C’est le dernier jour me dites-vous Dernier jour d’une année qui demain sera passée Dernier jour je n’en sais rien Je n’ai jamais su compter Je n’ai jamais pu encadrer Ni les chagrins ni les câlins Rien ne change sur la belle palette de mes matins Oubliez vos calendriers Riez aimez vivez
Il y a des mois que j’écoute Les nuits et les minuits tomber Et les camions dérober La grande vitesse à la route Et grogner l’heureuse dormeuse Et manger la prison les vers Printemps étés automnes hivers Pour moi n’ont aucune berceuse Car je suis inutile et belle En ce lit où l’on n’est plus qu’un Lasse de ma peau sans parfum Que pâlit cette ombre cruelle La nuit crisse et froisse des choses Par le carreau que j’ai cassé Où s’engouffre l’air du passé Tourbillonnant en mille poses C’est le drap frais le dessin mièvre Léchant aux murs le reposoir C’est la voix maternelle un soir Où l’on criait parmi la fièvre Le grand jeu d’amant et maîtresse Fut bien pire que celui-là C’est lui pourtant qui reste là Car je suis nue et sans caresse Mais veux dormir ceci annule Les précédents Ah m’évader Dans les pavots ne plus compter Les pas de cellule en cellule
Pas un bruit Pas même la douce caresse Du flocon qu’on attend Il viendra je le sais Du bout d’un bisou Il viendra se poser Fraîche tendresse Dans la braise étreinte Du creux de mon cou alangui
Parmi mes nombreux poèmes de jeunesse, il y a en a de très longs comme celui que j’ai publié en plusieurs parties et parfois de très courts comme celui -ci écrit aussi il y a quarante ans
Ailleurs …
Parce que c’était triste sans mensonges
Il était né sur un papier qui attendra la poubelle
Il avait vécu sur une croûte de vie qu’avait produite
Et si vous cessiez de vous haïr ! Oui c’est à vous que je parle, ne tournez pas la tête… Oui, vous, femmes et hommes enfermés dans vos camisoles idéologiques. Vous qui maniez avec dextérité la fine lame du mépris. Oui, vous, je vous en prie, prenez le temps, Il reste encore du beau pour espérer Vous niez ? Les autres, ce sont les autres me dites-vous. Les autres, toujours les autres : Les ceux qui ne savent pas, Les ceux qui ne comprennent pas, Les ceux qui dérangent les angles mous de vos certitudes carrées. Mais vous n’y êtes pour rien, vous êtes dans le vrai, vous le savez. Bien au chaud entre les raides épaisseurs de vos convictions avariées, Vous jugez, vous condamnez, vous accusez, C’est bien triste vous savez. Il faut vous redresser. Je vous plains, C’est vrai, Je voudrais tant vous dire Que tout n’est que rien, Que tout n’est que vain, Allez un effort s’il vous plait, Ce sera tellement mieux lorsque vous vivrez…
La Charente avec dans le fond Rochefort et le pont transbordeur, photo réalisée par ma cousine Aline Nédélec
A l’ouest de mon premiers regard S’étire en glissant ce long soupir Chant de brumes d’autres mémoires Il est difficile d’être triste longtemps Ce n’est plus ton rire qui invite au combat Je garde en secret ce fond de silence Je te l’offre tu feras un bouquet de fleurs séchées
Que peut-il bien se passer lorsque j’écris ? C’est une question, pour être franc, que je me pose finalement peu, elle est d’ailleurs un peu de même nature que cette question récurrente : « mais pourquoi écrivez-vous ? » Cette question je la trouve souvent inutile et finalement embarrassante. Elle oblige à aller chercher certainement ce qui n’existe pas, où alors dans l’esprit tourmenté de questionneurs professionnels qui veulent des explications, des raisons ( je n’oublie d’ailleurs jamais que s’il y a plusieurs sens au mot raison, celui qui domine n’est jamais très loin de la morale, cette morale qui comme le dit Léo Ferré est toujours la morale des autres…) à une activité que pour ma part je considère presque comme naturelle. J’écris comme je respire, sans trop réfléchir à ce qui se produit, ou à ce qui ne se produirait pas si je cessai l’action interrogée. Lorsque je me demande pourquoi je respire, je finis par étouffer. Expliquer, analyser, justifier, comprendre, c’est malheureusement le début d’une forme de contrôle et je ne veux surtout pas prendre le contrôle. L’écriture, telle que je la conçois mais c’est certainement pour cette raison que je n’ai jamais été publié, ne doit pas se soumettre au contrôle, à son propre contrôle. Le risque étant à mon avis de ne plus écrire au sens où je l’entends mais plutôt de se soumettre à une forme de règlement intérieur de l’écriture. Alors oui bien sur vous pouvez m’objecter que dans mes poésies j’exerce une certaine forme de contrôle sur le choix de mes mots, des mes rimes, de mes rythmes. Mais lorsque je le fais, il me semble que je le fais librement, je dirai que je suis libre parce que je le ressens au moment où je le fais. Je ne le fais pas pour ressentir dans l’après. Et je n’ai jamais la certitude que la lecture produira la même émotion que l’écriture, c’est le défi, c’est aussi le risque permanent. C’est aussi parfois j’en conviens une forme d’angoisse. Oui bien sûr il y a des jours où l’écriture semble fluide, facile, elle ruisselle comme si elle n’était que le prolongement d’un acte premier, originel, ( il me semble que cet acte premier c’est tout simplement la vie ) qui provoque cet écoulement émotionnel. Et puis il y a des jours où rien ne se passe et je ne cherche plus à comprendre ce qui explique que rien ne sort. Et je termine ce long billet en me disant qu’il faudrait peut-être qu’un jour je me demande pourquoi parfois je n’écris pas ?
Voici donc les dernières lignes de ce roman que j’ai écrit en 1996. Ce manuscrit avait à l’époque séduit les éditions Grasset, ou plus exactement son directeur littéraire aujourd’hui disparu, Yves Berger. Il fut à deux doigts d’être publié, mais c’était justement les deux doigts qu’il manquait.
Marc contemple les pages qu’il a noircies. Il sait qu’il les doit à Armand. A Fanny aussi. Il les écoute. Ils lui parlent de ce qu’ils ont vu, ou cru. Peu importe, ils lui parlent pour être entendus, pour être crus. Pour être. Marc ne cherche pas à comprendre, il ne questionne pas. Il reçoit les mots, leurs mots et les accueille avec respect. Il sait qu’ils avaient leurs raisons. L’un et l’autre. L’un pour l’autre. Il les laisse déverser ce qui les empêche encore de sortir. Il les laisse se débarrasser de ces cris qu’ils n’ont pas pu pousser. Armand a pris de l’avance. Beaucoup. Il en est parvenu au point où il ne reste plus qu’à balayer dans les coins. Tout est allé si vite. Les mots qui se magnétisent, puis se posent sur la feuille blanche.
Fanny raconte, encore beaucoup, et Marc a compris. Il sait maintenant ce qui s’est passé au cours de cet été. Il sait qu’Armand et Fanny ont commis un rêve. Ensemble. Il sait pourquoi ils l’ont fait, il sait comment ils l’ont fait. Ils en avaient besoin.
Marc se souvient des voyages qu’il faisait dans sa tête, les mondes qu’il inventait. Il avait dix ans. C’était dans la voiture, pendant de longs trajets. Le moteur emplissait le silence. Il posait sa tête contre la vitre. Alors ça vibrait, et il était bien. Il y avait aussi cette odeur de verre humide et les parents qui ne disaient rien sinon de simples onomatopée automobiles.
Il partait, les vibrations lui ouvraient un chemin. Il y rencontrait toutes sortes de personnages. Le voyage était toujours trop court. Son père ne supportait pas cette position.
Tu seras malade à t’appuyer comme ça contre la vitre. Et puis arrête de rêver, profite donc du paysage.
Aujourd’hui, il contemple les pages qu’il noircies. Il sait qu’elles contiennent les souvenirs de ces vibrations voyageuses. Ces vibrations qui l’on conduit vers d’autres Armand, vers d’autres Fanny. Tout à l’heure Armand a demandé ce qu’il ferait de tout cela, de tout ce qu’il lui racontait. Il a répondu qu’il attendait, qu’un jour peut‑être il saurait. Et quand Armand est sorti, il s’est levé, est allé vers la fenêtre, puis il a posé son front sur la vitre. Il y avait de la buée et dehors le vent faisait comme un rideau.
Si peu de choses à dire Il faut descendre dans la réserve à souvenirs Là tout au fond des casiers sont vides Y étaient les flacons de mémoires vieillies Ils sont les premiers à être partis Disparus à la table des bons amis Tant pis Je chercherai pour ce jour aux couleurs jolies Un doux vin jeune et fleuri
Et si l’on ne se disait rien Se croiser et se sourire Se parler et se souvenir Et si l’on se disait tout Se rencontrer et s’étonner Se séduire et s’aimer Et si l’on se disait demain Se rêver et se promettre S’espérer et s’oublier Souffrir dans un souffle Seul et perdu Dans la foule des absents
Lundi vingt trois octobre, dix huit heures trente : Istres. Fanny est prête. Elle ne dissimule pas son impatience. Dans quatre jours un monde nouveau commencera. Elle retrouvera Armand. Ils n’auront plus à se satisfaire des seuls étés. Ensemble, ils attendront que le nouveau monde les réunisse. C’est elle qui a trouvé le signe distinctif, celui permettant de désigner les sacrifiés. Son idée est cynique. Les victimes se désigneront elles mêmes. Le matin du vingt sept octobre tous les prévenus porteront un sparadrap ou un pansement au bout de l’index. Ce sera le signal. Ce signal que quelques milliers ignoreront sera banal, anodin. Bien entendu maîtres et maîtresses ne manqueront pas de remarquer cette épidémie de coupures digitales. Si tout se passe bien, les enseignants eux mêmes lanceront l’opération Eugène. Ils penseront à une plaisanterie, où a un jeu et ne manqueront pas de solliciter toute la classe pour vérifier l’étendue du mal. Fanny imagine la terreur de ceux qui auront compris. Compris qu’il s’agit du signe, qu’ils sont ceux qui ont été désignés pour le grand sacrifice. Il est tout aussi possible que les doigts vierges de tous enveloppements médicaux explosent de fierté au dessus des têtes de ces escouades de naïfs. Ils lèveront le doigt, comme à leur habitude, ces immondes petits égocentriques. Ils lèveront le doigt dans un même élan de spontanéité servile, comme lorsqu’il faut trouver un volontaire pour essuyer le tableau ou distribuer une quelconque ineptie directorial. Ils lèveront le doigt et se jetteront têtes baissées vers les portes de l’enfer. Diabolique. Diabolique et facile. Il ne suffira de compter que sur le caractère immuable de certains rites scolaires, ou celui qui lève le doigt aussi instinctivement que le chien remue la queue a acquis une capacité essentielle pour le reste de la vie…
Lundi vingt trois octobre : dix heures quinze. Marc ne tarde pas à réaliser que ce courrier, d’abord parcouru d’un oeil distrait, est d’Eugène Mollard. Malaise. Il fallait bien que cela arrive. Il fallait bien qu’un jour il subisse les revers fâcheux de son désordre. Il est surpris du ton, presque cordial, de cet individu pourtant victime innocente d’une négligence impardonnable. Il y a aussi cette variante, cette variante qu’il lui annonce et qu’il découvre à l’intérieur de la grande enveloppe. Il se sent presque rassuré. Ces quelques maigres pages permettront avec l’expérience qu’il a, de se forger une idée de ce que cet Eugène Mollard a dans le stylo. Rassuré et anxieux à l’idée qu’il puisse découvrir un chef d’œuvre. Il a été inspiré d’attendre, de ne pas expédier aux éditions Grissart la vraie fausse note de lecture rédigée il y a peu. Ces pages le surprennent, non par la qualité de leur style, il est franchement mauvais, mais par la violence qu’elles contiennent. Il est choqué par un tel déferlement de haines inutiles. Il ne parvient pas à comprendre ce qui a suscité chez un auteur un tel ressentiment à l’égard des instituteurs en particulier et des adultes en général. Il admet mal que l’on puisse rédiger un tel texte. Même s’il s’agit de mauvaise science fiction, ce déchaînement de haine venant d’enfants envers ce qu’ils ont de plus sacré : leurs maîtres d’école le met mal à l’aise. Il se demande ce que pouvaient contenir les chapitres précédents pour qu’ils accouchent d’un tel dénouement. Ce qui l’interroge, c’est que cet hystérique juge sa version initiale trop pédagogique. Il serait curieux de la découvrir, de la comparer avec cette accumulation de propos sanguinolents. Il se demande pourquoi cet auteur a imaginé une intrigue amenant toutes les classes de cours moyen deuxième année de France à se révolter le même jour. Il regrette de ne pouvoir se forger une opinion solide, rationnelle. Il est comme l’invité qui arriverait chez ses hôtes au dessert et qui serait dans l’incapacité de juger la qualité du repas à la simple vue d’un gâteau. Sur son agenda, à la date du jour, Marc écrit : « chercher le manuscrit d’Eugène Mollard ».
C’est l’esprit léger qu’Eugène Mollard s’élance dans cette journée du vendredi vingt octobre. Il est arrivé au bout de cette histoire commencée il y a quelques mois. Dans une semaine, tout au plus, il sera fixé, il saura à quel saint se vouer concernant son avenir littéraire. Il estime que la négligence d’un lecteur « sur vitaminé » d’activités débordantes pourrait se transformer en indulgence bienveillante. Ce Marc Flandin, se sentira redevable et consacrera du temps à lire son œuvre.
Il ne connaissait pas Saint‑Etienne et cherchait à se représenter ce que pouvait être le cadre de vie de cette personne en laquelle il fondait beaucoup d’espoir. Ce devait être une ville mélancolique, propice à la lecture des cris de désespoir que tant poussaient à l’approche de l’automne.
Ses collègues furent surprises de le trouver installé dans une telle allégresse. Il ne cessait de ricaner et devant leur regards étonnés, il prenait une attitude convenue, à la limite de la condescendance. Il semblait les narguer. On aurait cru qu’il passait sa dernière journée au milieu de ces commères. Avant de partir pour un long voyage, ou avant de rejoindre un poste à responsabilités convoité par toutes depuis des temps immémoriaux… L’aide comptable première catégorie charcutière, allait‑il devenir premier comptable pur porc !
Oh là, mais on dirait que notre Eugène est en pleine forme ce matin. Il ne nous cacherait pas quelque chose…
Tu vas voir, il va nous annoncer qu’il se marie ce week‑end …
Et puis t’as vu, il est bien habillé aujourd’hui, il n’a pas mis de sous‑pull ! Allez Eugène, dis-nous ! Comment qu’elle s’appelle la future madame Mollard ?
Eugène est habitué aux railleries de ses collègues, elles ne sont jamais vraiment méchantes, et pour dire vrai, il a besoin de ces marques d’affection un peu particulières. Elles le raccrochent à une réalité qui, autrement lui échappe. C’est un peu comme un jeu, il est leur mascotte. Elles ne pourraient se passer de lui, qui ne dit rien et se contente de les écouter, les yeux dans le vague. Dans le vague, surtout à cause de tâches de gras qui ornent ses verres de lunettes. Aujourd’hui plus que jamais, il est blindé, et ne se laisse pas impressionné par leurs sarcasmes.
Rassurez vous, leur dit‑il d’un ton triomphal, je ne marie pas encore, ce n’est pas demain la veille que je vous serai infidèle…
Mais alors, qu’est ce qui t’arrives, tu es excité comme une puce ! C’est peut‑être que tu vas avoir une promotion ? Ah c’est ça ! Mireille, je crois que notre Eugène va nous quitter, il va monter à l’étage supérieur. Il va devenir chef comptable pour remplacer le père Moulin… Il va passer chez les purs porcs !
Tu n’y es pas du tout ma pauvre Bernadette. C’est beaucoup plus intéressant que ça ! Moi la place du père Moulin, il me la donnerait sur un plateau que je n’en voudrais pas. Vous voulez vraiment savoir ce qui m’arrive et pourquoi je suis dans un tel état ?
Ben maintenant de toute façon t’en as trop dit, alors il faut que tu nous racontes.
Vous vous rappelez, je vous avais parlé d’un livre. D’un livre que j’avais écrit. Un livre sur les enfants, enfin avec des enfants plutôt…
Ah oui, je me rappelle, on s’était bien moqué de toi ! Tu ne vas quand même pas nous annoncer que tu va recevoir le prix Goncourt ! Tu n’es même pas capable de rédiger correctement une lettre de relance…
Permets-moi de te dire, chère Bernadette, que ça n’a rien à voir. Si pour toi écrire une lettre de relance pour l’adresser à un mauvais payeur, c’est écrire, tu m’excuseras de penser le contraire. Il s’agit simplement de noircir du papier et d’aligner des mots stupides. Mon livre c’est quand même autre chose qu’une vulgaire lettre administrative.
Allez, on disait ça pour rire ! Raconte-nous ce qui t’arrives.
Eugène a toujours eu du mal à faire la différence entre l’espoir et la réalité, entre le désiré et l’obtenu. Il est de ceux qui pense être parvenu au bout d’un parcours alors qu’ils entament le trajet. Ainsi, pour ce cas précis, il n’envisageait pas l’échec. Le simple fait d’avoir établi un contact personnalisé avec son lecteur l’incitait à s’estimer parvenu au but.
Eh ben, figurez vous qu’il y a de fortes chances que mon nom soit bientôt en vitrine de toutes les librairies.
Ca alors ! Pour une bonne nouvelle, c’est une bonne nouvelle ! Il parle de quoi au juste ton livre. C’est quoi l’histoire ?
