tu le sais pourtant : ce que je décide n’est pas pour t’embêter
ou t’humilier. Ce n’est pas une lubie. Ce sont les autres : ils me tiennent
la main, me dictent ma conduite. Tu le sais, je suis une norme, je suis LA NORME,
et ne suis pas née toute seule. Moi aussi, comme toi j’ai été convoquée, moi
aussi je n’ai pas de liberté.
Beauté : Eh bien, échappe-toi
aussi et laisse-moi m’envoler. Les autres finiront par s’habituer.
Norme : Mais que
diront-ils ces autres si plus rien de ce qu’ils attendent n’est beau. Que diront-ils,
que deviendront-ils, que ressentiront-ils ?
Beauté : Ils feront comme nous, il faut qu’ils
sortent eux aussi, il faut qu’ils bougent. Il faut qu’ils changent, que leurs
regards souffrent un peu, juste un peu, pour ensuite pouvoir s’étonner…
Norme : Impossible,
nous ne pouvons pas, nous n’avons pas le droit….
Beauté : C’est fini,
je vous quitte, je vous abandonne, je vous laisse à vos paysages lisses et glacées,
Norme : Nous quitter,
nous abandonner, pauvre folle mais pour qui te prends tu ?
Beauté : Je suis la beauté,
celle dont on rêve, celle qu’on attend, celle qu’on ressent quand on est vivant,
là, à l’intérieur, celle qui explose pour tos nos sens quand on espère, quand
on aime….
Le premier Ministre a compris,
cette fois ci il n’y a plus aucun doute le président, son président est devenu
fou. Il faut qu’il fasse, qu’il tente quelque chose. Il est encore temps….
Il n’est pas très grand,
contrairement au président qui lui est un grand gaillard, mais il va le
ceinturer le forcer à s’asseoir calmement, reprendre le micro et mettre un
terme à cette mascarade. Il est encore possible d’arriver à temps pour la
séance des questions au gouvernement.
Les perdre dans la forêt, avec
leur petit sac de pique-nique et leurs baskets ! Non mais franchement on
se croirait dans une série parodique et délirante dont le seul objectif est de
se moquer toujours un peu plus de nos gouvernants !
Il a presque envie de rire
tellement la situation lui semble surréaliste : le président est encore
debout à expliquer en long, en large, et en travers, s qu’il va les perdre,
comme s’il s’agissait de tous ses petits-enfants… Grotesque…
Pierre, le premier ministre s’est
levé presque calmement, on dirait même qu’il y a de la tendresse dans son
geste, sa main tendue vers le président pour lui demander le micro. Il n’a pas
le temps d’ouvrir la bouche que sa tête éclate comme une pastèque.
Il vient de prendre une balle en
pleine tête….
La France n’a plus de premier
ministre. Il a perdu la tête.
Perdu n’est d’ailleurs pas le mot
approprié pour qualifier ce qui vient de se produire. La tête du premier
ministre, puisque c’est de cela dont il s’agit a littéralement éclaté. C’est le
jeune secrétaire d’état, exceptionnellement invité aujourd’hui qui a tiré. Jean
Marc Dourcet puisque c’est de lui dont il s’agit est à quelques mètres
seulement son arme toujours pointée, dans le cas, fort peu probable d’ailleurs,
où un courageux essaierait à son tour de maitriser le président.
Ce dernier tient toujours
fermement le micro la main, le coup de feu l’a interrompu et il semble
contrarié.
« C’est dommage pour Pierre,
c’était quelqu’un de bien. Mais vous le savez je n’aime pas trop être
interrompu quand je souhaite parler. Merci mon petit Jacques. Il faudrait
peut-être que je vous nomme premier ministre. Enfin on n’en est pas encore là »
Jean Marc, le secrétaire d’état
au sport est très calme. Il faut dire qu’il fait partie de ces personnalités de
la société civile que le président a souhaité intégrer dans son gouvernement.
C’est un ancien champion olympique de tir au pistolet. Le premier ministre n’était pas des plus
enthousiastes mais le président a insisté, mettant en avant les qualités de
concentration de cet homme.
Dans le fond de l’Autobus, les
potaches n’ont plus du tout mais alors plus du tout envie de plaisanter. Le
plus difficile est de comprendre, de mettre en place au plus vite tous les
mécanismes intellectuels pour analyser la situation. Tout est tellement
inattendu. En silence, chacun cherche, ces derniers jours, ces dernières
semaines ce qui a pu se passer, chacun essaie de se souvenir, un indice,
quelque chose qui leur permettrait de comprendre ce qui est en train de se
passer. Mais rien, c’est le néant pour chacun. Tous prennent conscience à cet
instant précis qu’ils ne prêtent aucune attention aux autres. Quand ils se
regardent c’est pour se surveiller, identifier un éventuel signe de faiblesse.
