Cet extrait de mon roman « quelques mardis en novembre » a été écrit en 1979, j’étais étudiant, en droit. Je le publie aujourd’hui en soutien de ces étudiants, qui sont si nombreux à souffrir…

L’amphithéâtre est plein à craquer. J’ai le souffle court, effrayé par l’ampleur de la tâche à accomplir. L’air est irrespirable. L’atmosphère est pleine de fines particules qu’on a du mal à identifier. Peut-être s’agit‑il de simples poussières ? La sensation est désagréable. Les visages sont frais, vierges de souffrances ou de passions. Ce sont des visages pleins, respirant la certitude, l’abondance. Le regard ironique de quelques redoublants ajoute une touche de mat à ce négatif brillant en attente de révélateur. Comme des fidèles entrent dans une église, ils pénètrent en cette cathédrale du savoir. Ils sont recueillis. Ils s’agrippent à leur attaché case. Ils ont habillé le provisoire de leur ignorance d’un uniforme.
Au milieu de cette marée basse, quelques têtes ne paraissent pas à leur place. Elles semblent chercher, elles aussi, d’autres îlots de désespoir. Jamais nos regards ne se croiseront. La solitude conduit celui qui l’apprivoise à s’en accommoder avec une espèce de délectation égoïste. La solitude : il me suffit de penser à ce mot pour en éprouver toutes les déclinaisons. Plus j’observe cette foule d’impatients, plus j’ai la sensation de ne pouvoir conjuguer mon existence qu’aux personnes du singulier. La solitude, est peut‑être le seul moyen pour atteindre la connaissance. Pas n’importe quelle connaissance : celle qui rime le plus souvent avec souffrance. Celle qui s’accompagne de mots si beaux, si forts, si vrais qu’on hésite à croire qu’ils existent vraiment. Les mots, quand ils sont beaux, quand ils font pleurer, ne peuvent être vendus comme de vulgaires savonnettes. Ils doivent être gardés par celui qui les fait naître, puis quand il le voudra, il pourra les dire, ou les écrire, avec conviction, avec amour, avec douleur. Je sais que dans cet amphithéâtre moite les mots sont partout, sur toutes les lèvres. Je les entends, ils forment un bourdonnement.
Dehors il pleut, et j’ai la gorge sèche lorsque le bruit de ces mots, articulés plutôt que dits m’arrive aux oreilles. Encore une fois, j’aperçois les quelques naufragés qui eux non plus ne comprennent pas. Je n’aurai jamais le courage de partir avec eux. Mon île est beaucoup trop déserte pour pouvoir être partagée. Même Victor semble transformé, il est assis à côté de moi, mais je le sens pressé. Pressé de ne plus être lui-même, pressé d’inscrire ses pensées dans un format aux angles parfaitement droits. Hier il lisait Verlaine et aujourd’hui il cite François de Closets à sa voisine immédiate.
Je souffre de la chaleur. Elle m’entoure comme une carapace. Cela ne ressemble même pas à un étouffement, c’est plus cotonneux, plus pénétrant. Peu à peu, mon cerveau se transforme en une bouillie végétative. Chaque parole de l’orateur me produit l’effet d’un coup de poing à l’abdomen. Je souffre du mal qui bientôt nous habitera tous, un mal produit par un mécanisme partant du système auditif et se prolongeant sur une feuille de papier. Peu à peu elle se noircit. Elle porte le deuil de notre liberté.
Le papier, je l’aime blanc, et doux, satiné comme la peau d’une femme que je n’aurai jamais. Je l’aime quand il devient le miroir de ma haine ou de mon amour. Je l’aime quand avec ma main il compose une symphonie, où chaque mot, chaque phrase, devient une mélodie pour l’en dedans de mon être. Le papier ne doit être qu’un prétexte pour dire à ceux qu’on aime qu’on ne les oublie pas.
L’automne est dehors. Ici, dans cette salle grise, le temps n’existe pas, les couleurs sont englouties. Une humidité constante étouffe les espoirs d’éclaircies. La chaleur est énorme, elle monte en moi, comme un malaise, comme un cri étouffé. Les minutes se font attendre plus qu’elles ne passent. Tout à l’heure, je me jetterai dehors, je m’extirperai de cette nasse cotonneuse qui transforme les regards en chants de désespoirs.