En quelques mots bien calibrés, Eugène a résumé cette histoire un peu folle. Il ressentait une sensation bizarre, comme s’il avait été étranger à ce qu’il lisait. Il s’écoutait et avait la désagréable surprise de n’apprécier que très modérément cet enchaînement.
… et le même jour, à la même heure, un événement extraordinaire se produit : toutes les classes de cours moyen deuxième année de France prennent leur instituteur en otage…
Attends Eugène, tu veux bien répéter ce que tu as dit ? C’est quoi cette histoire de tous les cours moyen deuxième année de France le même jour, à la même heure ?
Bernadette avait changé de visage. Eugène s’était arrêté dans son récit, surpris de l’interrogation de sa collègue Bernadette. Il était dérouté par l’intérêt qu’elle semblait porter à ses paroles.
Oui, le même jour, à la même heure, des milliers d’enfants décident de prendre leur instituteur en otage. Tu ne trouves pas ça extraordinaire que des milliers d’enfants puissent s’organiser, et être prêts pour une grande opération, tous ensemble…
Si, si, c’est extraordinaire, mais ce n’est pas ça qui me gène…
Ah je suis sûr que tu es comme ma sœur toi ! Tu t’imagines que dans un roman tout doit être possible, vérifiable, tu ne supportes pas qu’on puisse fabriquer de l’extraordinaire, du merveilleux, de l’impensable.
Eugène s’enflammait et ne plaisantait plus. Il se sentait accusé, et n’avait pas l’intention d’encaisser sans rien dire les sarcasmes cruels d’une quelconque gratte‑papier bouffie de littérature de gare.
Non, ce n’est pas ça que je veux dire Eugène. Elle est bien ton histoire, très bien même. Mais quand tu as parlé de ce grand jour, où quelque chose d’extraordinaire se passerait, j’ai eu comme un flash. Tu sais, cette sensation d’avoir déjà vécu une scène où d’avoir entendu exactement les mêmes paroles…
Je ne comprends rien à ce que tu me racontes. Tu ne vas quand même pas me dire que tu as déjà lu quelque chose qui ressemble à ça…
Non, je n’ai jamais rien lu de pareil, mais j’ai la certitude d’avoir entendu quelque chose qui y ressemble. Il n’y a pas très longtemps.
Explique-toi, on dirait vraiment que j’ai dit quelque chose d’horrible.
Ecoute Eugène, ne le prends le pas mal, mais ton histoire je crois qu’elle existe déjà, certainement sous une autre forme, certainement pas aussi dure, mais il y a quelqu’un, quelque part, qui a lancé une espèce de grand jeu…
Je ne comprends toujours pas ce que tu veux dire, sois plus claire ! Si tu veux insinuer que je me suis inspiré d’une histoire réelle, tu te plantes complètement, ce n’est pas mon style, je préfère être considéré comme nul plutôt que d’avoir la bassesse et surtout la paresse intellectuelle de plagier.
T’énerves pas ! Je vais essayer d’être plus claire, je vais t’expliquer. Mais rassure-toi je ne pense pas que ce soit grave. Encore un coup de ce fichu hasard…
Moi n’y crois pas au hasard…
Voilà, il y a quelques semaines mon Jérémie m’a expliqué qu’il participait à un grand jeu Internet ! Tu sais j’en avais parlé. C’est sa cousine d’Istres qui lui envoie des messages et lui les transmet à d’autres. Il n’a pas voulu me donner de détails, il m’a expliqué qu’il s’agissait d’une opération promotionnelle organisée par une grande marque et qu’ils gagneraient tous un gadget.
Oui c’est intéressant, mais je ne vois pas le rapport avec mon histoire pour l’instant…
Attends. Ce qui m’a frappée tout à l’heure c’est lorsque tu as parlé de tous ces cours moyens deuxième année. Le jour où il m’a parlé de son grand jeu, Jérémie a employé pratiquement les mêmes mots. Il m’a dit que dans quelques semaines un événement exceptionnel se produirait, que tous les enfants de tous les cours moyens deuxième année de France seraient les héros d’une journée extraordinaire. Incroyable tu ne trouves pas, on dirait ton histoire de prise d’otage !
Eugène ne répond pas. Bernadette ne paraît pas attacher, plus qu’il ne faut, d’importance à cet événement. Elle n’a d’ailleurs pas envie de poursuivre cette conversation avec Eugène et s’est lancé dans un extraordinaire débat sur les avantages abdominaux du body building et des régimes Slim fast… Il se tait et simule l’insouciance.
Eugène ne saurait dire pourquoi, mais il se sent envahi de pressentiments. C’est un vendredi soir bien ordinaire qui débute. Ce matin il espérait le week‑end, pressé de le voir s’effacer pour céder la place à l’unique semaine. Au lieu de cela il a le souffle court, la bouche pâteuse. Il entend son impatience s’éloigner, il l’entend s’excuser de n’être pas déjà plus loin. Eugène ne croit pas au hasard, n’y a jamais cru. Il ne peut pas s’endormir, ne veut pas laisser le champ libre au temps qui le surprend, en traître, au détour de chaque nuit. Eugène a peur.
Eugène ne tient plus et a beau se répéter qu’il peut patienter quelques jours encore, il est épuisé d’attendre. Surtout qu’il sait être en position de force. L’autre jour, au téléphone, il a perçu la gêne de son interlocuteur. Il faut en profiter, il va rappeler, il va insister.
Il obtient facilement le service manuscrits qui lui décrit d’un ton administratif le parcours d’un premier roman. Son correspondant justifie ce délai très long, trop long il en convient, en expliquant que c’est la preuve du sérieux de la maison. Chaque lecteur prend le temps de lire les manuscrits qui lui sont confiés. Il ajoute qu’en principe la maison a confiance en ses lecteurs. Si les délais sont aussi longs, c’est qu’il s’agit de personnes aux activité multiples qui peuvent difficilement maîtriser le temps. Cette explication ne satisfait pas Eugène, elle ressemble à une excuse un peu facile. Prétextant une modification qu’il a apportée au dénouement de son roman il réclame l’adresse de ce lecteur débordé. Cette démarche est inhabituelle, et déconcerte le responsable des manuscrits. Eugène devine son embarras et en profite, il évoque les quatre mois annoncés et les presque six écoulés. Il n’est pas dans ses intentions de polémiquer, mais un petit geste de faveur lui paraîtrait opportun. Son interlocuteur comprend qu’il est difficile de refuser. La réputation de la maison est en jeu. Il lui accorde ce passe droit en insistant sur le fait que ce ne peut être qu’exceptionnel. A son tour, il lui réclame comme une faveur de rester discret. Eugène accepte ce principe de confidentialité en ajoutant d’ailleurs que son seul souhait est d’améliorer son manuscrit. Il s’engage, une fois cette démarche effectuée à ne pas harceler son lecteur.
Eugène est satisfait. Il sait désormais que son manuscrit sommeille, depuis quelques mois, chez un lecteur débordé, un certain Marc Flandin. Marc Flandin, trente quatre rue de Bretagne à Saint Etienne. Il est rassuré et se lance tout de suite dans la rédaction d’un courrier qui accompagnera sa variante. S’il ne tâtonne pas trop sur le choix des mots, il pourra poster cette précieuse lettre avant la dernière levée.
Monsieur,
Voilà bientôt six mois que j’attends avec angoisse une réponse aux interrogations qui m’ont assaillies depuis le jour où j’ai cru avoir achevé mon manuscrit. Je sais que le temps n’est pas le même en tout lieux, pour tout le monde. Ce temps, il est lourd, coupant comme un rasoir pour celui qui attend. Il est traître, sournois, insaisissable pour celui qui promet. Aussi je ne vous en veux pas pour ce délai supplémentaire que vous avez ajouté au calendrier de mon impatience.
En fait mon angoisse tient surtout au fait que le dénouement que je vous propose dans mon roman ne me satisfait plus. Il me paraît trop pédagogique, trop déphasé par rapport à ce qui précède. J’y ai travaillé et je vous propose de lire mon roman jusqu’à la page 147 et de vous reporter ensuite à ces quelques feuillets que vous trouverez ci‑joint.
Je souhaite ne pas vous avoir trop importuné et me tiens à votre entière disposition pour d’éventuelles informations à mon propos. Veuillez agréer Monsieur Flandin l’expression de mes sentiments dévoués.
Eugène Mollard
C’est ainsi qu’Eugène a ressorti des oubliettes la première version. Sa première version, celle que Justine trouvait trop folle, trop dure.
Il suffit je ne me lève plus a dit le jour somnolent Mais ce n’est pas possible tu es condamné A répondu une nuit tremblante et pressée d’engloutir Le trou de lumière par elle creusé Encore un effort je t’en prie Le jour s’est tourné et retourné Il a râlé Au pied du lit de pierre a posé un pied puis deux Et s’est levé l’œil mauvais Sur un ton sec et irrité à la nuit a répondu C’est bon une fois encore je le fais Je le fais pour toi Tu me fais tant pitié
Armand mesure le bénéfice qu’il peut retirer du désaccord de ses parents à propos de son mutisme chronique. Il a compris qu’aucune décision ne sera prise. Il va bénéficier d’une espèce de sursis. Aussi il n’exagère pas et reste sur ses gardes. Dans un de ses messages, il conseille la prudence à tous. Il faut éviter d’affoler les parents. Il recommande de ne pas bouleverser les habitudes, de rester fidèle aux rites. Le danger serait de susciter questions embarrassantes et représailles disproportionnées. Armand a hésité avant de transmettre le message expliquant la nécessité de sacrifier des innocents. Il ne s’agit plus d’un jeu. Ceux qui le croiraient encore se sont exclus et se sont délibérément inscrits en tête de liste des condamnés. Il a hésité. Beaucoup. Tout avait si bien fonctionné. Il y avait de l’enthousiasme, de l’allégresse. Rien ne paraissait vraiment sérieux, sinon le fait de communiquer, de transmettre des messages, de s’exprimer sans entraves. Le mécanisme était bien huilé. Pas la moindre fausse note, le moindre doute, la moindre peur, ne retarderaient l’opération Eugène. On ne parle qu’à un seul copain à la fois. Personne ne pose de questions inutiles. Tout le monde attend le signal du fameux jour, où l’extraordinaire se produira dans tous les cours moyens deuxième année de France. L’inconnu, le mystère sont le ciment de cette opération. Cela fonctionne, parce que les rêves de chacun peuvent s’en donner à cœur joie, chacun décline l’extraordinaire à sa manière, chacun l’assaisonne à son goût. Tout le monde accepte la règle, transmet le message à six personnes, toujours dans le même ordre. Tout le monde s’efforce de ne pas choisir les six destinataires dans une même classe. Il faut éviter l’engorgement, favoriser l’ouverture à tous les milieux. Il est superflu de dire plus que ce que l’on sait. On ne répond à aucune question. Si on tombe sur un enfant déjà entré dans la chaîne, on ne dit rien, on ne cherche pas à connaître ses sources. On se contente de trouver quelqu’un d’autre. Oui au début, jusqu’à l’idée de Fanny tout fonctionne comme dans un livre. Le plus important est désormais d’entretenir le doute, la crainte, la suspicion. Il est impératif que chacun n’effectue que six transmissions. Que quelques uns transgressent cette règle, multiplient les contacts sauvages et ce sera l’échec. Il est primordial que dans ces dernières semaines tous sachent que certains, ne seront pas informés de tout, que tous sachent qu’il y aura des sacrifiés. Le suprême raffinement dans la stratégie imaginée par Fanny est de prévoir que certains messages, les derniers, ne seront pas transmis à tous. La perversité de ce plan effraie Armand. Il faudra qu’à partir du troisième ou quatrième cercle chaque enfant en élimine un de la chaîne. Ce devrait être suffisant pour sélectionner quelques centaines de sacrifiés. Mathématiquement, l’idée de Fanny est cohérente. Il suffit qu’Armand rédige un message clair. Il y consacre plus d’une heure. Le résultat est loin d’être parfait, mais l’essentiel est clairement expliqué. Il l’enverra dans quelques jours, quand tout le monde saura qu’il y aura des condamnés. « Transmettez le message suivant à vos six têtes de réseau ( cela fera trente six ). Elles mêmes le transmettront à leurs six récepteurs ( et cela fera alors deux cent seize ) qui continueront l’opération selon les procédures habituelles ( nous en serons alors à mille deux cent quatre vingt seize ). Ceux ci seront les derniers à transmettre le message en respectant les mêmes règles arithmétiques, ( le nombre d’enfants détenteurs de l’information sera à ce stade là de sept mille sept cent soixante seize ). Et ce sont eux, et uniquement eux, qui devront chacun choisir un sacrifié, celui à qui on ne dira rien et qui entraînera par la même logique diabolique toute une série d’autres victimes. « En résumé, à ce niveau de la chaîne la multiplication ne s’effectuera plus que par cinq. Cette astuce « permettra » à sept mille six cent soixante seize enfants d’être écartés des dernières consignes. Diabolique ! Abominable ! Tout le monde saura dans le prochain message, qu’il y aura des sacrifiés, des otages. Tout le monde saura que certaines informations ne seront pas transmises à la totalité. Mais personne ne saura quand cela se fera et qui sera écarté. Chacun vivra avec l’angoisse d’être celui qui va sortir de la chaîne Tous vont s’épier, s’espionner. Certains craqueront.
Oublié le temps, pas si lointain, où eux aussi étaient en attente de grandeur. Ils ne veulent pas tout démolir, cela ne les concerne pas. Ils ne veulent pas tout refuser, on ne leur propose rien. Ils veulent vivre, comme ils sont, sans l’éternelle menace du doigt pointé vers l’avenir. Quand ils parlaient de ce monde qu’il ne voulait plus, et de celui qu’ils désiraient Fanny était la plus dure, la plus violente. C’est elle qui a donné le ton de cette révolte, c’est elle qui bat la mesure. Elle a longuement réfléchi à tous ces problèmes. Chez elle, à Istres, elle entend souvent dire que l’enfant est roi. Il est peut être roi, mais ne gouverne qu’un royaume corrompu, où chacun s’enferme dans une tour d’égoïsme. Elle est écœurée, ne supporte plus de voir les adultes tricher avec elle. Ils commencent par donner l’illusion qu’ils écoutent, puis ils finissent par prouver qu’ils sont incapables de communiquer autrement que par des formules convenues et inutiles. Elle voudrait les entendre dire qu’elle les fatigue, les indispose, les dérange dans leur monde trop parfait. Ce qu’elle souhaite par dessus tout, c’est qu’ils cessent de jouer aux enfants, de les singer, de les caricaturer. Ils sont ridicules, tristes à pleurer quand ils se roulent dans l’herbe, s’éclaboussent, pour faire bien, pour faire jeune. Elle a honte. Honte d’être cette image stupide. Non, elle ne ressemble pas à cela, elle ne ressemblera jamais à cela. Elle n’est pas ce spectacle grotesque, elle n’est pas cet amoncellement de niaiseries qu’on lui sert avec délectation chaque fois qu’il est prévu de lui faire plaisir. Fanny estime qu’il ne devrait pas y avoir de droit des enfants. Elle les a étudiés l’année dernière avec son institutrice. Dans sa chambre elle a affiché la déclaration des droits de l’homme. Elle connaît l’article un par cœur. « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » . Au début elle ne saisissait pas ce que l’on entendait par « les hommes ». Elle voyait des êtres humains de sexe masculin, les mêmes dont sa mère s’affublait régulièrement. Son institutrice avait expliqué que lorsqu’on dit les hommes, cela regroupe tous les êtres humains, masculins ou féminins, petits ou grands, jeunes ou vieux. Nous sommes tous des êtres humains, avait elle écrit sur le tableau. Aussi Fanny ne comprenait pas pourquoi il fallait ajouter des droits aux enfants puisqu’ils en avaient déjà. A moins que, à moins que comme en orthographe, il n’y ait aussi des exceptions. Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, sauf s’ils ont moins de dix huit ans… L’autre jour elle a feuilleté le Quid et a lu ce qui concernait le droit des enfants. Elle n’a pas tout compris, mais a ri intérieurement en découvrant que dès l’âge de douze ans un enfant peut livrer des combats de boxe. Elle a lu aussi qu’aux Etats Unis un certain Gregory Kingsley a attaqué ses parents en justice pour obtenir le droit de s’en séparer. C’est curieux, elle n’y avait jamais pensé. Comme ce serait bien d’avoir le droit d’abandonner ses propres parents, de les déclarer inaptes au service, de les répudier en quelque sorte. Pas forcément pour en changer. Elle a en partie réussi ce travail puisque son père, enfin l’être humain de sexe masculin qui a le plus longtemps partagé la chambre de sa belle blonde de mère est parti. Il s’est enfui même. Il faut dire qu’elle lui rendait la vie impossible. Elle le trouvait ridicule avec sa queue de cheval et son gros anneau à l’oreille droite. Ridicule aussi son rire, comme si quelqu’un l’avait chatouillé à l’aide d’un plumeau. Ridicule aussi tous ces mots : cool, super, extra, génial, je m’éclate. Fanny, elle aurait voulu un papa Rambo. Rambo un, c’est celui qu’elle préférait. Qu’est ce qu’il était fort ! Elle aurait voulu un papa qui ne fume pas n’importe quoi sous ses narines, qui ne lui impose pas ses musiques planantes donnant envie de pleurer au plus grand des comiques. Elles est restée avec sa mère. Gentille, sa mère, mais un peu paumée, incapable de prendre une décision. Sa mère, c’était une toxicomane du futur. On verra, on ira, on fera, un futur se transformant invariablement en conditionnel ou même en futur antérieur : « on aurait pu faire, on aurait pu aller… Fanny les impressionne avec ses discours fleuves. Ils ne partagent pas tous ses raisonnements. Même Armand est circonspect. Ils estiment qu’elle pousse un peu loin sa haine des autres, des adultes. Mais elle refuse d’admettre qu’elle puisse avoir tort, elle prétend que le temps lui donnera raison, qu’un jour ils se souviendront de ce qu’elle avait annoncé. Armand est fasciné et voudrait la féliciter. Mais Fanny n’aime pas être complimentée, ni par Armand, ni par ses parents. Elle ne supporte pas d’être considérée comme une enfant exceptionnelle pour son âge. Elle répond souvent que si c’est exceptionnel de savoir autant de choses pour une gamine de onze ans, c’est par contre courant pour un adulte d’en savoir si peu. Sa mère rit de cette réponse. Sans comprendre… Fanny est cruelle. Elle admet difficilement la stupidité de beaucoup de filles de son âge. Surtout chez celles qui jouent à être plus grandes. Elles jouent à être comme la grande sœur qui, elle, essaie d’être comme maman qui se prépare déjà à ressembler à grand mère. Ridicule. Fanny ne rêve pas d’être plus vieille. Ni plus jeune. Elle est bien comme elle est. Elle se suffit à elle même et se dit qu’elle aura le temps, plus tard, de se dégoûter, sans déjà prendre de l’avance. Elle ne regarde pas derrière elle, ni devant, elle regarde autour. Elle regarde autour et ne voit que les autres qui courent, qui sont poursuivis ou qui cherchent à attraper des personnages qu’ils seront un jour. Lorsque dans son message Fanny a proposé à Armand de supprimer ou de menacer quelques innocents, elle redoutait une réaction négative, un refus même. Elle voulait le tester, vérifier s’ils étaient de la même révolte, s’il y avait concordance, ou s’il n’était qu’un vulgaire affabulateur. L’opération Eugène devrait concerner plusieurs milliers d’enfants, mais pour le moment la partie ne semblait ne concerner qu’Armand et Fanny…
Maintenant qu’ils étaient entrés dans l’action, ce scénario imaginé ne le faisait plus rêver. Rêver, il n’en n’avait plus le temps. Il fallait qu’il réfléchisse, qu’il agisse. Il avait fallu cette histoire pour que la mèche s’allume. Mais aujourd’hui elle ne lui était plus d’aucune utilité et il désirait l’oublier, l’éliminer de son esprit. Il avait la sensation qu’elle l’encombrait, qu’elle étouffait sa spontanéité. Il avait été incapable d’élaborer un scénario équivalent à celui de Fanny.