Tous à cet instant comprennent que ce qu’ils n’ont pas vu c’est à quel point le
président n’en pouvait plus, était épuisé. Par contre tous savent que le
président ne supportait plus son premier ministre, son arrogance, sa froideur,
son intelligence purement mécanique. Tous savent qu’il ne l’a pas choisi pour
ses qualités humaines, pour sa capacité à le compléter, à le réguler, non il
l’a choisi par calcul politique. Tous le savent mais personne ne le dit. Tout
est calcul.
Le président est devant à côté du
chauffeur, il a pris le micro, l’autocar démarre…
Le président, a le micro posé en bas
du menton, il est debout et tousse un peu. On ne saurait dire de quelle nature
est cette toux, et ce d’autant plus que le sourire de tout à l’heure a disparu.
Il jette un coup d’œil à sa petite troupe.
Ils sont tous là à attendre qu’il
veuille bien commencer. Tous, enfin, si on ne tient pas compte des cinq
ministres qui se sont encastrés au fond de l’autobus et qui sont complétement
entrés dans le jeu. En quelques minutes ils ont oublié le conseil des
ministres, la tension, ils sont au fond d’un autobus et ils chahutent. Ils
chahutent comme des adolescents, heureux de se retrouver dans l’intimité de ce
fond de car, ce fond objet de tous les fantasmes, objet de toutes les
convoitises. Combien de souvenirs de voyages scolaires ne se résument qu’à ce
combat gagné ou perdu, avec ses proches ou celles qu’on rêve d’effleurer, pour
gagner le fond du bus.
Evidemment le président les a
repérés, il sait qu’ils seront ses alliés, mais la limite entre le chahut et
l’impertinence est très légère.
Il tousse encore et réclame un
peu d’attention ;
« On m’écoute dans le fond
s’il vous plait… »
Et dans le fond, les ministres de
la justice, de l’industrie, de la santé, de l’outre-mer et des universités
pouffent comme de joyeux étudiants.
Le premier ministre, Pierre,
occupe un des deux sièges les plus proches du chauffeur. Il ne plaisante pas,
il ne sourit pas, et pour être complétement sincère il commence même à être
excédé. Contrairement à tous ses collègues, il n’a pas encore essayé les fameuses
paires de baskets, il y en a sur tous les sièges, on les examine, certains les
reniflent même, pour être certains qu’elles sont neuves, qu’elles n’ont jamais
été portées. Les pointures ont été disposées un peu au hasard, alors on se les
fait passer d’un siège à un autre, les escarpins encombrent l’allée centrale.
La ministre de l’économie les a enfilés et elle fait quelques pas, quelques-uns
sifflotent, d’autres rient. Finalement on a le sentiment que tout le monde est
détendu. Sauf le premier ministre bien entendu et le ministre chargé des
relations avec le parlement. Ces deux-là s’envoient des signes qui en disent
long sur le jugement qu’ils portent sur la situation
Le président s’est éclairci la
voix : il a même retrouvé le sourire
« Mes chers amis, je vous
dois désormais quelques explications. Maintenant que la plupart d’entre vous
semble avoir pris leur marque et surtout leur chaussures…. Il est temps que
vous compreniez ce qui se passe, ce qui est en train de se passer. L’autocar
vient de démarrer et nous allons nous rendre dans une forêt que je connais bien
et soyez très attentif : là-bas j’ai décidé de vous perdre… »
Même les dissipés du fond se sont
tus, la plupart pensent avoir mal entendu ou mal compris, mais le président
continue.
« Vous avez bien entendu,
vous êtes monté dans cet autocar, et nous allons dans deux heures environ nous
garer à un endroit un peu à l’écart de tout, vous prendrez votre petit sac de
pique-nique, nous marcherons ensemble pendant une trentaine de minutes, nous
nous enfoncerons au plus profond de cette forêt avec le chauffeur qui la
connait parfaitement, et là nous vous perdrons, je vous perdrai. Il arrivera un
moment où vous ne me verrez plus, j’ai repéré l’endroit, vous verrez c’est un
peu épais, très impressionnant et là vous serez perdu… »
Le premier Ministre a compris, cette fois ci il n’y a plus aucun doute le président, son président est devenu fou. Il faut qu’il fasse, qu’il tente quelque chose. Il est encore temps….
