
Je suis dans
ma chambre, à ma petite table devant la fenêtre. Je trace des mots avec ma
plume trempée dans l’encre rouge… je vois bien qu’ils ne sont pas pareils aux
vrais mots des livres… ils sont comme déformés, comme un peu infirmes… En
voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer… ici peut-être… non,
là… mais je me demande… j’ai dû me tromper… il n’a pas l’air de bien
s’accorder avec les autres, ces mots qui vivent ailleurs.., j’ai été les
chercher loin de chez moi et je les ai ramenés ici, mais je ne sais pas ce qui
est bon pour eux, je ne connais pas leurs habitudes…
Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j’ai disposés,
ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule…
on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils
n’ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne
savent plus très bien qui ils sont…
Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j’erre dans des lieux que je n’ai
jamais habités… je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles
blondes, allongé près d’une fenêtre d’où il voit les montagnes du Caucase… Il
tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu’il porte à ses lèvres… Il ne
pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps… Je n’ai jamais été
proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d’une toque de
velours rouge d’où flotte un long voile blanc… Elle est enlevée par un
djiguite sanglé dans sa tunique noire… une cartouchière bombe chaque côté de
sa poitrine…je m’efforce de les rattraper quand ils s’enfuient sur un
coursier… « fougueux »… je lance sur lui ce mot… un mot qui me paraît
avoir un drôle d’aspect, un peu inquiétant, mais tant pis… ils fuient à
travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux… ils murmurent
des serments d’amour.., c’est cela qu’il leur faut… elle se serre contre
lui… Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu’à sa taille de
guêpe…
Je ne me sens pas très bien auprès d’eux, ils m’intimident.., mais ça ne fait
rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c’est ici qu’ils doivent
vivre.., dans un roman… dans mon roman, j’en écris un, moi aussi, et il faut
que je reste ici avec eux… avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec
la princesse enlevée par le djiguite… et encore avec cette vieille sorcière
aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur
prédit… et d’autres encore qui se présentent…
Je me tends vers eux… je m’efforce avec mes faibles mots hésitants de
m’approcher d’eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier… Mais ils
sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des
feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils
restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent…
ils sont comme ensorcelés.
À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec
eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir…
Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il
faut apprendre l’orthographe » … rompent le charme et me délivrent.
« Enfance », de Nathalie Sarraute.