Il faudra qu’il se débarrasse du manuscrit. Il ne doit pas éveiller le moindre doute en le plaçant au sommet de la pile. Son père ne s’était aperçu de rien, il était donc inutile de l’inquiéter en l’incitant à lire ce livre qu’il trouvera moyen. Il connaissait les goûts de Marc. Il était plutôt difficile, du genre avare de compliments. Il n’apprécierait certainement pas le style de cette histoire. Il lui avait expliqué que pour qu’un livre soit bon il faut qu’on puisse le lire d’une simple inspiration. Un livre, lui avait t’il dit, on doit le respirer, comme le parfum d’une fleur sauvage et quand il est fermé on doit en être imprégné. Définitivement. Il lui avait parlé de « L’étranger » d’Albert Camus.
Tu verras Armand, ce livre c’est plus qu’un livre, c’est plus qu’un paquet de feuilles reliées entre elles pour être vendues. Ce livre, c’est un flot ininterrompu de sensations qui te traversent. Ce livre c’est une transfusion, tu le lis et tu sens les mots qui entrent en toi, goutte à goutte. D’abord tu souffres, parce que ce ne sont pas les tiens, et puis tu t’habitues. Tu es bien ! Tous ces mots quand tu les auras lus, il faudra que tu les gardes en toi, précieusement, comme un coffret de pierres précieuses, de peur de les souiller au contact des banalités qui se disent.
Armand ne comprenait pas la puissance de ces déclarations d’amour. Mais il en retenait la musique, la poésie, il était fasciné par le regard de son père évoquant les livres qu’il aimait. C’était un regard lumineux. Il débordait de larmes comme lorsqu’on parle de ceux qu’on aime. Armand ne saisissait pas toutes les subtilités des envolées littéraires de son père mais avait hâte de rencontrer cet étranger. Il brûlait de se plonger dans les phrases ensoleillées de Giono que Marc lui offrait parfois. Mais il admettait qu’il fallait attendre, qu’il était ridicule de sauter des étapes. Ce n’était pas une question d’intelligence ou de culture. C’était un problème d’harmonie. Trop jeune, il lui manquera quelques instruments de base indispensables pour que la musique des mots exprime sa pleine puissance.
Certains adultes souffrent du même handicap. Ils sont amputés de cet œil intérieur qui transforme les mots en images sublimes. Ce sont ceux qui ont cessé de grandir le jour où ils ont préféré les émotions de jeux télévisés à la lecture de quelques pages fraîches dans le silence d’une nuit d’été. Marc prétendait que certains de ces êtres humains étaient incapables de ressentir le millième de ce que n’importe quel enfant éprouvait en lisant quelques pages du dernier des Mohicans…
Armand n’a pas vu le temps passer. Il est dans la même position depuis bientôt une heure, le message de Fanny sur le bureau et le manuscrit d’Eugène Mollard sur les genoux. Sacré Eugène Mollard ! Il a complètement raté le dénouement. C’est un dénouement d’adulte, de tout petit adulte, comme ceux dont parle Marc. C’est le dénouement de quelqu’un qui regarde beaucoup la télévision, qui a lu de mauvais livres et s’imagine qu’il suffit de proposer des activités sportives l’après‑midi plutôt que la traditionnelle grammaire pour combler ces chères petites têtes blondes. Armand s’était régalé à la lecture des premiers chapitre décrivant la mise en place du réseau. Cette idée de chaîne n’en finissant jamais l’avait fascinée. Il avait adoré le passage où l’instituteur demande aux élèves de sortir leur matériel de géométrie et où l’un d’entre eux, le héros, extirpe de son cartable un gros revolver de collection subtilisé à son grand‑père. Ah la tête du maître d’école ! Il a cru à une mauvaise plaisanterie, mais a vite réalisé la gravité de la situation lorsqu’au premier coup de feu le classique globe terrestre a volé en éclat, comme une pastèque trop mûre.
Mais il y a ce dénouement. Trop simple, trop cinéma ! Tout le monde se précipite dans les bras l’un de l’autre. Il y a même un ministre un peu « Rambo » qui n’hésite pas à proposer son « sacrifice » lorsqu’il négocie avec la dernière classe : celle des irréductibles. C’est la classe qui ne veut pas abandonner, qui ne veut céder à aucune pression. Armand se dit qu’Eugène Mollard a dû trop lire Astérix le gaulois. Il ne raconte plus, il remplit du papier de façon grotesque. On devine le ministre épuisé parvenir à raisonner le leader de l’opération. Peut‑être lui serre t’il la main, ou lui donne t’il l’accolade. Comme dans les mauvais films américains, il lui dit d’une voix rocailleuse : « c’est bien fiston on allait faire une grosse bêtise ». Et Armand de murmurer à la lecture de ces quelques lignes : « sonnez violons, jouez trompettes et sortez les majorettes » !
Armand est jeune, mais a des idées arrêtées sur les livres et les histoires qu’ils conservent. Lorsqu’il vient de terminer les dernières lignes d’un ouvrage il aime se sentir un peu perdu, comme après un long sommeil. Il se souvient les nombreuses fois où lecture achevée, son premier désir fut de recommencer. Il aime ces histoires qui murmurent des questions auxquelles on ne peut répondre. Pour toutes ces raisons il a condamné cette fin. Il en a parlé avec les autres cet été. Ils ont été unanimes : ce qu’ils veulent, c’est qu’on cesse de prendre les décisions à leur place, qu’on arrête de les obliger à n’aimer que ce qui est bon pour être ce que l’on veut qu’ils soient.
Non, ils ne prennent pas de plaisir à se bousculer dans un Mac‑Do pour avaler la nourriture universelle. Non, ils n’ont pas forcément besoin d’ingurgiter tous ces cocktails d’activités culturelles et sportives pour être capable de s’épanouir. Non, ils ne souhaitent pas participer, prendre des décisions les concernant lorsqu’ils sont convaincus qu’on se contente de les manipuler, de les guider où il le faut. Ils se sont accordés sur une stratégie plus violente. Ce qu’ils réclament, ce n’est ni bonbons, ni jouets, ni aucune de ces débilités qu’on prend pour le fantasme de tout enfant normalement constitué. Ce dont ils rêvent, c’est d’une véritable république, un gouvernement pour eux, avec eux. C’est un rêve bien sûr, ou un espoir. Ils en ont marre que le monde, dans lequel ils vivent, ne soit gouverné que par des adultes incapables d’admettre ni même de comprendre que manger à la cantine et rester en étude surveillée, c’est aussi fatigant qu’une journée de travail. Ils en ont marre de cette grammaire dont on leur rebat les oreilles de huit à seize ans, de cette grammaire qui absorbe leur oxygène poétique. Ils en ont marre qu’on sourit avec condescendance quand ils espèrent une planète plus propre, plus juste. Ils en ont marre qu’on les oblige à ranger leurs chambres alors qu’on s’apprête à leur léguer un champ de poubelles. Ils en ont marre qu’on leur dise : « tu verras, mon petit, cela te servira quand tu seras plus grand ». Ils en ont marre qu’on leur consacre des études, qu’on organise des colloques avec de vieux barbus pour émettre des suppositions concernant leurs rythmes, leur alimentation, leur sommeil, leurs angoisses, leurs besoins, leur maladies, leurs difficultés, leurs réussites. Ils en ont marre d’entendre le tout et son contraire. Ils ne veulent plus d’émissions pour la jeunesse qui les considère comme des arriérés mentaux. Bien sûr ils ne sont pas capables de tout, ils ont encore beaucoup à apprendre. Mais ils répondent que la plupart des adultes sont incapables de tout et s’ils ont beaucoup appris, ils ont certainement tout oublié.
Armand accélère les transmissions à partir de la deuxième semaine d’octobre. Il sent que le moment est venu d’être plus précis, plus clair. A présent il faut que chacun comprenne qu’il ne s’agit pas d’un jeu. Il faut que chacun assume ses responsabilités. Il ne peut plus y avoir de peut être : où l’on est convaincu de la nécessité de mener l’opération à son terme, où on se retire, en silence, la tête basse. Armand ne se soucie plus d’évaluer à l’unité près le nombre de ses complices, il a confiance en la réussite du projet quel que soit le nombre d’adeptes. Le jeudi douze octobre, il envoie le message le plus important de sa jeune carrière de Che. Le grand jour est fixé au vendredi vingt sept octobre. Dans quelques heures, si tout fonctionne comme prévu, des dizaines de milliers d’enfants de dix à douze ans apprendront que le vingt sept octobre sera le jour le plus important de leur vie. Armand a dressé la liste des tâches que chaque correspondant devra exécuter dans les semaines qui suivront. Dans cette liste, le plus gros problème auquel Armand s’est heurté est celui des armes. Armand s’aperçoit qu’il est plus facile d’imaginer un scénario que de le vivre. Il en veut à Eugène Mollard de donner l’impression que tout peut être facile, de donner de fausses idées, de le mettre sur de fausses pistes. Il lit plusieurs fois le passage où il est question des revolvers que les enfants transportent sereinement dans leurs cartables. Il sait pertinemment que de nombreuses familles possèdent de tels engins de mort, mais on ne peut évaluer leur nombre. Il sait aussi que nombreux sont ceux qui n’en possèdent point. Il entre dans cette catégorie et jusqu’ici le considérait comme une qualité. Il sait aussi que l’entreprise est vouée à l’échec si la menace pesant sur les adultes ne consiste qu’en de simples paroles. Les armes à feu seraient idéales. Les enseignants craindront surtout une maladresse, une fausse manœuvre. Ils ne bougeront pas par peur de sacrifier des innocents. Un pistolet c’est un peu comme une bête sauvage dont on ne peut prévoir les réactions. C’est plus efficace qu’un simple couteau, ou que n’importe quel objet silencieux, frappant ou coupant. Il faut qu’ils réfléchissent à une autre stratégie sinon tout risque de s’écrouler. Il ne peut admettre un tel scénario catastrophe. Tout ce travail pour rien, pour être réduit au silence, au ridicule, à la honte. Il faut trouver une solution. Vite. Avant que les questions ne se posent, et remontent la source du projet… C’est Fanny qui a eu l’idée, qui a trouvé la clé. Comme si elle s’attendait à cette difficulté, elle soumet une nouvelle stratégie à Armand. Il la découvre dans sa boîte aux lettres électronique, en revenant de l’école le vendredi treize octobre. Ce n’est pas très clair. « Il faut sacrifier quelques innocents. Les enseignants n’oseront pas broncher tant que la vie de l’un de ces pauvres petits chérubins risque un quelconque danger. Il suffira simplement de vérifier que certains soient passés entre les mailles du filet, ou alors de ne pas tout dire à tous, dans les derniers messages. Il faut que certains sachent tout, et d’autres croient tout savoir. Comme ça, le jour J on en sacrifiera un, en l’électrocutant, en l’étranglant, en l’étouffant, en l’égorgeant, ou même en le noyant pour les classes avec aquarium… On se débrouillera avec ce que l’on peut trouver : cutters, ciseaux, ou fenêtres, tout simplement. Donc tu vois, on n’aura pas forcément besoin d’armes, notre arme ça sera la peur, la peur qu’on fasse une bêtise. Une grosse bêtise. Alors là on pourra vraiment faire comme Eugène Mollard l’a prévu. » Armand connaît les compétences de Fanny, mais là, il est franchement stupéfait. Jamais il n’aurait osé imaginer un tel scénario. Jamais il n’aurait cru une fille de cette âge capable d’extirper des bas fonds de son cerveau des idées aussi scabreuses, aussi invraisemblables. Effrayant ! Effrayant, mais efficace. Il relit le message et se demande comment Fanny fabrique de tels raisonnements. On la croirait entraînée, rompue à ce genre d’exercices. Il se sent petit, ridicule, lui qui s’apprêtait à réduire le projet à une échelle plus humaine, plus raisonnable. Il y a quelques heures, il était presque résigné à limiter l’opération à quelques villes, celles abritant le premier cercle. Il avait même songé à abandonner, définitivement, le projet. Il avait relu le manuscrit n’avait pas trouvé la clé. Il avait fini par être lassé par le bavardage insipide de cet Eugène Mollard.
Courbé, visage fermé Je portais encore sur les épaules rentrées L’infâme poids d’une nuit Au sommeil délabré Impatient, le pas traînant J’ai tiré le long rideau de ma lourde insomnie Le beau matin est arrivé Dans un fragile bleuté De bords mauves éclairés
Je me souviens, c’était il y a quarante ans. Quarante ans, une vie qui s’ajoute, des vies qu’on ajoute… Et les traces, toutes ces traces, celles que l’on suit, celles que l’on laisse. Je les aime ces traces, les marques du passé. On croit qu’on oublie et puis…Et puis on se croise sur le chemin des souvenirs posés, on se surprend, le cœur bat, il est le même. Il est là… C’est lui l’homme, le jeune homme que j’étais, je suis le même. Je devine les mots, mes mots, eux aussi sont les mêmes, légers, prêts pour l’envol. Regarde je les attrape, ils attendaient, là, tout la haut, dans le ciel, entre mauves et solitudes…
Eugène Mollard accepte mal cette longue séparation avec le manuscrit. Il n’a jamais su porter le deuil, a toujours tenté, lors de la disparition d’un être prétendu cher, de ranimer la flamme du souvenir. Tentative vouée à l’échec, tant il a du mal à retenir de petits morceaux de passé entre les mailles de sa mémoire. Il en souffre, pour les personnes comme pour les objets, et son manuscrit n’échappe à la règle. Depuis qu’il l’a introduit dans une enveloppe à bulles, il a la certitude de l’avoir perdu. Il ne sait pas ce qu’est devenue son histoire, ignore ce qui l’a condamnée. La sensation qu’il éprouve est nouvelle, il ne parvient pas à réunir tous les éléments qui le constituent. Il s’estime morcelé, dispersé depuis ce jour où il a accepté de livrer une partie de lui même. Il avait tellement l’habitude de n’exister que sur quelques mètres carrés, tellement pris l’habitude de ne fournir aucun motif à se souvenir que ce début d’aventure littéraire l’a bouleversé. L’essentiel de son aventure terrestre aurait pu se résumer en quelques lignes grises au milieu d’une rubrique nécrologique provinciale. Au lieu de cela, au lui de se satisfaire de petites péripéties charcutières, il a fallu qu’il se mette en tête de laisser une trace. Une trace écrite, mal écrite bien sûr, envoyée là bas, ailleurs, dans un autre espace que le sien. Heureusement il n’avait proposé son manuscrit qu’à une seule maison d’édition. Il n’aurait pas accepté de se savoir disséminé, cible de tant de regards simultanés. Il avait rêvé, chaque nuit de l’été qu’on reconnaîtrait son talent, qu’il surprendrait. A chaque départ de sommeil, il s’épuisait à toujours imaginer le même scénario. Il se préparait, il expliquait, il justifiait, se justifiait. Durant ses insomnies estivales, il ne cessait de s’interroger sur les origines d’une telle histoire. Une histoire avec des enfants, pour les enfants mais qu’ils ne pourront lire tant il estime ses idées dangereuses c’est Justine qui le dit et farfelues. Une histoire avec des enfants, lui qui les fuit, eux qui ont peur ou qui l’ignore. Il prépare les réponses qu’on ne manquera pas de poser à propos de la cruauté du héros. Il expliquera qu’il a imaginé ce que des millions d’enfants rêvent ou rêveront chaque soir, si on s’entête à ne considérer qu’ils ne sont que de passage. Il comprend maintenant que son dernier chapitre est raté, trop différent du reste. Il sait qu’il faudra peut être reprendre sa première idée, celle qui a tant choqué Justine. Il s’est préparé, a travaillé différents dénouements. Il pourra les proposer au cas où. Il a préparé son sac. Minutieusement. Dans l’éventualité où on le convoquerait à Paris pour s’expliquer. Il a glissé dans un gros cartable de cuir, mémoire craquelée de ses aventures scolaires, deux exemplaires de son manuscrit, chacun affublé d’un nouveau dénouement. Il a même ajouté une chemise propre à sa panoplie de l’apprenti écrivain. Au cas où il transpire dans le métro. Il faudra qu’il soit présentable. Il y a quelques jours, il a appelé le service des manuscrits des éditions Grissart, poliment. On lui a expliqué, tout aussi poliment, que le délai maximum était d’environ quatre mois. Eugène a répondu que les quatre mois étaient largement dépassés. On lui a répondu que la maison recevait un nombre de plus en plus important de manuscrits, et qu’elle avait pour principe de tous les lire. Ceci devait expliquer le retard, mais il n’avait pas à s’inquiéter, son roman était enregistré. Il ne pouvait s’être égaré. Curieux, Eugène avait souhaité connaître la procédure, le parcours initiatique d’un manuscrit. On lui a expliqué que les manuscrits étaient distribués à différents lecteurs. Il devait attendre, encore, mais ce ne serait plus très long. D’ici à la fin octobre il aurait certainement des nouvelles d' »Attention école ». Octobre ! Octobre et ses quatre semaines. Il attendra patiemment, il a confiance, il sait que quelqu’un, ailleurs, s’apprête à découvrir une partie de lui même.