Le président veut emmener ses ministres pour une promenade en forêt…
Des questions, des questions, il
en a de bonne notre président pense à ne pas en douter la moitié des ministres,
on en aurait une bonne dizaine à lui poser, et à commencer évidemment par
pourquoi ? On veut bien se détendre, c’est une bonne idée, on veut bien
rester dans la dynamique du sourire, cela nous fera du bien à tous, mais de là
à monter sans nos conseillers dans un autocar, enfiler des baskets ridicules
pour manger chips et sandwichs au jambon il y a quand même un gouffre.
L’un d’entre eux, un des plus
jeunes, exceptionnellement invité aujourd’hui, parce qu’il n’est que secrétaire
d’état, pour évoquer un projet de loi qui doit être déposé à la rentrée, est le
seul à oser prendre la parole
Euh monsieur le président, c’est surprise
surprise, elles sont où les caméras ?
Le président visiblement pressé
de sortir de la salle lui répond calmement :
Oui mon petit Jacques, pour une surprise, c’est
une surprise et vous allez voir ce n’est pas fini ! Allez on a déjà assez
perdu de temps puisqu’il n’y a plus de questions, , en avant les enfants !
Il est onze heures trente :
président en tête, c’est une troupe d’une trentaine de ministres, la parité est
parfaite, qui s’engage dans l’allé qui conduit jusqu’à la grille ou les portes
de l’autocar sont déjà ouvertes.
Le président marche d’un bon pas,
il faut dire qu’il est chaussé pour. Beaucoup, surtout les femmes sont en train
de se dire que si au moins on avait été prévenu on aurait évité les tailleurs,
et autres tenues plus adéquates pour répondre aux questions au gouvernement que
pour aller batifoler en forêt.
Certains espèrent en silence
qu’il aura pensé aux tenues qui iront avec les baskets. Il sera bien temps de
lui poser la question quand on sera monté dans l’autocar.
Le premier ministre est pâle,
transparent : il vient à l’instant de prendre conscience qu’ils vont sécher
la séance des questions au gouvernement tout à l’heure. Il faut qu’il en parle
au président : ce n’est pas possible, ce sera une catastrophe politique
d’une ampleur inégalée. Cela ne s’est jamais vu. Il faut qu’il prévienne son
directeur de cabinet, il faut déclencher une espèce de plan Orsec…. Vite
envoyer un texto…
Un texto…
La petite troupe, est maintenant
agglutinée devant la porte du bus, c’est amusant mais certains semblent
impatients, ils jouent mêmes des coudes pour grimper dans le bus mais là ils
sont ralentis : le président est en
haut des marches il tient un grand sac à la main et le regard teinté d’une
espèce de sévérité bienveillante, il demande à chacun de poser à l’intérieur du
sac son ou ses portables. On comprend au
ton qui est le sien et à son regard qu’il ne sera pas possible de tricher ou de
dissimuler, alors chacun s’exécute avec peu d’enthousiasme il faut bien en
convenir.
Le premier ministre qui est le
dernier de la troupe a compris ce qui se passait et s’empresse de sortir son
smartphone pour dans les quelques secondes qui lui restent tenter d’envoyer un
texto suffisamment clair pour que son directeur de cabinet puisse prendre
toutes les dispositions nécessaires. C’est à cet instant et à cet instant
seulement que Pierre – Pierre est le premier ministre – ose s’autoriser à
envisager que le Président a peut-être perdu la tête ; Il commence à taper
frénétiquement sur son clavier quand il entend la voix du président un peu
irritée qui lui dit :
Pierre, je te vois, ton portable s’il te plait,
allez tout de suite, tu le fais passer et je le récupère !
Mais monsieur le Président, c’est impossible,
comment on va faire cet après-midi…L’assemblée…
Pas de mais mon petit Pierre, je te rappelle que
nous sommes encore officiellement en conseil des ministres. Je maitrise l’ordre
du jour et je te rappelle aussi que la constitution précise que c’est le
président de la république qui nomme le premier ministre.
Mais monsieur le président
Pas de mais Pierre, si ton portable ne me
parvient pas instantanément tu n’es plus premier ministre
Bien Monsieur le Président
Pierre puisque c’est ainsi que
nous l’appellerons à présent s’exécute ; le brouhaha s’est atténué, c’est
le silence maintenant qui devient plus pesant.
