
Eugène Mollard accepte mal cette longue séparation avec le manuscrit. Il n’a jamais su porter le deuil, a toujours tenté, lors de la disparition d’un être prétendu cher, de ranimer la flamme du souvenir. Tentative vouée à l’échec, tant il a du mal à retenir de petits morceaux de passé entre les mailles de sa mémoire. Il en souffre, pour les personnes comme pour les objets, et son manuscrit n’échappe à la règle. Depuis qu’il l’a introduit dans une enveloppe à bulles, il a la certitude de l’avoir perdu.
Il ne sait pas ce qu’est devenue son histoire, ignore ce qui l’a condamnée. La sensation qu’il éprouve est nouvelle, il ne parvient pas à réunir tous les éléments qui le constituent. Il s’estime morcelé, dispersé depuis ce jour où il a accepté de livrer une partie de lui même. Il avait tellement l’habitude de n’exister que sur quelques mètres carrés, tellement pris l’habitude de ne fournir aucun motif à se souvenir que ce début d’aventure littéraire l’a bouleversé. L’essentiel de son aventure terrestre aurait pu se résumer en quelques lignes grises au milieu d’une rubrique nécrologique provinciale.
Au lieu de cela, au lui de se satisfaire de petites péripéties charcutières, il a fallu qu’il se mette en tête de laisser une trace. Une trace écrite, mal écrite bien sûr, envoyée là bas, ailleurs, dans un autre espace que le sien.
Heureusement il n’avait proposé son manuscrit qu’à une seule maison d’édition. Il n’aurait pas accepté de se savoir disséminé, cible de tant de regards simultanés. Il avait rêvé, chaque nuit de l’été qu’on reconnaîtrait son talent, qu’il surprendrait. A chaque départ de sommeil, il s’épuisait à toujours imaginer le même scénario. Il se préparait, il expliquait, il justifiait, se justifiait.
Durant ses insomnies estivales, il ne cessait de s’interroger sur les origines d’une telle histoire. Une histoire avec des enfants, pour les enfants mais qu’ils ne pourront lire tant il estime ses idées dangereuses c’est Justine qui le dit et farfelues. Une histoire avec des enfants, lui qui les fuit, eux qui ont peur ou qui l’ignore. Il prépare les réponses qu’on ne manquera pas de poser à propos de la cruauté du héros. Il expliquera qu’il a imaginé ce que des millions d’enfants rêvent ou rêveront chaque soir, si on s’entête à ne considérer qu’ils ne sont que de passage. Il comprend maintenant que son dernier chapitre est raté, trop différent du reste. Il sait qu’il faudra peut être reprendre sa première idée, celle qui a tant choqué Justine. Il s’est préparé, a travaillé différents dénouements. Il pourra les proposer au cas où.
Il a préparé son sac. Minutieusement. Dans l’éventualité où on le convoquerait à Paris pour s’expliquer. Il a glissé dans un gros cartable de cuir, mémoire craquelée de ses aventures scolaires, deux exemplaires de son manuscrit, chacun affublé d’un nouveau dénouement. Il a même ajouté une chemise propre à sa panoplie de l’apprenti écrivain. Au cas où il transpire dans le métro. Il faudra qu’il soit présentable.
Il y a quelques jours, il a appelé le service des manuscrits des éditions Grissart, poliment. On lui a expliqué, tout aussi poliment, que le délai maximum était d’environ quatre mois. Eugène a répondu que les quatre mois étaient largement dépassés. On lui a répondu que la maison recevait un nombre de plus en plus important de manuscrits, et qu’elle avait pour principe de tous les lire. Ceci devait expliquer le retard, mais il n’avait pas à s’inquiéter, son roman était enregistré. Il ne pouvait s’être égaré.
Curieux, Eugène avait souhaité connaître la procédure, le parcours initiatique d’un manuscrit. On lui a expliqué que les manuscrits étaient distribués à différents lecteurs. Il devait attendre, encore, mais ce ne serait plus très long. D’ici à la fin octobre il aurait certainement des nouvelles d' »Attention école ».
Octobre ! Octobre et ses quatre semaines. Il attendra patiemment, il a confiance, il sait que quelqu’un, ailleurs, s’apprête à découvrir une partie de lui même.