Le mardi trois octobre, un mois après la rentrée, Armand fait ses comptes. Ils doivent être plus de quarante mille, c’est écrit là, au crayon sur une feuille de papier de mauvaise qualité. C’est une série de multiplications qui annonce le nombre, comme un triomphe. Cela paraît si simple, une ligne à peine et le six se métamorphose en plus de quarante mille, l’accélération est fulgurante. Armand songe à ce que son maître dit souvent : « les chiffres ne mentent jamais, les mathématiques sont une science exacte… » Pourtant il n’est sûr de rien, parce qu’il ne s’agit pas de seuls nombres, il distingue aussi les « si » sur cette ligne de multiplications. Il y en a plusieurs des « si », il les a entourée en rouge, comme pour prévenir, pour dire attention…Armand s’épuise à lire cette ligne où tant de six dominent, où tant de « si » subissent. Si 6×6=36, si 36×6=216, si 216×6=1296 et si 1296×6=7776 alors 7776×6=46656. Alors, quel drôle de mot ! On l’utilise tant qu’on ne sait plus ce qu’il signifie. C’est comme un signe de ponctuation qu’on poserait n’importe où. Armand ne l’aime pas ce mot. Il l’angoisse, l’interroge. Mais si les calculs sont exacts, si les mathématiques ne lui jouent pas un mauvais tour, ils seront plus de quarante mille à attendre le signal, le signal pour le grand jour. Le grand jour de l’opération Eugène. Il espère ne pas s’être trompé, ne pas avoir trop compliqué la procédure en la voulant parfaite. Il ne peut s’appuyer que sur des suppositions. Sur les conseils de Fanny il n’a pas prévu d’informations remontantes. Il sait les ordres suivis par quelques dizaines de complices du premier cercle, après c’est l’ inconnu. Il se demande s’ils n’ont pas exagéré, à vouloir imiter les espions des mauvaises séries américaines… Il a rédigé les premières consignes avec Fanny. C’est elle qui a suggéré de ne rien vérifier, de limiter les communications au strict minimum, de laisser agir le hasard ou la chance. Les premières semaines, Armand n’y croyait plus, il se posait des tas de questions pratiques. Comment être certain que suffisamment de classes puissent être au complet le jour J pour réussir l’opération Eugène. Armand était persuadé que pour parvenir à l’aboutissement d’un projet, d’un rêve, aucun espace d’imprévu ne devait subsister. Fanny lui avait expliqué qu’en s’obstinant à tout prévoir, à tout savoir, à tout organiser, il n’y aurait bientôt plus personne pour le suivre. Cela ressemblerait étrangement à ces grands jeux d’adultes où il faut sans cesse renvoyer des coupons réponses et montrer patte blanche pour avoir le droit de participer. Elle l’avait convaincu. Ce qui serait grisant, ce serait justement de ne rien savoir. L’important était que tout soit hors normes. Le mécanisme est simple. Il faut que chaque nouveau maillon de cette chaîne s’engage à expliquer l’opération Eugène , à six enfants du même âge. L’explication doit être claire, concise, précise. Il s’agit de transmettre les messages d’Armand et Fanny. Des messages annonçant un événement extraordinaire dans quelques semaines, dans tous les cours moyens deuxième années de France. Il faut attendre les consignes qui viendront toujours du même émetteur et les transmettre rapidement aux six autres… C’est simple, mais ce doit être efficace, et pour cela il ne faut pas trop en dire. Pour ne pas risquer les fuites, les erreurs. Armand choisit des consignes sans ambiguïtés. Elles doivent être comprises de tous dès la première lecture. Armand a eu l’intelligence de ne pas tout miser sur Internet. Internet constitue le premier maillage, le premier cercle dans lequel on trouve les proches de Armand, Fanny, Julien, Virginie, Boris et Jacques. Ce sont une cinquantaine d’Internautes que le groupe a réussi à convaincre. Ils sont bien répartis sur l’ensemble du territoire et ont ainsi permis à la toile d’araignée de se tisser dès les premières semaines de septembre. Armand a souhaité connaître toutes les adresses. Cela lui a permis d’entourer soigneusement les villes dans lesquelles l’opération a démarré. Il passe de longues minutes à tracer des droites partant de ces villes en direction de ce qu’il estime être le poste de commandement. Sa carte est trop petite et ressemble désormais plus à l’enchevêtrement de lignes d’un tableau de fils qu’à une véritable toile d’araignée. Au début il a commencé à écrire les prénoms au dessus des villes mais a vite abandonné car cela devenait totalement illisible. Il en subsiste quelques uns qu’il essaie de relire, pour se persuader qu’il ne rêve pas, que l’opération est bien réelle. Il y a Frank à Marseille, André à Blois, Maud à Grenoble, Romuald à Tourcoing, Frédéric à Tarbes et l’un des tous premiers qu’il a pu inscrire, un cousin de Fanny, Jérémie à Bourges. Ce premier cercle a été facile à constituer, grâce aux clubs informatiques, et surtout aux demandes de correspondances Internet paraissant dans les publications spécialisées. Pour ceux ci, il a fallu prendre quelques précautions et leur demander de modifier leur adresse dès le premier contact pris. Internet n’a donc été que le déclencheur. Pour le reste, ce sont toutes les relations qui ont été utilisées : familiales, scolaires, sportives. Armand transmet les messages à trois enfants en utilisant Internet. Les trois autres, il les rencontre dans son club de judo. Il les a bien sélectionnés. Ils fréquentent chacun une école différente. Il sait qu’ils sont dans un club de foot ou de natation. Cela permettra facilement de couvrir toute la ville. Les premiers messages sont vagues. Suivant les conseils de Fanny, Armand n’explique pas tout. Mais il ne sait pas encore tout. Seul le premier cercle, celui des dix huit premiers internautes est informé dès les premiers jours du nom attribué à l’opération : opération Eugène Mollard. Les premières semaines de septembre, tout est présenté comme s’il s’agissait d’un grand jeu, un peu fou : connecter tous les enfants de tous les cours moyens deuxième année de France, le même jour à la même heure et avec le même objectif. Pour montrer aux adultes, qu’à onze ans on est capable de s’organiser, de détenir un secret, de le garder et d’aller jusqu’au bout d’une aventure… Armand est suffisamment astucieux pour éviter de créer des inquiétudes inutiles. Les premières consignes laissent clairement supposer qu’il s’agit d’un jeu. Les enfants acceptent les règles et, c’est certainement le plus surprenant, ils tiennent leurs langues. Beaucoup sont persuadés que derrière ces messages se dissimule un fabriquant de jeu vidéo. Armand sait que certains enfants sont impressionnables, et atteints d’une maladie incurable : le vieillissement. Ils ne veulent pas s’attarder. Ce qu’ils désirent c’est être après. Ce qu’ils souhaitent c’est terminer cette étape de liaison sans encombre, sans ennui ni fatigues inutiles. Ils veulent s’économiser. Ce qu’ils veulent c’est devenir grand, en finir avec les futilités qui ponctuent l’enfance. Ils ne veulent plus perdre leur temps, ils cherchent à le rentabiliser. Ils n’acceptent plus qu’on leur dise : « tu verras quand tu seras grand, quand tu seras adulte, tu pourras… » La qualité de l’opération tient dans sa simplicité. La procédure est facile à respecter, il n’y a aucun obstacle troublant le déroulement. Il n’y a pas d’épreuves, pas de pièges, pas d’exploits à accomplir. Il suffit de dire, d’annoncer, de prévoir, de promettre. L’essentiel est d’insister sur le résultat auquel conduira ce secret transmis de bouche à oreille, ou de clavier à clavier. Il faut insister sur l’événement extraordinaire qui se produira pour ceux qui sont dans le grand secret. Au début, personne, en dehors du premier cercle n’a conscience de ce que sera l’opération Eugène. On est plus curieux que convaincu. Si dans certaines familles on constate de légers changements dans les comportements, on ne s’inquiète pas, on ne pose pas de questions. Il n’y a rien de visible, rien de concret. Tout se passe dans les têtes. C’est bien connu, ce qui se passe dans les têtes des enfants, c’est le grand mystère. On se garde bien de le percer de peur d’y trouver autre chose que ce qu’on y voudrait.
Marc est inquiet. Le responsable du service manuscrits des éditions Grissart l’a appelé pour le retard accumulé dans son travail de lecteur. Quelques auteurs impatients se sont manifestés. Il ne peut plus trouver de motifs sérieux pour justifier, même auprès de simples amateurs, de tels délais de lecture. De plus, on court le risque de rater un chef d’œuvre. Marc encaisse les remontrances sans répondre. Il a tort et ne cherche pas d’excuses. Il s’engage à lire les manuscrits d’ici la fin octobre. Il n’a guère le choix et comprend qu’aucun délai supplémentaire ne lui sera octroyé. Il ne peut pas se payer le luxe d’être sur la liste noire d’un tel éditeur. Il a besoin de ce travail de lecteur qui lui offre un revenu complémentaire et qui lui procure d’intenses plaisirs. Il rencontre peu de chefs d’œuvre ou de manuscrits susceptibles de supporter une publication. Il conçoit cette délicate mission comme un exercice d’oxygénation du cerveau. Parfois il tombe en arrêt devant de magnifiques pages, il les respire, les inhale et les range au rayon des sensations veloutées. Marc n’est plus inquiet, mais angoissé. Résolu à respecter la parole donnée, il est allé dans son bureau pour jeter un premier coup d’œil aux dix manuscrits qu’il s’est engagé a lire dans le mois. Il en compte neuf. Les éditions Grissart ne peuvent s’être trompées. Elles accompagnent toujours leur envoi d’un bordereau précisant titres et auteurs. Par chance, ou par miracle il ne l’a pas égaré et a beau le lire dans tous les sens, il compte dix titres, dix auteurs. Dix auteurs qui attendent le verdict de sa lecture. Il est angoissé et a honte. Honte de son désordre. Il est impardonnable, il n’y a plus de doute, il a perdu un manuscrit. A simplement examiner l’état de son bureau il est désespéré d’avoir à y chercher un quelconque objet. Ce qui l’installe définitivement dans la certitude de la perte, c’est qu’il a trouvé les autres. Ils y sont, tous les neuf, en pile. C’est ce qu’il ne comprend pas : comment un manuscrit a pu disparaître de ce tas, si calme si géométriquement parfait. Son désordre est quasiment légendaire, mais il ne lui a jamais joué d’aussi mauvais tours. Ainsi, il avait remarqué qu’en dépit de cette pagaille, ou grâce à elle, les objets prenaient l’habitude de s’organiser, de se coaliser pour pallier ses négligences. Il cherchait beaucoup mais ne perdait rien. S’il était abattu, c’est qu’il se souvenait s’être adonné à une de ses crises de tri destructrice. Il utilisait une méthode efficace. Pendant quelques mois il laissait les excroissances de papier envahir son bureau. Quand l’accumulation devenait envahissement, il tentait de la canaliser à l’aide de multiples cartons sur lesquels il s’appliquait à inscrire la promesse « à trier ». Puis, régulièrement, découragé par l’ampleur de la tâche à accomplir il s’attachait la complicité de volumineux sacs poubelles de cent cinquante litres, et il triait. Si le manuscrit s’était retrouvé au milieu de tous ces sacrifiés, toute recherche était vaine. Il se sentait fautif et éprouvait la même anxiété que l’enfant commettant une faute réputée impardonnable. Il était glacé, se sentait rétrécir. Il était assailli de picotements désagréables. Il pourrait appeler les éditions Grissart et demander un double du manuscrit perdu. Cela ne se fait pas, ce serait grotesque, il serait ridiculisé. Il n’y a pas d’autres alternatives. Il doit le trouver. Sinon il rédigera une vraie fausse note de lecture en ne s’inspirant que du titre… Ce titre, il le lit, le relit ainsi que le nom de l’auteur. « Attention école » d’Eugène Mollard. Cela ne lui évoque rien. Il aurait pu feuilleter ce manuscrit. Machinalement. Mais rien n’éveille en lui le moindre souvenir. Il y a bien ce nom : Eugène Mollard… Il a la certitude de l’avoir entendu, ou lu. Ce n’est pas un nom passant inaperçu. Il peut aussi bien s’agir de la banale biographie d’un instituteur retraité et nostalgique, que d’une histoire d’enfances, pâle imitation de la guerre des boutons. Rien ! Il ne peut rien dire. Marc ne veut pas se lancer à la recherche du manuscrit perdu. Il perdra trop de temps, d’énergie. Il va devoir se résoudre à mentir. Il utilisera son expérience, son sens des formules, pour rédiger une brève note de lecture. Il fait le pari que cet Eugène Mollard n’a pas mis tous ses œufs dans le même panier. Il a certainement tenté sa chance auprès d’autres éditeurs. Il n’attachera pas une grosse importance à cette réponse. Quant au manuscrit, il n’avouera l’avoir malencontreusement égaré que dans quelques temps, quand tout sera digéré. Il s’installe à sa table de travail et réussit à négocier un petit espace pour écrire. Il essaie de se fabriquer une sensation, une impression avec la seule aide du titre et du nom de l’auteur. Il a beau ne pas être débutant c’est difficile. Il doit trouver l’équilibre entre une formulation trop sèche et un vague bavardage. « Votre récit est intense, prenant parfois, mais le style est trop irrégulier, les personnages n’ont pas assez d’épaisseur et les dialogues ne sont pas assez travaillés. Votre roman ne peut pas être retenu, compte tenu de la ligne éditoriale du moment ». Marc est satisfait de sa note. Pour un premier roman, c’est bien. Elle comporte quelques encouragements à poursuivre le travail d’écriture. Il est rassuré. Si cet Eugène Mollard n’est pas, par un terrible hasard, le prochain prix Nobel de littérature, il a certainement vu juste et cette lamentable négligence devrait rester sans suite. Il n’y avait qu’un détail qui le tourmentait. Il se disait qu’avec un nom pareil, Eugène Mollard ne pouvait pas être quelqu’un d’ordinaire. Il l’imagine complexé, aigri, incapable d’accepter un nouvel échec. Marc suppose qu’il y a un lien entre ce nom difficile à porter et ce titre derrière lequel on entend la douleur d’une enfance passée à supporter les petites haines ordinaires. Il n’était pas complètement soulagé et se reprochait ce désordre qui venait de condamner, irrémédiablement, un besogneux de la littérature. Marc n’avait pas évoqué ce problème en famille. Il n’envisageait pas que quiconque puisse accorder le moindre intérêt au magma de papier envahissant son bureau. Parfois Lucie, délicatement sentencieuse, déclarait que sa pièce, c’était Hiroshima. Elle parlait de ce désordre avec un sourire bienveillant comme s’il s’agissait d’une tare sympathique. Marc devait admettre qu’il était rare que sa femme ou l’un des enfants ne se risque à la traversée périlleuse de son domaine irradié. Sauf Armand, qui s’y invitait, pour parler, pour poser des questions. Il se souvient. Il y a quelques semaines, Armand était contemplatif devant cette vielle affiche du Che. Cette affiche relique de son passé révolté qu’il n’est jamais parvenu à jeter malgré les remarques ironiques de Lucie. Le Che, un modèle autrefois, aujourd’hui une image mythique. Une simple image un peu jaunie. Armand voulait comprendre les raisons d’une telle fascination. Il était attiré par le regard. Il avait demandé ce que voulait dire être le guide de la révolution. Marc avait répondu que c’était quelqu’un en qui on avait une confiance aveugle, un peu comme un guide de haute montagne, mais cela n’empêchait pas les accidents. Armand fut déçu de cette explication, mais son père n’avait pas l’habitude de lui remplir la tête de mythologies inutiles surtout s’il les avait lui même subies. Depuis son retour de colonie, Armand était bizarre, il se répandait encore moins en d’inutiles paroles de gosse et restait enfermé dans sa chambre. Ils avaient peut être commis une erreur en installant le micro ordinateur familial sur son bureau. Ils ne pouvaient pas, maintenant, lui reprocher de consacrer plusieurs heures par semaines à torturer le clavier. Il serait malvenu de lui adresser la moindre remontrance quand ils l’avaient pratiquement inscrit de force à cette colonie informatique. Marc pourrait l’interroger à propos du manuscrit écrit par Eugène Mollard. Mais ce serait trop facile. Poser la question serait une façon détournée d’imputer à son fils une inutile part de responsabilité. Marc se résigne. Il ne parlera pas de cet incident, réglera seul ce problème. Il expédiera sa première note de lecture aux éditions Grissart le plus tôt possible. Elle concernera un livre sans importance, il l’espère, le livre d’un certain Eugène Mollard. Un certain Eugène Mollard de Bourges, dans le Cher…
Je rêve du matin au rose bleuté Les angles secs d’une mauvaise nuit A ton rire parfumé se sont accordés Il fera beau je le sais Au pays d’un vieux silence enfoui Il est l’heure je le sais Il est l’heure des amours permis Si loin des raides lois des tristes diseurs Morales grises qui essoufflent Le joli vent des souvenirs Je rêve d’un beau chagrin Aux larmes séchées Il n’y a plus rien qui ne presse C’est un matin si léger Pour tenter d’encore aimer
Armand a sorti son cahier de brouillon et se lance dans une série de calculs fascinants. Il n’est pas un passionné de mathématiques, mais est attiré par les grands nombres. Il adore calculer, surtout s’il s’agit de grandeurs difficiles à représenter. Il relit souvent l’article sur la taille de l’univers dans son encyclopédie de la nature. Ces nombres lui donnent le vertige. Si on choisit une échelle d’un centimètre pour dix mille kilomètres, le soleil se trouve à cent cinquante mètres de la terre et Proxima du Centaure l’étoile la plus proche du soleil serait à deux mille kilomètres. Incroyable, Armand n’en revient pas. De la même façon, il est époustouflé par la théorie du grain de blé et de l’échiquier. Cette loi mathématique explique que si l’on pose sur la première case d’un échiquier les grains contenus dans un épi de blé et qu’on les sème pour obtenir d’autres épis et d’autres grains, à leur tour semés, lorsqu’on parviendra à la dernière case, la quantité de blé sera telle qu’elle recouvrira la moitié de la surface du globe. Il a demandé à son instituteur de lui expliquer. Armand ne comprenant pas les lois de la progression arithmétique, il lui a parlé des chaînes de lettres.