Tous les ministres sont montés,
ils se sont installés, certains, ont déjà pris les place du fond (les vieux réflexes
ne disparaissent pas même lorsqu’on est ministre ).
Un petit rappel : mon texte « les couleurs ont disparu » publié sur ce blog il y a quelques temps est encore en compétition sur pour le grand prix du court, automne 2019. Il est classé aujourd’hui autour de la cinquantième place…Il est encore possible si vous le souhaitez, de voter pour lui en vous rendant sur le site :
Sur tous les visages ministériels
on lit de l’étonnement, mais toujours un peu d’inquiétude et quelques-uns
sourient, eux aussi. Le premier ministre ose timidement un : « mais
Monsieur le Président… ». Ce à quoi ce dernier répond l’index tendu devant
la bouche : « chut écoutez … »
La grande fenêtre est ouverte, on
entend des chants d’oiseaux et le bruissement des feuilles qu’un petit vent
agite
14 juillet 2015 : l’autocar est garé devant la
grille de l’Elysée
L’autocar n’a pu se garer devant
le perron de l’Elysée, l’entrée est trop étroite. Il est stationné devant
l’entrée principale rue du Faubourg Saint Honoré.
Le Président de la République
s’est levé le premier, et avec une joie non dissimulée dans la voix, comme un
enfant tout heureux du tour qu’il est en train de jouer à ses camarades, il
lance à toutes et à tous un tonitruant : « allez suivez-moi, on y
va ! »
Ce n’est plus l’étonnement qu’on lit sur les visages des ministres, surtout chez le premier d’entre eux, cette fois ci c’est bien de l’inquiétude, chez certains c’est même de la peur. D’autres, peut-être les plus intimes se retiennent pour ne pas rire, essayant de se persuader qu’il doit s’agir d’une plaisanterie. Quelques-uns, les plus jeunes, semblent prêts, eux, à lui emboîter le pas, émoustillés de cette situation pour le moins cocasse.
Le président est maintenant debout près de la porte, on n’entend plus qu’un brouhaha et le frottement des chaises un peu lourdes qu’on tire pour s’extirper de cette longue table un peu sinistre. Les huissiers ont le visage fermé. L’un d’entre eux ne peut dissimuler une réelle envie de rire. Les ministres baissent les yeux et viennent de comprendre : le président n’a pas ses habituelles chaussures noires, mais de magnifiques baskets aux couleurs fluos, véritables provocations pour les teintes sinistres, un peu délavées, qui emplissent cet espace de pouvoir depuis tant d’années. Il ouvre lui-même la porte, se retourne et comme un animateur de colonie de vacances, donne les explications, plutôt les consignes :
« Mes chers amis, ne vous inquiétez pas, j’ai tout prévu, dans l’autocar qui nous attend devant la grille de l’Elysée, il y a un tout un assortiment de baskets, comme les miennes, avec toutes les pointures, je n’imaginais pas que vous puissiez faire quelques pas en forêt en escarpins et souliers vernis. Vous allez laisser vos dossiers ici, à votre place, sur la table et vos dévoués conseillers s’empresseront de les récupérer dès que l’autocar aura démarré. Justement : j’allais oublier deux choses essentielles, aucun conseiller ne nous accompagne, évidemment. Deux motards nous ouvriront la route et le chauffeur qui est un habitué des voyages scolaires a promis de nous emmener dans un endroit tranquille, où, et c’est la deuxième chose nous pique niquerons. Un repas tiré du sac…Nous allons maintenant sortir calmement, bien groupé, pour ne pas perdre de temps. Des dispositions ont été prises pour qu’aucun journaliste ne soit ni devant le perron, ni devant la grille. De toute façon aujourd’hui c’était un conseil des ministres ordinaire, sans intérêt pour les chaînes d’infos. Quand je parle de disposition prise je veux dire que pour éloigner tous ces pseudos journalistes je me suis débrouillé pour allumer, comment dire un contre feu, dont je vous parlerai au micro dès que nous aurons quitté la ville. J’espère que personne n’est malade en autocar. Des questions ? «
Que se passe-t-il ? Que
va-t-il se passer si on apprend dans les médias qu’alors que le chômage ne
cesse d’augmenter, que la situation internationale est gravissime que le
président de la république sourit ? C’est grave ! Il faut réagir !
Il faut, à défaut de comprendre, envisager tous les scénarios possibles et préparer
toutes les réponses politiques appropriées.