Si six enfants envoient chacun un message à six enfants avec pour consigne de le transmettre à six autres enfants et ainsi de suite, en quelques semaines ce message se trouvera dans la boîte aux lettres de quarante six mille six cent cinquante six personnes. Armand a compris et a noté sur son cahier de brouillon : 6×6=36, 36×6=216, 216×6=1296, 1296×6=7776, 7776×6=46656.
Sans le savoir, son maître a permis de résoudre le premier problème de l’opération Eugène. Comment entrer rapidement en contact, avec le plus grand nombre d’enfants. Armand, impressionné par ce résultat, admettait mal qu’en partant du simple chiffre six et en effectuant quelques multiplications on puisse parvenir à un nombre aussi important. Il riait tout seul en relisant ce qu’il avait griffonné en dessous de ses multiplications. « Si Armand, Fanny, Virginie, Jacques, Boris et Julien convainquent six personnes chacun, en quelques jours il y aura trente six partenaires pour l’opération Eugène. Si chacun de ces trente six poursuit la même opération, en quelques semaines, un mois tout au plus, près de cinquante mille enfants du même âge seront prêts pour la grande opération… Armand rêve. Il se voit s’adressant à une foule. Cinquante mille c’est juste un peu plus que ce que contient le stade où son père l’a mené pour son dernier anniversaire. Il faut que ça marche, il faut qu’il envoie un message. C’est urgent, les autres n’ont peut être pas lu la théorie de l’échiquier et du grain de blé. Il faut donner des précisions supplémentaires. Ce n’est pas trois personnes que chacun doit contacter, mais six. Avec six ça marchera. Ce sont les mathématiques qui le disent, et les mathématiques, elles ne se trompent jamais. Mais il faut qu’il interroge Fanny, qu’elle donne son avis. Il s’enthousiasme peut être trop vite, il y a certainement des détails qu’il a négligés. Fanny est clairvoyante, logique. Elle saura bien trouver ce qui ne colle pas dans ses calculs. Il reprend le manuscrit d’Eugène Mollard. Lui aussi, a eu cette idée de chaîne. Jusqu’ici il n’avait pas compris. Tout est plus clair maintenant sur la méthode à utiliser pour que des milliers d’enfants agissent simultanément. Tout est plus clair pour que dans quelques semaines, à l’insu de tous, à la surprise générale, il se produise un événement extraordinaire.
Ce mercredi treize septembre, Lucie participe à sa première rencontre autour du thème : « l’enfant et les nouvelles technologies ». Avant de s’y rendre elle souhaite une conversation avec Armand. Elle veut lui expliquer qu’elle y rencontrera son animateur. Elle préfère qu’il le sache, plutôt qu’il s’imagine espionné. Ce serait vraiment la pire des entorses au règlement. Les relations sont basées sur la confiance. C’est pourquoi, avant de recueillir les impressions de ce jeune homme concernant Armand, elle souhaite l’en informer. Armand englué sur le clavier du micro ordinateur ne l’a pas entendue entrer. Il s’apprête à transmettre un nouveau message et sursaute lorsqu’elle se penche vers lui pour lui offrir un baiser. Il a à peine le temps d’effectuer la manipulation permettant la mise en veille de son programme.
On dirait que je t’ai fait peur. Qu’est ce que t’étais en train de bidouiller ? Tu ne m’as pas entendue monter ?
Non je ne t’ai pas entendue, mais tu sais quand on bidouille, comme tu dis, on entend rien de ce qui se passe à côté. On a l’impression d’être seul au monde.
C’est dangereux ton truc, pire que la télé ! Je vais plus pouvoir te confier petite sœur si tu n’entends même pas une porte s’ouvrir. Dis-moi, ça t’intéresse vraiment Internet, ou c’est simplement parce que c’est tout beau, tout nouveau ?
C’est évident que ça me plaît, sans ça je ne serai pas assis là ! Pourquoi tu me poses ces questions ? Tu es toute bizarre …
Je ne suis pas bizarre, je m’intéresse à ce que tu fais, c’est tout. Je te l’ai pas encore dit, mais je participe à un groupe de travail avec l’organisme de vacances qui organise vos colos.
Un groupe de travail sur quoi ?
L’enfant et les nouvelles technologies…
C’est quoi les nouvelles technologies ?
C’est assez difficile à dire, c’est pour ça que je veux participer à ce groupe. Je crois qu’on parlera d’informatique, d’Internet.
Oui je comprends. Mais ça sert à quoi un groupe de travail ? Vous fabriquez quoi ?
On ne fabrique rien, on réfléchit. Comme ça on pourra améliorer la qualité des colonies…
Améliorer la qualité des colos ?
Oui, pourquoi ça te paraît si inutile que ça ?
Non, non, mais je me dis qu’il n’y a pas dû y en avoir beaucoup de groupes de travail, parce que question qualité je peux te dire qu’il y a du boulot… Armand avait adopté un ton ironique. Il avait deviné que sa mère avait quelque chose à dire et se sentait en position de force. Lucie avait besoin de se déculpabiliser. Si elle se sentait sortir des limites de ses fonctions maternelles, elle était mal à l’aise. Elle éprouvait le besoin de se justifier. Il était nécessaire qu’elle se fasse pardonner avant d’avoir agi. En ces moments là, Armand profitait de sa faiblesse . Il n’ignorait pas que Lucie vivait toujours dans le mythe parfumé de ses dernières colos. Lucie ne s’attendait pas à une telle agressivité. Elle avait imaginé qu’Armand était un fan des vacances collectives. Elle n’avait jamais envisagé l’hypothèse qu’il puisse n’y prendre aucun plaisir. Elle ignorait s’il fallait imputer la cruauté de ces remarques au crédit d’une mauvaise humeur passagère ou s’il s’agissait d’un malaise plus profond.
Pourquoi tu es agressif comme ça ?
Je ne suis pas agressif maman, mais ça me fait marrer que tu veuilles réfléchir avec d’autres adultes sur ce qui pourrait nous intéresser, nous les enfants, alors que tu ne le sais même pas !
Je ne sais pas quoi Armand !
Tu ne sais pas ce qui nous plaît, tu ne sais pas ce que c’est une colo dans la tête d’un enfant, parce que toi la colo tu la vois qu’avec ta tête d’adulte, avec tes souvenirs.
Tu parles encore comme ton père… Franchement, t’es de mauvaise foi, cet été on ne vous a pas demandé votre avis pour, choisir des activités…
Peut être, mais moi je suis sûr que c’est hypocrite, c’est pour qu’après les adultes, ils puissent être fiers d’eux, qu’ils puissent dire : nous on a fait ça et on pense que c’est bien…
C’est déjà quelque chose qu’on vous demande de choisir. Quand j’étais petite je ne pense pas qu’on aurait pu faire ça !
Tu as été en colo maman, quand tu étais petite ?
Tu sais bien que non, alors pourquoi tu me le demandes ?
Parce que je ne comprends pas comment tu peux deviner ce qui se passe dans nos têtes.
Ça c’est nouveau ! Si je comprends bien tu détestes la colo, on t’a forcé cet été peut être ?
Je n’ai pas dit ça ! Mais comme tu dis que tu participes à un groupe de travail pour améliorer la qualité je te donne des conseils, c’est tout. C’est quand même bien que tu saches ce qu’on en pense, nous les enfants, de la qualité puisque de toute façon je suppose qu’il n’y a que des adultes à vos groupes de travail…
Bien sûr qu’il n’y a que des adultes, mais on est tous compétents, on a été animateur ou directeur. La plupart le sont encore. D’ailleurs c’est ce dont je voulais te parler avant que tu ne m’agresses. Il y aura Alexis un des animateurs de ta colo. Je crois que c’est lui qui s’occupait de l’activité Internet ?
Alexis ?
Oui, Alexis, qu’est ce que tu vas m’annoncer sur lui ! C’est le dernier des abrutis, il ne vous a rien appris, il vous a manipulé ?
T’énerves pas maman, je n’ai pas dit que tout était nul, j’ai simplement dit qu’on nous prenait pour des guignols. Mais si ça peut te faire plaisir, Alexis, c’était vraiment un super animateur, le seul avec qui on s’entendait bien. Lui au moins il était franc, et on sentait que cela lui faisait plaisir de nous apprendre tous ses trucs.
Ouf, je suis rassurée. Je pourrais parler de toi. Tu ne l’auras pas traumatisé celui-là.
Non, bien au contraire !
Pourquoi tu dis toujours on : on par ci on par là. On dirait que tu n’étais jamais tout seul. C’était qui tous ces on ? Il y avait encore cette Fanny je suppose. Franchement, Je ne comprends pas ce que tu lui trouves. L’an dernier à la journée portes ouvertes je ne l’ai pas trouvée sympathique et sa mère m’a déplu…
Sa mère, je m’en fous, ce n’est pas avec elle que je passe une partie de l’été. Fanny elle est comme elle est, moi je la préfère comme ça. Et puis il n’y avait pas qu’elle, on était tout un groupe, on continue de s’écrire avec Internet. C’était le but non ?
Ne te vexe pas, qu’est-ce que t’es susceptible en ce moment, je ne peux plus rien te dire. Qu’est ce que ça sera quand tu seras un ado…
Ça sera pareil, je suis né comme ça, je resterai comme ça !
On en reparlera dans quelques temps. Allez, je vais te laisser à ton courrier électronique, j’espère que tu ne dis pas trop de mal de ta petite maman chérie…
La conversation s’était interrompue brutalement. C’était préférable pour l’un, comme pour l’autre. Lucie a embrassé Armand, lui recommandant de ne pas éteindre après vingt et une heures. Armand a compris qu’il ne fallait pas qu’il en rajoute et lui a rendu son baiser. Il l’a rassurée d’un sourire radieux et lui recommander de bien s’amuser…
Armand n’est plus le même. Il a franchi les limites. Jusque là Lucie pensait que son fils était dans une mauvaise période. Aujourd’hui, elle a la certitude que quelque chose ne tourne pas rond. Il est anormal qu’un enfant de onze ans soit aussi grave. Il est anormal qu’un enfant de onze ans ne revendique jamais le droit à plus de télévision. Il est inconcevable que son fils n’aspire qu’à la solitude, lui qui vit dans une famille où le dialogue, la communication sont des maîtres mots. Ce qui la tracasse le plus, c’est qu’il n’est ni désagréable, ni insolent. Il lui arrive régulièrement de rendre de petits services. Il obtient toujours de bons résultats scolaires. Il ne s’agit pas d’une crise d’identité. Armand est à l’aise, ne donne pas l’impression de souffrir ni d’être mélancolique. C’est ce qui surprend le plus Lucie. Elle rejette l’idée que l’on puisse s’épanouir autrement qu’en suivant les principes dont elle est imprégnée. Pour se rassurer, elle cherche ce qui a pu clocher ces derniers mois. Evidemment toutes les suspicions convergent vers Marc. Elle lui reproche d’être le modèle auquel Armand s’identifie. Marc influence son fils en ne cessant de l’alerter, de le préparer à la médiocrité du monde qui l’entoure. Elle estime qu’il ne lui laisse pas le loisir d’être enfant. Il est pressé d’en faire un marginal. Elle voudrait qu’il cesse de lui parler comme à un adulte. Lucie pense qu’il est inutile de brûler les étapes, que Marc a tort de dépeindre le monde comme il est. S’il était un père conscient de ses devoirs, il devrait le décrire comme tout enfant doit le rêver. Marc ne partage pas cette conception de l’éducation. Il est persuadé que l’erreur la plus grave est de maintenir l’enfant dans une prison de coton. Il n’est pas fou, sait bien que tout n’est pas accessible dés le plus jeune âge, mais a la conviction qu’on pourrait changer le monde en cessant de le camoufler à ceux qui y vivront demain. Leur opinion sur ce thème, n’était pas aussi divergente qu’on aurait pu le croire. Ils s’accordaient sur les grands principes, mais Lucie avait tendance à se poser trop de questions. Elle doutait, craignait de se tromper. A trop s’écarter de la norme, ne risquait on pas ne plus savoir où aller ? Elle regrettait même de s’être soumise à certaines règles. Ce qui irritait Marc, c’étaient ses contradictions. Les discours qu’elle tenait au cours de ses temps de réflexion, elle était incapable de les appliquer sous son propre toit. Ce fut un mois de septembre éprouvant pour ce couple rarement atteint par les orages conjugaux. Armand n’était pas la seule origine de ces troubles, il y avait aussi l’inoubliable Jean Paul. Le Jean Paul dont Lucie parlait avec un frémissement spasmodique dans les lèvres lorsqu’elle s’essayait à la nostalgie. Elle l’évoquait pour irriter Marc, pour le réveiller, le sortir de ses rêves. C’était une réussite qui allait au delà de ses espérances. Marc admettait mal qu’elle puisse en parler avec de tels pétillements dans les yeux. Ces dernières années, le prénom de Jean Paul n’était apparu que rarement dans les conversations et si cela se produisait Marc n’y attachait guère d’importance. Aussi, cet été, quand Lucie a accepté de rendre service à Jean Paul, Marc a accusé le coup. C’était quelques jours après cette mauvaise nuit où il s’était senti envahi de pressentiments funestes. Maintenant, il y a ce groupe de travail, ces soirées à réfléchir, ces stages en internat. Armand occupé à ses activités d’internaute, n’a pas pris la mesure de la crise touchant ses parents. Mais il a été étonné d’être l’objet de tant d’attentions venant de son père cherchant à combler un déficit affectif. Lucie ne le négligeait pas, mais il avait constaté qu’elle s’emportait pour des futilités, qu’elle remettait en cause certaines règles. Ainsi, elle avait jugé qu’il lui était nécessaire de pratiquer un sport. Sinon il s’étiolerait et deviendrait comme son père… Il ne souhaitait pas entrer dans une spirale conflictuelle, car il savait qu’en temps de crise les réactions en chaîne sont nombreuses et dévastatrices. Se rebeller, contester une décision injuste, aurait risqué de compromettre la réussite de la grande opération. Pratiquer un sport dans un club lui permettrait d’étoffer son réseau. Marc avait jugé ridicule d’imposer une activité à un enfant. Ce à quoi Lucie avait répondu qu’un âne ne goûtant que le foin n’aimera rien d’autre. Armand avait l’impression de connaître ce lieu commun.
Lucie a décidé de reprendre une activité militante au sein de l’organisme de loisirs qui organise les colonies où elle envoie ses enfants. C’est ainsi. Chaque année à la rentrée, elle prend une série de résolutions, bonnes ou mauvaises, qu’elle va s’efforcer de respecter tout au long de cette période léthargique. Puis, l’été suivant elle en négligera quelques unes à la faveur d’un ensoleillement propice aux amnésies temporaires. Cette année, c’est différent, il ne s’agit pas de sport ou de se lancer dans l’apprentissage de la guitare ou du bouzouki. Non cette année il s’agit de renouer avec ses premiers amours, ceux de l’éducation globale et permanente… Vaste programme ! Mais Lucie est une experte. Elle a participé à tant de regroupements , de colloques, de stages dans une de ses nombreuses jeunesses, qu’elle n’aura aucune difficulté à se remettre à niveau. Ce dont elle a envie, c’est reprendre du service comme formatrice d’animateurs. C’est lorsque ses enfants sont revenus de colonie cette année que l’envie s’est faite plus pressante. De plus, cet été, elle est intervenue, bénévolement, dans la colonie des plus petits. Trois animateurs étaient malades et comme on ne trouvait personne pour les remplacer, le directeur, un ancien ami a pensé à elle. Ce fut une semaine extraordinaire pour Lucie. Elle n’avait rien perdu de ses réflexes, et lorsqu’elle était rentrée, elle avait annoncé à Marc son intention de reprendre du service. Celui ci s’était montré sceptique. Il avait trouvé suspect ce besoin pressant de renouer avec de vieilles passions. La présence de Jean Paul n’était certainement pas étrangère à ce désir de militer pour le bonheur de l’enfance et de l’adolescence. Marc était jaloux et Lucie aimait en jouer. Il y avait là matière à fabriquer quelques nuits d’angoisses. Son activité militante consisterait à participer à un groupe de réflexion animé par Jean Paul, sur le thème de l’enfant et les nouvelles technologies. Ce n’était pas tant le thème qui la passionnait, mais il y avait Jean Paul. Participait aussi un des animateurs de la colonie Internet d’Armand. Cela lui permettrait de parler de son fils, de son comportement à l’extérieur. Il n’était pas au courant et avait préféré ne rien dire, persuadée qu’il n’apprécierait pas ce moyen détourné de mener une enquête le concernant. Pour elle, c’était en quelque sorte joindre l’utile à l’agréable. Elle pourrait se déculpabiliser, et ne pas se reprocher de passer quelques soirées hors du foyer. C’était un peu pour son fils, pour ses enfants, pour la famille qu’elle donnerait un peu de son temps… Si tout se passait bien, si elle retrouvait la fibre, si Marc ne mettait pas son mauvais esprit au travers de sa route, elle pourrait encadrer une session de formation d’animateurs pendant les vacances de la Toussaint. Sur le thème d’Internet, comme ça elle aussi, elle pourrait accompagner Armand dans le fameux cybermonde…
Marc craignait le passage d’une saison à l’autre. Septembre était de ces mois qui le faisaient hésiter entre mélancolie et espoir. Il n’avait pas de préférences parmi ces quatre périodes météorologiques. A chacune il trouvait du charme. Ce qu’il redoutait le plus, c’était le passage. Ce moment un peu confus, à la durée inégale, où tout s’emmêle, le hier et le demain, la nostalgie et l’impatience. Il déteste tous ces instants de la vie où l’on ne peut qu’hésiter sur une conduite à tenir. Il appréhende ces séjours en salle d’attente d’aéroport où l’on hésite entre deux dehors : celui d’où on vient et celui où l’on va. Cette année, il vit la fin de l’été comme une agonie. Il saisit les premiers signes du recroquevillement. Il entend les premières lamentations de toutes les gammes de vert qui sentent monter en eux des effluves de brouillard. L’automne se devine, dès la fin du mois d’août. Il n’est encore qu’une vague silhouette à l’horizon, un « homme qui vient à hauteur des roseaux »… L’automne s’entend, il est dans le vent, plus frais, plus messager de la pluie, qui traverse là haut entre les collines fatiguées. Il aperçoit l’été qui recule, qui subit, qui ne combat plus, qui s’économise pour un prochain retour. Les gens sont revenus, ils sont rentrés. Ils sont dans leurs maisons, ils se préparent à attendre ce qu’ils viennent juste de laisser. Tout le monde entre dans sa coquille. Toutes les portes, hier ouvertes aux regards, aux cris, aux chants d’oiseaux, toutes les portes aujourd’hui s’imperméabilisent. Marc est sous le choc de sa dernière nuit d’angoisses. Il est la proie d’effets secondaires, comme suite à une grande ivresse. Depuis, Armand est revenu. Marc l’observe, l’écoute. Il cherche quelque chose qui cloche, un indice qui l’installe sur la voie d’une inquiétude justifiée. Armand ne l’aide pas, ne lui fournit aucune prise à laquelle s’agripper. Il est le même. Il donne cette impression d’être morose, désespéré. Marc sait qu’il se protège ainsi, qu’il évite d’entrer dans ces rondes puériles qui tournent sans arrêt. Marc voudrait lui parler de ses pressentiments, de ses angoisses à le voir grandir. Il voudrait lui dire combien il est difficile d’exprimer ce qu’il ressent. Mais il se tait, pour ne pas jouer faux, pour ne pas se tromper de mots. Il a pris du retard, beaucoup de retard, dans son travail. Surtout dans celui de lecteur. Tout cet été il n’a pu que se résoudre à déplacer d’un point à un autre de son bureau la pile de manuscrits déposé courant avril. Le responsable des manuscrits des éditions Grissart l’a appelé. Il faudra qu’il s’y mette sérieusement pour ne pas perdre sa crédibilité. Il faudrait d’abord ranger ce bureau, lui donner une apparence humaine. Pour l’instant on dirait un monstre de papier, une Hydre qu’il ne parvient pas à combattre tant elle enveloppe le moindre espace respirable.
Joue contre joue deux gueuses en leur détresse roidie ; La gelée et le vent ne les ont point instruites, les ont négligées; Enfants d’arrière-histoire
Tombées des saisons dépassantes et serrées là debout. Nulles lèvres pour les transposer, l’heure tourne. Il n’y aura ni rapt, ni rancune. Et qui marche passe sans regard devant elles, devant nous. Deux roses perforées d’un anneau profond Mettent dans leur étrangeté un peu de défi. Perd-on la vie autrement que par les épines? Mais par la fleur, les longs jours l’ont su ! Et le soleil a cessé d’être initial. Une nuit, le jour bas, tout le risque, deux roses, Comme la flamme sous l’abri, joue contre joue avec qui la tue.
Dans le service comptabilité, il est le seul homme. Ce matin, le bavardage, indispensable à tout commencement de journée porte sur les achats de la rentrée. Et chacune de vanter la qualité de son amour maternel, insistant sur les sacrifices imposés pour offrir aux futurs héritiers les meilleurs outils pour apprendre. L’ordinateur est entré en force dans les foyers des comptables charcutières. Les prix ont baissé, et, disent‑elles, d’un ton grave et emprunté : « on ne peut plus se permettre de repousser un tel investissement ». Eugène les écoute distraitement, les trouve ridicule à comparer la qualité du microprocesseur équipant leur matériel alors qu’elles se montrent incapables d’effectuer la moindre manœuvre sur la photocopieuse. L’une d’elle se lance dans un plaidoyer pour Internet.
Nous, on a décidé de prendre Internet, comme ça Jérémie pourra avoir un maximum de documents quand il aura un exposé à faire. Et puis, comme il s’entend bien avec sa cousine Fanny qui habite Istres, ils pourront s’écrire, s’envoyer des messages.
Les autres sont sceptiques, insistent sur les dérives possibles. Elles ont entendu parler de réseaux pédophiles. Eugène a ajouté que cela ne remplacera jamais l’écrit, ni le livre. Il a provoqué leurs ricanements en expliquant qu’il valait mieux que des enfants créent de véritables chaînes d’amitiés en s’écrivant.
Il a même confié avoir écrit une histoire sur ce thème. Une histoire qui sera publiée. Elles ont éclaté de rire. Ce n’était pas méchant, mais elles étaient habituées aux nombreuses lubies de leur collègue.
Arrête de délirer mon pauvre Eugène : il faut vivre avec son temps. Ecrire à sa cousine sur une feuille de papier et l’envoyer par la poste, c’était bon pour nous quand on était gamin. Maintenant on écrit sur un écran et on transmet le message à la vitesse de la lumière.
Peut‑être, mais comment tu contrôles ce qu’elle écrit ta fille et surtout ce qu’elle reçoit, si c’est que du virtuel comme ils disent ?
C’est vrai ce que tu dis Eugène. Je n’y avais pas pensé à ça. L’autre jour, c’était vendredi je crois, mon Jérémie il a reçu un message dans sa boîte aux lettres. Un message de sa cousine Fanny et c’est vrai que je n’ai pas pu le voir. Il n’a pas voulu me le montrer, il m’a dit que c’était des trucs sans importance, des trucs de gamins je suppose. Et puis il l’a transféré sur un fichier protégé. C’est marrant, mais j’ai l’impression qu’il en sait déjà beaucoup plus long que moi.
Eugène est satisfait d’avoir pu introduire un doute dans toutes ces certitudes, mais il ne veut pas passer pour un rabat‑joie. Il ironise en disant d’un air coquin que c’est bien normal qu’un cousin et une cousine aient quelques petits secrets…
Eugène Mollard a repris le chemin de la charcuterie industrielle. Il est abattu. Il avait imaginé que le mois d’août serait déterminant pour la suite de sa modeste vie. Il reprenait son trajet charcutier, un peu sonné, comme après une nuit d’abus.
Il a espacé ses visites à Justine depuis qu’elle l’a mitraillé sous un feu nourri de critiques acerbes. Il avait consacré ses derniers jours de vacances à mettre de l’ordre. Ainsi, il avait l’illusion d’installer le décor d’une nouvelle vie. Il s’imaginait écrivain. Pourtant depuis l’instant où il crut bon d’inscrire le mot fin, en caractères gras, au bas de la dernière page de son manuscrit, son inspiration était tombée en panne sèche. Il avait écrit ce roman par nécessité en négligeant l’essentiel : l’envie d’écrire ne se commande pas. Elle est ou elle naît.
Elle attend pour entrer dans le monde du bruit et des papiers qu’on veuille bien l’accueillir. Eugène n’avait pris que très peu de plaisir à écrire. Il n’avait pas souffert non plus. Il avait seulement éprouvé l’intense satisfaction d’avoir terminé ce qui restera sans doute son œuvre. La seule. Il avait accompli ce travail dans le seul objectif de l’après. Et aujourd’hui, une fois encore, il est orphelin. Orphelin de ce plaisir qu’il n’a plus depuis qu’il a glissé le manuscrit à l’intérieur d’une enveloppe.
L’autre jour, à la radio, il entendait un écrivain parler de son plaisir à écrire, de son plaisir à sentir le picotement des mots, de son angoisse à terminer, à se séparer de ce compagnon de nuits d’insomnie. Il évoquait la tristesse devant l’œuvre achevée, son envie immédiate de recommencer, de repartir. Comme pour un voyage où le désir de départ n’est jamais aussi puissant que lorsqu’on revient. Eugène a réalisé qu’il n’était qu’un simple apprenti. Il a compris qu’il s’était trompé. Il a pris son uniforme d’aide comptable charcutier et s’est juré de ne plus penser au manuscrit. Peut‑être jusqu’au moment où il l’oubliera.
Ce mardi douze septembre il rencontre beaucoup d’enfants sur le chemin de l’école. Ils le mettent mal à l’aise. Ils sautillent, cartables au dos, et sont affublés de la parfaite panoplie de l’écolier moderne. Il les ignore, les méprise, eux qui ne le remarquent pas. Il voudrait bien que l’un d’entre eux lui demande où il va avec son sac à casse croûte empli des « tupperware » offerts par une sœur prévenante. Il aimerait bien que l’un d’entre eux le remarque, fasse quelques pas à ses côtés. Comme deux amis qui partent pour une journée de travail. Au lieu de cela, ils se tirent les manches, se courent après, ou marchent à pas lents et prudents, les yeux rivés sur un jeu vidéo portable. Il voudrait leur dire qu’il aimerait qu’ils accomplissent des actions folles, farfelues, pour l’amuser plutôt que de s’extasier sur les exploits lumineux d’un héros électronique.
Pendant la colo ils se sont mis d’accord sur quelques détails d’organisation et ont arrêté quelques dates. Mais le plan, la stratégie à développer pour réussir l’opération n’ont pas été adoptés. Bien sûr, il y a les idées du manuscrit d’Eugène Mollard, mais cela ne suffit pas. En s’inspirant de ses idées, certaines sont géniales, il faut adapter mais il ne faut pas se précipiter et il est convenu de faire confiance à Armand. Il donnera les ordres mais passera par Fanny chargée d’amender, de vérifier quand elle le jugera nécessaire. Si Armand s’impose tout naturellement comme le chef de ce réseau, on sent bien et lui le premier que rien ne peut se faire sans que Fanny soit totalement convaincue. Elle devient ainsi sa conseillère particulière, sa directrice de cabinet, son éminence grise. L’objectif est de tisser une première toile, le plus rapidement possible. Armand et Fanny sont persuadés que s’ils veulent la réussite de l’opération il faut profiter de l’élan créé par la colo. Si on attend trop, le groupe partira en déliquescence. Les motivations sont encore fragiles et il faudrait peu pour qu’ils abandonnent le projet. Fanny songe à Boris, à Jacques coincés dans tous les sens du terme. Il est vingt heures quarante cinq. Armand a donné le départ encore un peu symbolique de l’opération Eugène. Il ne peut plus, ils ne peuvent plus reculer. Les messages ont été transmis depuis quelques minutes et il sait que déjà plusieurs l’ont lu. Les autres le découvriront demain. Jeudi soir, les premiers fils seront tendus. « Dans trois mois l’opération Eugène Mollard parviendra à son point culminant. Nous prendrons le pouvoir. Nous sommes les instigateurs de ce grand mouvement, nous en sommes les maîtres. A partir d’aujourd’hui nous ne devons plus avoir confiance en personne, nous devons parler le moins possible ( n’est ce pas Julien ? ) et nous devons respecter les procédures que nous avons mises au point cet été. Le moment est venu de commencer la chaîne, mais nous ne ferons pas comme dans le livre, car nous savons très bien que les parents lisent tous les courriers qui nous sont adressés par la poste. Nous commencerons la chaîne grâce à Internet et quand nous aurons élargi la toile nous réfléchirons aux détails d’organisation du grand jour. En attendant il faut que chacun d’entre nous puisse trouver trois autres internautes. Il faut que dans une semaine nous soyons dix huit. » C’était le premier message. Il ne contenait rien d’extraordinaire. IL était surtout un moyen de vérifier que tout fonctionnait bien. Mais tout le monde savait déjà depuis quelques semaines les tâches qu’il aurait à effectuer dès les débuts officiels de l’opération. Armand se relisait et trouvait son ton trop puéril. Cela ne faisait pas suffisamment vrai. On aurait pu croire au lancement d’un grand jeu. Il a quand même un motif de satisfaction : ce sont les premières consignes qu’ils donnent. Il a décidé seul. Il faut que dés le début il s’impose, il pilote, il prenne les initiatives. Cela permettra aux autres de comprendre que c’est sérieux. Le vendredi sept septembre, Armand ouvre sa boîte aux lettres électronique, il trouve cinq messages. Il est satisfait, tout a bien fonctionné. Il relit avec plaisir les cinq réponses lui apprenant que le message a été reçu. L’opération Eugène Mollard a commencé.
La rentrée est fixée au cinq septembre. Armand enverra le premier message le lendemain, un mercredi, à vingt heures trente précises. Ils ont accordé leur montre, le dernier jour de la colo, à la seconde près. Comme des agents secrets… L’autre jour au téléphone, ils ont vérifié qu’ils étaient toujours bien réglés. C’est Armand, bien sûr, qui est la référence en la matière. Il est une référence dans beaucoup de domaines. Il est devenu le leader, se prend tellement au sérieux dans ce qui semble n’être encore qu’un jeu qu’il est persuadé être le guide de ce petit groupe. Pour son adresse électronique, il a poussé l’ironie ou le vice jusqu’à se faire appeler le « Che ». Il a entendu son père en parler, et il lui semble qu’un guide, qu’un leader doit ressembler à ce fameux « Che ». Quelqu’un qu’on a envie de suivre rien qu’à le regarder. Il a contemplé la célèbre photo dans le bureau de Marc et la trouve très encourageante. Il est fasciné par ce regard sombre qui, d’après lui, en dit long sur la volonté d’aboutir de cet illustre personnage dont il ne sait malheureusement pas grand chose. De toute façon, les autres se moquent totalement de savoir qui est ce fameux « Che ». Ils l’attendent, lui : Armand… Pendant l’atelier RIEN Armand a lu une grande partie du manuscrit aux cinq autres. Hormis le dernier chapitre qu’il n’apprécie pas, parce qu’il aboutit à un dénouement trop classique montrant que même cet Eugène Mollard reste un adulte. Tous ont été enthousiasmés par cette histoire, mais c’est Fanny qui a eu la première le déclic.
Si on essayait de faire comme dans le livre. Si on s’organisait… Les autres étaient partagés. Boris et Jacques trouvaient l’idée sympathique, mais complètement saugrenue.
C’est bien une idée de fille, ça, tu n’as pas réfléchi ! Qu’est ce que tu veux qu’on fasse tous les six, on habite chacun à un bout de la France. C’est cette remarque qui avait fait germer l’idée du réseau dans la tête d’Armand.
Justement ! Tu te rends compte, on habite tous assez loin les uns des autres. Et c’est ça qui est super ! Tu as oublié ce qu’ils nous ont expliqué. Plus de distances, plus de frontières. A nous six, on peut commencer à tisser une immense toile d’araignée.
Et qui c’est qui se prendra dans la toile, avait ajouté Julien, un brin ironique…
Devine ! Fanny s’était exclamée, d’un ton oscillant entre l’enthousiasme et sadisme. Mercredi six septembre : vingt heures. Le moment est venu pour Armand de transmettre le premier message. Il a préparé le texte à l’avance. Il a travaillé une partie de l’après midi. Il ne veut pas faire d’erreurs. Il a plusieurs fois répété la procédure de transmission simultanée. Il a relu le mode d’emploi, feuilleté tous les documents distribués à la colo. Il veut encore s’assurer qu’il n’y a pas de risques d’interception de son message par d’autres Internautes. Il est très tendu lorsqu’il met l’ordinateur sous tension. Il n’en aura que pour quelques minutes. Son texte est prêt, il est soigneusement rangé dans le disque dur, il n’aura qu’à aller le chercher et le charger pour l’envoyer aux adresses indiquées. Pourvu qu’il n’y ait pas d’erreurs dans les intitulés d’adresse. Il a demandé à chacun de répéter, d’épeler, mais sait on jamais, surtout avec Julien et ce maudit accent de banlieusard. Il verra bien. Ils devront laisser un message, dans sa propre boîte aux lettres pour vérifier que tout fonctionne, que le réseau est en place, que la grande opération peut commencer.