Le débat n’est pas animé – il ne
l’est jamais d’ailleurs- chacun surveillant l’autre, évitant de se dévoiler, de
proposer des analyses pertinentes ; le risque étant de se les faire
« piquer » par plus ancien que soi, plus en cours que soi… Bref ça cogite,
mais avec pédale sur le frein ce qui arrange tout le monde parce que finalement
il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent ;
Le conseil des ministres débute à
11 h 00. Tous les ministres sont tendus,
les mâchoires serrées, ils sont évidemment au courant que le président a souri
ce matin. Leurs conseillers politiques ont pondu de petites notes synthétiques
pour tenter d’expliquer ce sourire et surtout envisager toutes les
conséquences.
Le président de la République
prend la parole. Avant qu’il ne prononce le premier mot, tout le monde voit bien
qu’il sourit.
« Monsieur le Premier ministre,
mesdames et messieurs les ministres, je suppose, évidemment que toutes et tous
l’ont remarqué : je souris ! Oui depuis ce matin je souris. Vous
pouvez le constater par vous-même : c’est un beau, un large, un vrai
sourire, un sourire à belles dents.
C’est un sourire qui exprime du
bonheur, pas un de ces sourires dont nous pouvons être coutumiers en politique :
sourire généralement sarcastique, carnassier, sourire dont on use et abuse
surtout face à ses adversaires. Parfois, vous le savez aussi bien que moi le
sourire annonce le rire, souvent un rire entendu, bref, celui qu’on utilise
pour montrer qu’on est encore sensible à l’humour, aux bonnes blagues, qui nous
rendent plus sympathiques, enfin le pense t’on…Et bien mes chers amis ce n’est
aucun de ces sourires qui m’illuminent. C’est bien autre chose et je vais vous
le dire, je vais vous le raconter.
Je souris parce que je suis
heureux. Je suis heureux, parce que ce matin, me promenant dans le parc, j’ai
été touché par la lumière du soleil encore bas à travers les feuillages, par la
fraîcheur persistante de la nuit qui a instantanément éliminé la migraine qui
m’a empoisonné la nuit.
Ce sera à certains de sourire, à présent,
de la futilité de ce bonheur, d’autres penseront ou diront que je suis fatigué,
et que cet épuisement me rend sensible, vulnérable. Et là mes amis, je souris
encore. Je souris encore parce que ces petites choses simples auquel il
faudrait que j’ajoute le sifflement d’un merle, se sont imposées comme une
évidence, une nécessité. Nous devons et c’est urgent cesser de nous comporter
comme des êtres inaccessibles, insensibles, intouchables, infaillibles.
Mes chers amis j’ai décidé que
nous devions aujourd’hui ne pas traiter cet insupportable ordre du jour. De
toute façon tout est déjà décidé et engagé. Nos pâles conseillers de cabinets
s’occuperont de donner du corps, de la réalité à ces différents points. Ce que
je vais vous proposer c’est de prendre un autocar qui nous attend dans la cour
de l’Elysée et de nous échapper assez loin de Paris pour ne point en entendre
la rumeur. Nous irons marcher en silence
quelques heures, et chacun d’entre vous devra retrouver un sourire, un vrai
sourire, simple naturel ».
Depuis un mois que j’habitais Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre. Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu’à la mer. Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément. Un murmure vint de droite. C’était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années. » Il se mit à tirer en se servant de poulies. Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d’autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s’habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu’il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s’éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l’estacade. Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, car je n’ai pas de mémoire mais visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu’il poussait l’entraîna lui-même. Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande.
Je republie en plusieurs épisodes cette nouvelle écrites il y cinq ans environ…
13 juillet 2015 : Sourires au conseil des
ministres….
Ce mercredi matin, comme tous les
mercredi matin, c’est le conseil des
ministres. L’ordre du jour est fixé un peu avant, avec le premier
ministre : jamais de grandes surprises, les communications des uns et des
autres, des nominations. Bref la routine républicaine. Tous les mercredis matins tout le pouvoir
exécutif se retrouve pendant une heure mais personne n’y prête attention, c’est
ainsi depuis longtemps.
Ce jour-là, pourtant le premier ministre a bien remarqué que le président n’était pas comme d’habitude. C’est simple on aurait dit qu’il était heureux, détendu. Bref de bonne humeur, avec un sourire permanent non pas au bord des lèvres mais au milieu de tout le visage. Pour quelqu’un d’autre que le président de la république ce sourire serait plutôt un bon signe, mais brandir à quelques minutes du conseil des ministres une telle décontraction avait de quoi interroger le locataire de Matignon.