Julien à Paris, était le plus vieil internaute du groupe Son école fut l’une de premières à être connectée au réseau. L’image du village planétaire l’avait enthousiasmé et il avait cherché une colo informatique. Autant Boris était discret, secret même, autant Julien était un véritable moulin à paroles. Il ne pouvait rester plus de trois minutes sans rien dire. Il parlait tout le temps. Parler était chez lui une deuxième respiration. Lorsqu’il était seul, et qu’il pensait, c’était à voix haute, pour mieux se comprendre expliquait il. Chez lui, tout le monde était bavard, tout le monde était exubérant. Ses parents étaient forains. C’était une famille unie, sans histoire apparente. On avait acheté un micro ordinateur pour la comptabilité du commerce, pour être plus moderne. Mais le soir, au moment de s’y intéresser, le père s’endormait et la mère sortait ses cahiers Héraclès. Elle s’y mettrait, un jour, mais pour l’instant ça fonctionnait bien, alors… Julien n’avait aucune difficulté à jouir du matériel autant qu’il le désirait. Ses frères et sœurs étaient jeunes, et il n’avait qu’à les installer devant la télévision pour être tranquille durant de longues heures. Il était le seul du groupe à disposer d’une adresse électronique avant le début du séjour. Cette supériorité aurait pu lui donner un privilège sur les autres, mais il n’a pas su ou voulu en profiter. Il est comme ça Julien, il donne l’impression de ne pas attacher d’importance à sa propre réussite, on le croirait indifférent voire fumiste. Il est tout simplement d’une telle générosité, d’une telle simplicité qu’il se sent gêné lorsqu’il est le premier. Il souffre quand les autres ne réussissent pas. Et s’il parle beaucoup, cela ne gène personne tant sa présence est une assurance contre l’ennui et la morosité. A Villeurbanne, Jacques est celui qui a le plus de mal à négocier l’utilisation régulière de l’ordinateur. Chez lui, les principes règnent en maître et de règlement en règlements, la vie devient une annexe du code civil. C’est tout juste si son père n’a pas installé un pointeuse pour vérifier que le temps passé par chacun ne dépasse pas les limites imparties. Il est professeur de mathématiques au lycée du Parc et s’il est quelqu’un de cultivé, d’intéressant à écouter, il est d’une telle sévérité avec l’ensemble de sa famille que les journées où il est absent ont la saveur du fruit défendu qu’on peut enfin croquer. Tout est codifié, tout doit se prévoir. Il est intolérable, inconcevable que surviennent des événements inattendus. Jacques souffre de ce délire organisationnel, car il a plutôt hérité du caractère maternel. Il est spontané, affectif, poétique. Mais il ne peut plus se réfugier auprès d’elle. Il y deux ans un cancer de la thyroïde l’a fauchée à l’aube de la quarantaine. Son père n’a pas pleuré. Il n’a versé aucune larme extérieure et Jacques lui en veut. Depuis, la vie est devenue un enfer. Ses deux frères, plus âgés, se sont murés dans le silence imposée par le respect de la parole paternelle. On devine qu’il subsiste un peu d’amour en réserve dans cette famille, mais il ne se contente que de rôder aux portes de chacun. Depuis la mort de la mère les baisers n’ont plus le droit de séjour et les quatre hommes partagent une existence pleine de raideur. Une journée à la maison rappelle les cours de mathématiques du papa professeur. Tout est rationnel, structuré, pas un mot de trop ne doit être prononcé. L’atmosphère est tendue, les repas pris en commun sont aussi animés qu’un cours de géométrie euclidienne. Les trois fils ont été stupéfaits quand avant l’été, leur père a annoncé son intention d’acquérir un ordinateur. Ils se sont bien gardés de s’enthousiasmer inutilement, se doutant bien des arrière pensées pédagogiques. Il s’attendait surtout à voir naître un règlement supplémentaire. Ils ne se trompaient pas.
Evidemment, je ne veux aucun jeu sur cet appareil. Il vous servira essentiellement de traitement de texte. Vous ne l’utiliserez qu’une heure par jour et à l’unique condition que vos devoirs soient terminés. Et justes ! Si j’ai choisi de prendre un abonnement d’essai à Internet c’est surtout pour poursuivre mes recherches. Vous pourrez essayer aussi mais le montant des communications sera déduit de votre argent de poche… Son discours terminé, il avait exigé que les plus grands s’inscrivent à l’atelier informatique du lycée et avait informé Jacques de son intention de l’inscrire à une colonie de vacances où il pourrait s’initier à l’informatique. Jacques n’avait pas contesté. De toute façon, il ne contestait jamais. Et il préférait une colo, même imposée, à des vacances studieuses consacrées à la visite de tous les vestiges gallo romains d’une région pluvieuse. Le plus compliqué fut d’obtenir l’autorisation de créer une boîte aux lettres électronique. Jacques avait rusé. Son père avait accepté, à condition de pouvoir contrôler régulièrement ce qu’elle contiendrait. Aussi, Jacques avait créé deux boîtes aux lettres : l’une que son père pourrait consulter et dans laquelle il s’arrangerait pour laisser traîner des messages culturelles et une autre, au code d’accès totalement secret qui serait réservé aux communications avec Armand et l’ensemble du réseau… Virginie et Fanny n’eurent aucune difficulté. Soit parce qu’elles étaient relativement libres, soit parce qu’elles étaient livrées à elles mêmes. Curieusement autant chez l’une que chez l’autre, on n’était pas inquiet des risques d’une surconsommation d’ordinateur. C’étaient des filles et pour cette raison on estimait qu’elles seraient certainement moins passionnées par cette merveille technologique que leurs frères les mâles.
J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends. J’attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. Je patiente, je suis poli de toutes mes forces. On me voit passer dans de belles rues savantes, j’admire les paysages, j’applaudis comme tout le monde, je donne la main, ce n’est pas moi qui parle. On me loue, je rêve un peu, on m’offense, je m’étonne à peine. Puis j’oublie et souris à qui m’outrage, ou je salue trop courtoisement celui que j’aime. Que faire si je n’ai de mémoire que pour une seule image ? On me somme enfin de dire qui je suis. « Rien encore, rien encore… »
Entre la fin de la colonie Internet et la rentrée scolaire il reste une semaine dont il faut profiter. Armand l’utilise pour mettre en pratique ce qu’il a appris. Le surlendemain de son retour, il téléphonait à Fanny, Virginie, Julien, Jacques et Boris. Il avait expliqué à sa mère, un peu surprise, qu’ils échangeaient leurs adresses électroniques, leur « e mail » pour être plus exact – electronic mail -. Comme elle ne paraissait pas comprendre, ou qu’elle faisait semblant, pour se rendre plus attendrissante, Armand lui a expliqué qu’il s’agissait d’une boîte aux lettres virtuelle. C’était mieux que le téléphone, puisqu’il fallait écrire – Armand, rusé stratège savait la corde sensible à tirer pour convaincre Lucie de l’utilité éducative de n’importe quel gadget -. C’était économique, puisqu’à condition d’avoir préparé son texte à l’avance, on pouvait s’exprimer plus longuement qu’au téléphone. Evidemment il n’avait pas donné son adresse personnelle, expliquant que si elle le désirait, elle aurait sa propre boîte aux lettres. Il lui montrerait comment procéder. Bien qu’elle estime le temps passé devant l’écran trop important, Lucie n’a pas insisté. Elle n’a pas osé. Dès son retour, elle avait souhaiter avertir : « une utilisation abusive de l’ordinateur serait dangereuse pour son physique et son psychique » . Il avait répondu qu’il fallait l’envoyer dans un séjour à dominante peinture sur soie si maintenant elle craignait les effets secondaires. Marc n’avait rien dit. Depuis le retour d’Armand, il était prudent et prenait le temps de l’observer. Il gardait en mémoire cette mauvaise nuit d’angoisse, en plein cœur d’août et préférait ne pas susciter de polémiques inutiles avec son fils. Il était déconcerté par cet émerveillement inhabituel chez Armand. Il pensait que passée la période d’euphorie, il se montrerait plus raisonnable. Il avait trouvé surprenant que l’urgence absolue d’Armand, dès son retour, avait été de se doter d’une adresse électronique pour communiquer avec ses amis de l’été. On aurait cru que tout en dépendait. Rien d’autre n’avait d’importance, pas même les beaux livres qu’il avait déniché à l’occasion d’une vente aux enchères. Tout compte fait, il s’était satisfait de cet empressement à communiquer. On avait tendance à reprocher à son aîné d’être un sauvage, voilà qui le replacerait rapidement sur la voie de la socialisation. Ailleurs, dans cinq grandes villes les mêmes préoccupations dominent. A Rennes, Boris passe beaucoup de temps à sa table de travail sur laquelle trône le micro ordinateur reçu pour son dernier anniversaire. Boris est ce qu’on appelle il le dit lui même un privilégié. Il habite la banlieue bourgeoise de Rennes dans une vieille bâtisse au style incertain. Son père est notaire au centre ville. Notaire de père en fils comme il se doit. Sa mère ne travaille pas. Ce serait inconvenant et inutile. Elle est issue d’une de ces familles qui s’acharne à conserver à leur nom une particule et qui mettent un point d’honneur à tenter de ne vivre que de leur rentes. Elle reste à la maison, et reçoit ses amies inoccupées pour jouer à la dînette pendant de longs après midi. Elle semble surgie d’une autre époque. Boris s’est toujours plaint, à ses amis de l’été, d’avoir des parents âgés. Fanny, délicate, lui répondait que cela avait au moins un avantage : celui de réunir en une seule et unique personne mère et grand mère, père et grand père. Il était fils unique. Ce n’était pas un choix, mais la conséquence d’une mauvaise chute de cheval, qui avait transformé le vaillant notaire en un pauvre eunuque à la voix fluette. Lorsque Boris évoquait ces tranches de vie, pendant l’atelier RIEN, les autres retenaient leur souffle. Virginie disait toujours que sa vie était un véritable feuilleton de l’après midi. Lui ne riait jamais de sa situation, non par souffrance, mais parce qu’il n’éprouvait rien pour ses proches. Il ne les aimait pas. Plus, il les ignorait…Ils partageaient le même toit, mais ne se parlaient pas. Et, à condition de respecter quelques rites immuables, sa vie d’enfant riche s’écoulait sereinement. Elle avait même un avantage indéniable, c’est d’autoriser très tôt l’existence d’une vie privée. Boris n’avait pas eu à s’expliquer pour quelques coups de téléphone, pas plus qu’il n’avait à rendre compte du temps passé sur son joujou électronique. L’essentiel était d’être à l’heure pour les repas et de s’y présenter souriant et les mains propres.
Marc se souvient de Fanny. Ils ont fait sa connaissance l’année dernière, pendant la journée porte ouverte. Il se rappelle une gamine hors norme. La dureté de son regard métallique l’avait frappé, surtout lorsqu’il fixait les autres enfants. Il revoit le petit sketch présenté avec Virginie. Une autre adoratrice de son fils songe t’il. Il s’agissait d’une parodie assez cruelle de leurs journée en centre de vacance. Tout ce qu’ils avaient observé ou compris était passé au crible de leur redoutable finesse. Il se souvient du malaise qu’avait suscité l’évocation du ridicule des jeux proposés et des stratégies mises en œuvre pour qu’animateurs et animatrices puissent draguer sous la haute protection de dame pédagogie. Bien sûr, ils avaient beaucoup ri ce jour là, ils étaient fiers de leur fils, de son originalité. Mais aujourd’hui, Marc ne sait plus comment utiliser ce souvenir. Sans que cela puisse se justifier, il a peur. Peur de cette image, qu’il se refuse à intégrer au registre des bouffonneries de son fils. Il distingue nettement le regard d’Armand et surtout celui de Fanny. Il n’y perçoit plus d’ironie mais de la haine. Pire encore, de la cruauté. Il se sent envahi d’un frisson désagréable dont l’origine n’est pas à chercher dans une quelconque montée de fraîcheur. Marc a peur, peur comme cela lui arrive fréquemment. Cette nuit, ce n’est pas pareil, il y autre chose. Quelque chose de plus épais, de plus boueux. Il s’enfonce Il essaie de penser à du futile, à de l’accessoire, se force à compter les points lumineux qui se déplacent au dessus. Avion ? Satellite ? Fatigue ? Il se rend compte que ses yeux du dehors lui ont échappé. Ils s’occupent à d’autres histoires. Pendant ce temps dans l’en dedans de sa tête, d’autres images se promènent, attendent d’être saisies et mises de côté. Il entend cette conversation avec le responsable du séjour, l’année dernière. Il se souvient avoir souri quand le directeur a jugé qu’Armand était associable. Comme s’il fallait, pour être sociable s’enthousiasmer et trépigner de bonheur à la moindre clownerie supposée désopilante. Comme s’il était interdit aux enfants de ne pas sourire, de ne rien dire, et même de souffrir. Marc avait souri pour ne pas être désagréable, mais il avait fini par s’emporter devant les jugements à l’emporte pièce de ce mannequin pédagogique. Il n’avait pas supporté Lucie non plus d’ailleurs que ce psychologue de l’à peu près estime « dangereux » le comportement d’Armand. Dangereux, pour lui et pour les autres. Il avait parlé aussi de l’influence négative de Fanny qui, d’après lui, n’était qu’une caractérielle. Marc lui avait répondu que s’il n’était pas capable de gérer quelques comportements, non pas spéciaux, mais différents, il fallait qu’il se consacre aux pensions pour chiens et chats ou qu’il organise une colonie avec les fans de Chantal Goya… Le directeur en salopette n’avait moyennement apprécié cet humour. Il avait ajouté qu’il ne voulait pas se mêler de ce qui ne le regardait pas, mais Armand aurait peut être besoin qu’on le suive de plus près. Marc se souvient de toutes ces paroles et aujourd’hui il y a comme un doute qui s’installe. Armand n’aime pas le sport. Armand n’aime pas les émissions pour la jeunesse à la télé. Armand n’invite jamais de copains de son âge à la maison, pas plus qu’il ne se rend chez les autres. Armand ne prend jamais de fous rires. Armand ne se sert jamais une deuxième part de frites. Armand n’aime pas les récréations trop longues et souffre quand il faut aller à la piscine. Armand n’est ni matheux, ni littéraire, il ne préfère et ne déteste ni l’un, ni l’autre. Armand aime apprendre mais il n’aime pas l’école parce qu’on passe trop de temps à répéter les mêmes choses et surtout à apprendre ce qu’il ne faut pas savoir. Armand aime parler avec son père, rire avec sa mère. Armand n’aime pas poser des questions inutiles et répugne encore plus qu’on lui en pose des stupides : »qu’est ce que tu voudras faire quand tu seras plus grand ? » Armand aime quand il pleut, et préfère contempler un vieux remorqueur rouillé plutôt qu’un hors bord flambant neuf. Armand, c’est un peu tout cela, c’est aussi tout ce que Marc ne sait pas et ne veut pas savoir. Cela fait plus d’une heure que Marc est dehors, il n’a pas retrouvé la sérénité, au contraire. Il a peur de s’être trompé, de ne pas avoir pris la pleine mesure de l’originalité de son fils. Il y a ce mot dangereux qui lui est revenu, ce soir, en pleine mémoire. Ce mot qui le dérange, qui l’inquiète, qui l’obsède. La rosée commence à tomber et il est parcouru d’un léger frisson, de froid cette fois, qui le pousse à reprendre le fil de son insomnie là où il l’a laissée. Dans le lit, Lucie dort calmement, elle stationne dans la diagonale. Marc se recroqueville à ses côtés pour ne pas la réveiller. Elle devine la présence fraîche et l’accueille au centre d’un nouvelle figure géométrique…
Lorsqu’ils sont sans enfants Marc et Lucie sont embarrassés du temps dont il dispose. En ce milieu du mois d’août, ils travaillent tous les deux et se disent qu’il est préférable de confier sa progéniture aux bons soins de spécialistes des loisirs éducatifs plutôt que de les savoir livrés à eux mêmes et au désœuvrement durant les longues journées d’été. Ils ont la certitude qu’Armand, Frédéric et Juliette apprécient ce type de vacances. Cela leur permet de sortir un peu de leur cocon, de rencontrer des difficultés qui ne peuvent que mieux les préparer à ce que promet de réserver la vie. En outre, ils ne peuvent pas imaginer et ils ne pourraient pas accepter un refus tant ils vivent avec le souvenir quasi « mythologique de la colo « . Aussi loin qu’ils puissent remonter, ils ne voient que des images de bonheur, de rires, d’amitié, d’amour même. Mais ce sont des souvenirs d’animateurs. Surtout pour Lucie qui a le don de s’énerver si on ose remettre en cause ce type de vacance. C’est ce qui tracasse le plus Marc. Il a peur pour Armand. Il a peur de se tromper et surtout de l’avoir trompé en le manipulant, en l’empêchant de donner un véritable avis. Armand a changé cette année, il a mûri, il n’a plus l’enthousiasme sautillant de ses frères et sœurs. Il prend de plus en plus des attitudes graves, comme quelqu’un qui que peu de temps à perdre avec des futilités. Marc est inquiet de nature. Mais ce soir il n’arrive pas à trouver le sommeil. Il sent bien que la chaleur orageuse n’est pas seule responsable de son tourment nocturne. Une fois de plus, il est envahi par cette bouffée d’angoisse qui précède toujours l’arrivée imminente d’un pressentiment, mauvais si possible. Il règne une chaleur moite, une chaleur lourde, pernicieuse, présente dans le moindre repli du drap qui le recouvre. Même lorsque la canicule est à son apogée, Marc ne supporte pas d’être à découvert, cela amplifie ses appréhensions. Il a besoin d’une présence pesante sur les jambes et doit livrer de véritables combats de lit avec Lucie pour conserver cette carapace textile. Il retarde le plus possible le moment où il se lèvera, pour ne pas troubler le sommeil si léger de celle qui à côté de lui, abandonnée, relâchée dans la recherche du moindre courant d’air s’offre à tous ses sens. Il pourrait éliminer ces appréhensions désagréables et retrouver le sommeil. Il lui suffirait de s’approcher de ce corps dont il devine les contours dans la demi-pénombre. Il sait que Lucie est toujours plus détendue, plus entreprenante lorsqu’elle ne craint pas de réveiller tout ou partie de son encombrante progéniture. Il n’ignore pas qu’elle a besoin de dormir, que demain elle se lève aux aurores. Ils ont déjà fait l’amour, tout à l’heure, comme au début, comme il y a treize ans, pendant cette colo à l’île d’Oléron où il avait tout de suite été subjugué. Il profite des flashs de nombreux éclairs de chaleur pour admirer, et s’imprégner de la symphonie de courbes que joue ce corps dont il connaît chaque parcelle. Elle est couchée sur le côté, jambe droite repliée à quatre vingt dix degrés, l’autre allongée, profilée dans la continuité du dos. Il aurait envie de se réfugier dans l’espace accueillant de cette cavité naturelle. Il aimerait pour, étouffer ses idées noires, s’emboîter dans ce corps, en silence, soigneusement, délicatement comme deux pièces d’un puzzle qui se rejoignent naturellement. Sentir contre le haut de sa cuisse la chaleur de son sexe, attendre calmement que le mouvement se fasse. Puis entendre son souffle s’accélérer, deviner l’angle droit formé par ses cuisses s’arrondir un peu, s’impatienter, et disparaître dans un emmêlement soigneusement réfléchi. Mais il est deux heures trente, Marc doit se contenir. Le temps des colos est loin. A six heures Lucie sera partie pour une journée de travail. Il ne se contente que d’une longue caresse qui part du creux de la nuque pour s’achever à la base des reins. Il n’en suffit pas plus pour qu’elle modifie sa position, mettant un maximum d’application à humilier la raideur de la pénombre grâce à la rondeur de sa sensualité. Marc s’est levé. Il ne dormira plus. Il faut qu’il sorte sur la terrasse, qu’il entende les bruits de ce qui vit la nuit. Il faut qu’il respire à fond, comme le médecin le lui a conseillé. Pour atténuer les douleurs picotantes qui assaisonnent ses insomnies. Il s’est installé sur la balancelle, essaie d’organiser ses pensées. Il ne sait plus, tout se mélange, tout est enveloppé du même doute. Marc aime s’inventer des désespoirs impossibles. De ces désespoirs qui ne peuvent naître qu’avec la disparition des autres. Il commence par attendre le passage d’une idée noire, très brève, imperceptible, il la cueille puis la laisse mûrir, grossir. Peu à peu elle se transforme. Celle qui n’était qu’hébergée par un esprit tourmenté finit par l’envelopper totalement de ses griffes acérées. Marc s’est déjà inquiété de cette tendance à ne pas résister à l’appel de la douleur, mais ne s’en est jamais ouvert à quiconque. Il a fini par admettre qu’il avait besoin, pour son équilibre diurne de ces cocktails de souffrances nocturnes. Généralement dés qu’il se lève, dès qu’il reprend contact avec la réalité, le charme est rompu. Il revient à des préoccupations plus professionnelles, familiales ou même épicières. Mais cette nuit, peut être en raison de la chaleur, volumineuse, poisseuse il a le sentiment qu’au matin l’étau ne se desserrera pas. Il hésite à éliminer de ses soucis l’idée le pressentiment que quelque chose ne va pas avec Armand. En fait il ignore s’il s’agit d’une inquiétude inutile ou d’un début de certitude. Marc se souvient du départ de son fils, il y a deux semaines, il l’a embrassé de façon inhabituelle. Comme s’il avait quelque chose à lui dire, comme s’il attendait un signe, une parole autre que les traditionnelles recommandations et les allusions un peu vaseuses sur ses amours avec Fanny.