Rejoignant ses principaux
conseillers, Il a fait part de son inquiétude, de son étonnement. Et chacun de
se perdre en conjectures, en hypothèses, chacun s’escrimant à chercher dans les
jours précédents, des signes, politiques ou pas, qui pourraient expliquer
pourquoi en ce mercredi 8 juillet à quelques minutes d’un conseil des ministres
le président pouvait sourire.
Les conseillers sont réunis
autour d’une table au plateau de verre. Tous ont les ongles rongés, ils
tiennent leurs stylos d’une curieuse manière. La main tenant le stylo forme un
angle fermé vers le poignet, le bras venant se poser en haut de la feuille afin
que même en gribouillant, l’ensemble de la page soit visible, ce qui oblige
quand même à une contorsion un peu curieuse. Ceci dit cette simple posture en
dit long sur ce qui se passe dans ces cabinets et aujourd’hui plus que jamais,
les esprits cherchent à comprendre.
La difficulté c’est que personne
n’est en mesure de mobiliser pour affiner sa pensée une des matrices d’analyse
qu’aurait pu proposer l’usine à fabriquer des conseillers : sciences po, HEC,
ENA… Les données du problème sont pourtant simples : le conseil des
ministres va se réunir dans quelques minutes pour traiter comme chaque semaine
de problèmes importants : importants pour la France, pour le gouvernement,
pour le parti, bref importants. Le
conseil des ministres sera et devra comme toujours être sérieux mais, et c’est
l’autre donnée du problème et non des moindres : le président ce matin a souri, pire le premier
ministre prétend qu’il l’a senti heureux et détendu.
Je sors du métro, place de Clichy, et là une librairie, une belle librairie où flotte une douce odeur de papier, j’entre et je tombe sur ce recueil de tous les éditoriaux et articles de Camus à Combat, je frémis de plaisir, je paie je sors. L’air est doux, je finis à pied et je rencontre ce petit bout de jardin, au pied d’un arbre, c’est simple, c’est gai. Petits bonheur du jour à partager.
Jules
se souvient de tous ces lendemains qu’il attendait, avec l’espoir qu’ils
signifient autre chose qu’un jour qui commence. Il se souvient de toutes ces
femmes qui l’ont quitté sans l’avoir accepté, sans avoir compris ce qui
pourrait les retenir. Toutes ces femmes qui ne comprennent pas l’orage, qui se
ferment aux premiers grondements et lui qui s’ouvre, qui attend que le premier
éclair frappe.
Aujourd’hui
il n’a pas de mémoire, il a bien plus, il a Lisa. Elle est là quelque part, il
ne se souvient pas mais sait qu’elle existe. Elle est derrière un de ces murs
auxquels il se heurte toutes les nuits quand il cherche le passage.
Lisa,
elle n’existe pas, elle est une ombre qui attend que son soleil la rappelle.
Lisa comme une ombre de midi, quand il fait si chaud qu’on économise le moindre
geste, pour faire des réserves quand le soleil nous laisse enfin en paix.
C’est
avec elle que tout a commencé. C’est avec elle qu’il a connu son premier orage.
Il a un fragment d’elle au fond de lui. Il le lui a pris il y a longtemps. Il
se souvient, quand il s’endort, quand le temps est lourd, quand les corps sont
moites, elle est là, il l’entend, elle s’approche. Ça fait comme une pluie
légère, une pluie timide qui hésite à fabriquer de la flaque. Il ferme les yeux
et le noir de derrière est adouci par les couleurs qui entrent, des couleurs
qui le caressent, qui lui disent de s’endormir. Quand il s’assoupit, quand il a
enfin trouvé le passage, qu’il sait être arrivé au pied du dernier mur, il
entend le bruit de cette mécanique, une machine qui rugit, une voix d’homme qui
s’éloigne.
Et
puis quand il s’enfonce encore plus profond, dans le sommeil, c’est une voix
frêle, douce comme une litanie qui lui caresse les tempes. C’est une voix qui
tremble, qui pleure, qui appelle.
Jules
en a marre de ces épuisants voyages nocturnes. Ils se terminent toujours au
même endroit, c’est un lieu gris, il le sait, il le sent, mais le matin c’est
fini, il n’y a plus rien, il est seul. Il faudrait qu’il en parle, il faudrait
qu’il raconte, qu’on lui tienne la main un soir d’orage. Il faudrait que tout
cela cesse, il faudrait qu’il puisse vivre comme les autres.