Moi je le trouve franchement nul ce bouquin. Ce n’est pas un monde de rêves qu’il nous montre, c’est un monde à l’envers. Les enfants prennent la place des adultes et vice versa. C’est vraiment n’importe quoi, on dirait que tout ce qu’on veut c’est de pouvoir se gaver de bonbons en jouant à la Nintendo à longueur de journée. Nous avec Fanny et Virginie, ce n’est pas comme ça qu’on voit les choses.
T’as peut être raison, mais ça fait du bien de rêver : c’est pas interdit et on peut le faire quand on veut. Tu es qui toi pour nous parler comme ça ? Si tu nous cherches tu vas nous trouver, parce qu’on n’est pas venu en colo pour se faire emmerder, nous ce qu’on veut c’est qu’on nous fiche la paix ! C’était Julien qui avait pris la parole. Armand avait noté l’accent parisien. Il avait noté aussi qu’il y avait beaucoup de sincérité dans ces paroles. Il se sentait un peu gêné d’être montré aussi désagréable.
Ne te fâche pas, on cherche pas des histoires. Nous aussi ce qu’on veut, c’est qu’on nous laisse tranquille. Les colos, on connaît la musique par cœur, alors cette année on a décidé qu’on n’allait pas se laisser endormir par tous leurs jeux débiles.
Là on est bien d’accord s’est exclamé Julien. Nous aussi on veut plus participer à tous leurs grands jeux et on ne supporte pas la poterie. Ça rend les mains sèches. Ce qu’il faudrait c’est qu’on soit souvent ensemble… Quand on en a envie, pour faire ce qu’on veut.
J’ai une idée, dit Fanny. Vous savez, ce soir à la veillée ils vont nous demander de choisir les activités qu’on souhaiterait faire, on a qu’à marquer RIEN sur le bulletin de vote, on verra bien ce qu’ils décideront…
Oui, on fera comme ça et je suis sûr que ça va marcher. On les connaît, ils vont pas oser nous contredire ? Ils savent qu’on mettra la pagaille. Et moi, je vous propose de vous en lire un extraordinaire de livre. Un livre secret que je suis le seul à avoir. Ça s’appelle un manuscrit et celui qui l’a écrit il s’appelle Mollard.
Il parle de quoi le bouquin de ton Mollard.
Il raconte une histoire complètement folle, une histoire d’enfants qui prennent le pouvoir en quelques mois sans que personne ne s’aperçoive de rien… Le lendemain, à l’emplacement prévu pour l’activité RIEN on pouvait découvrir six prénoms soigneusement écrits de la même main.
C’est pendant la « cyber colo » que le groupe des irréductibles a vu ses effectifs doubler. Dès le premier jour, Armand, Virginie et Fanny se sont trouvés dans la même équipe. Le troisième jour, le grand tableau de la citoyenneté mis en place, six prénoms se côtoyaient dans l’emplacement prévu pour RIEN. Pour les trois premiers, ce n’était pas une surprise. L’équipe pédagogique connaissait le « dossier » des trois contestataires emmenés par Armand. Les personnels ne se renouvelaient pas beaucoup dans cet organisme de vacances et plusieurs animateurs avaient goûté aux délices d’un séjour avec Armand, Fanny ou Virginie. Lors de la réunion de préparation, fin Juin, il avait fallu consacrer un temps de travail à l’étude d’une stratégie pour résoudre le problème du trio infernal. Les séparer ? C’était courir le risque de multiplier les difficultés par trois. On avait la conviction que chacun continuerait d’œuvrer dans son groupe. Trois animateurs seraient « sacrifiés ». Les regrouper paraissait être la moins mauvaise des solutions. Un seul animateur aurait le redoutable privilège d’essayer de les dompter. Et puis cette année, il y aura les activités décloisonnées, ils finiraient par se lasser et rentreront dans le rang. On parie que l’un des trois finira par se désolidariser en se laissant tenter par une nouvelle activité. On est persuadé qu’avec le projet de colo citoyenne, on finira par les intégrer. On étouffera leur désir de révolte avant qu’il ne naisse. Tout simplement parce qu’on leur permettra de laisser libre cours à leurs pulsions, tout en assurant un encadrement efficace. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est les trois grains de sable supplémentaires. Trois grains de sable apparus le jour des grands débuts de la colo citoyenne. Boris, Jacques et Julien étaient de ces empêcheurs de tourner en rond. Avant de s’inscrire dans l’activité RIEN, ils ne se connaissaient pas, mais on aurait pu imaginer qu’ils avaient suivi un stage intensif auprès des trois autres. Armand les avait remarqués dés le premier jour. Ils furent les seuls à contester les activités manuelles et lorsqu’il s’agissait de transhumer vers la plage, ils traînaient toujours en arrière. La première rencontre, celle qui précéda la consultation des enfants en vue de l’établissement du grand tableau de la citoyenneté, eut lieu à la bibliothèque de la colo. Pour être plus exact, elle eut lieu devant l’étagère sur laquelle on avait entassé quelques dizaines de livres qui avaient dû appartenir à l’arrière grand mère du directeur… Armand était entré avec Fanny et Virginie, ils avaient été surpris de découvrir qu’ils n’étaient pas seuls. Boris, Jacques et Julien feuilletaient un livre un peu bizarre qu’il connaissait bien : « La république des enfants « . C’était un livre d’images où l’auteur imaginait un monde un peu fou sur lequel les enfant régnaient en maîtres absolus. Un monde à l’envers en quelque sorte. Armand les avait interrompus dans leur lecture, et s’était adressé à eux armé d’un sourire condescendant.
Le jour où Armand les interrogea sur leur métier laissa aux animateurs un goût amer. Il voulait savoir, si s’occuper d’enfants, pendant les vacances, au bord de la mer, pouvait être considéré comme un véritable travail.
Bien sûr que non !
Alors c’est quoi, si c’est pas un travail ? Armand savait très bien où il voulait en venir, et questions après questions les laissait s’empêtrer dans le piège qu’il avait tendu.
A dire vrai, c’est un peu comme des vacances avaient répondu, un peu naïfs les victimes du jour.
Si vous êtes en vacances, vous êtes pas payés alors !
Si, on est payé, mais tu sais, c’est pas vraiment un salaire, on appelle ça une indemnité. C’est difficile à comprendre. Et puis, c’est normal qu’on gagne un peu d’argent. Il faut qu’on vous surveille, qu’on vous apprenne des choses. On s’occupe de vous quoi…
Donc, c’est un travail puisque vous êtes payés !
Si tu veux, c’est un travail ! Et alors qu’est ce que ça change ? Où tu veux en venir avec ces questions ? Armand n’a pas l’habitude d’étaler sa culture. Il lui arrive pourtant de connaître de véritables instants de jubilation lorsqu’il parvient à mettre les adultes en difficulté par la pertinence d’un raisonnement. Il doit beaucoup à son père pour ses connaissances et notamment ce qu’il sait sur l’origine des mots. Marc aime l’émerveiller en lui expliquant par exemple qu’hippopotame signifie le cheval du fleuve. Armand comprend ainsi que les mots vivent, qu’ils naissent, grandissent, se modifient et parfois meurent. Marc lui parle de ses mots avec amour, comme il évoquerait des êtres humains. Il lui avait confié son inquiétude à propos de certains d’entre eux. Une terrible maladie les ronge, une maladie rendant le mot incapable de retrouver ses couleurs d’origine. Marc voulait parler de cette tendance que l’on a à trahir les mots, à les accommoder à toutes les sauces, à les exposer en vitrine. Marc lui avait parlé du côté un peu curieux du mot travail : ce mot venant du mot latin » tripalium » instrument de torture. Armand fut stupéfait par cette découverte. Ce jour là, à la colo, il se souvenait et était satisfait de pouvoir utiliser sa culture.
Vous saviez que travail voulait dire torture, autrefois ? C’est une torture pour vous de vous occuper d’enfants ?
Mais enfin, où va t’il chercher ça celui là ! C’est pas une torture, puisqu’on t’a dit que c’était plutôt un plaisir.
Oui, mais si c’est un plaisir que tu te fais payer, moi je comprends pas. Il faut que tu m’expliques. Je suis en vacances avec toi, ça me fait pas plaisir et il faut que mes parents paient cher, et toi t’es en vacances avec moi, ça te fait plaisir, enfin apparemment, mais toi on te paye. Bien sûr, Armand utilisait des raisonnements qui auraient mérité de s’affiner un peu plus. Mais ce qui lui plaisait, c’était de déstabiliser quelques uns de ces jeunes adultes. Juste pour le plaisir, par jeu. Pour les voir embarrassés.
Virginie est son amie. Elle la supporte, peut être parce qu’elle est loin, peut être parce qu’elle ne la voit qu’une fois par an. Virginie et Fanny sont l’angoisse de tous les animateurs débutants. Surtout Fanny. Elles n’entrent dans aucun schéma classique, ne correspondent à aucune des catégories qu’ils avaient pu identifier durant leur formation. Elles ne sont ni agressives, ni passives, ni grossières ni insolentes. Elles sont indéfinissables, imprévisibles. Leur grande force, c’est la complémentarité. Leur présence crée un malaise. Elles n’ont pas besoin de s’exprimer. Elles sont. Elles se contentent d’être, d’observer, d’écouter. En silence. Les animateurs ne savent jamais comment réagir, ils se sentent de trop. Et le soir, ils racontent aux autres leurs souffrances. Ils expliquent qu’en présence de Fanny et Virginie ils se sentent si mal qu’ils ont l’impression de s’entendre, de se voir. Ridicules. C’est comme si elles nous jetaient un sort, dès qu’elles nous regardent on se sent pris d’une espèce d’angoisse, difficile à décrire. Ce n’est pas de la peur, c’est pire que cela, c’est la sensation de n’être rien. Rien que des objets de mépris. Elles sont et nous ne sommes rien…
L’été dernier, Armand est parvenu à pénétrer le monde de Fanny et Virginie. On ignore comment il s’y est pris pour s’attirer leur sympathie, mais elles l’avaient accepté tout de suite. Cette année là, de difficile, la situation est devenue catastrophique pour les animateurs. Il n’y avait ni dominante, ni apprentissage de la citoyenneté pour espérer souffler un peu. Il fallait les supporter la journée complète. Une journée complète avec Fanny, Virginie et Armand, c’est une journée longue, très longue, trop longue. Trop longue quand les enfants auxquels on se consacre posent beaucoup de questions. Des questions embarrassantes auxquelles on va évidemment mal répondre. Des questions ni méchantes, ni stupides, de simples questions posées par quelques êtres humains à d’autres humains. Avec une petite nuance toutefois, ceux qui posent les questions, les petits humains, connaissent déjà les réponses que leur feront les grands humains. Et celles qu’ils ne leur feront pas parce qu’ils sont petits, tout petits. Le jour où Armand les interrogea sur leur métier laissa aux animateurs un goût amer. Il voulait savoir, si s’occuper d’enfants, pendant les vacances, au bord de la mer, pouvait être considéré comme un véritable travail.
Incapable de pousser plus loin la conversation, confus, penaud, le directeur s’était éclipsé sans essayer de les convaincre. Le soir, en réunion, tout le monde a donné son avis à propos du problème du Rien. Daniel, le jeune animateur stagiaire responsable de l’activité n’avait rien à dire. D’une part parce qu’il n’était pas encore diplômé et d’autre part parce qu’il était tard et qu’il avait hâte qu’une décision se prenne pour rejoindre l’aide cuisinière qui l’attendait à la plage. Et fatalement, comme c’était une colonie démocratique, on avait voté, et le rien l’avait emporté. D’un rien. L’activité était maintenue.
Armand a un faible pour Fanny. Fanny le lui rend bien, mais elle est surtout inséparable de Virginie qui est un cas à part. Elle ne se sent bien qu’au milieu des garçons et n’hésite pas à se mêler aux nombreuses bagarres qui ponctuent les temps calmes. Fanny est la seule personne de sexe féminin de son âge qu’elle puisse supporter. En fait c’est une féministe, une vraie, comme on aimerait en rencontrer parmi ses aînées. Elle ne supporte pas qu’on l’enferme dans son statut de fille avec tous les préjugés qui accompagnent cette classification. Elle n’est pas tendre, non plus, avec ceux qui se croient originaux et affectueux en la gratifiant du titre de « garçon manqué ». Elle ne se prive pas de dire, à ces psychologues d’opérette que la seule chose dont elle est sûre, c’est qu’elle est une fille réussie. Depuis trois étés, elle participe aux mêmes colonies que Fanny. Fanny est différente. Elle a l’enveloppe d’une déjà belle jeune fille en devenir. Pleine de séductions et de sensualité. Comme une arme qu’elle utilise contre ceux de son âge, mais surtout contre ces jeunes adultes qui ne maîtrisent pas encore leurs pulsions. Fanny est cruelle, au sens propre du terme, elle éprouve beaucoup de plaisir à faire souffrir ses proies, surtout lorsqu’il s’agit de grands dadais tout juste déniaisés qui s’adressent à elle avec des mots empruntés aux séries télévisées qu’elle ne supporte pas. Ses mots, elle les choisit avec soin, puis elle les aiguise sur la pierre de son mépris et les leur jette violemment à la face. Ils souffrent ces apprentis adultes qui hésitent entre le hier et le demain, entre le trop tard et le déjà. Ils souffrent parce qu’ils se sentent ridicules, diminués, humiliés. Alors, ils remballent leurs mains, faussement affectueuses, qu’ils avaient crus bon d’égarer sur la chevelure porte bonheur de Fanny. Fanny possède une toison à la Angela Davis. Une toison qui alimente bon nombre de conversations inutiles. Celles où on ne parle que pour donner l’impression de s’intéresser à quelque chose. Toutes ces mains, elle ne les tolère plus, elles sentent la flatterie de foire. Elles ont mauvaise haleine, ces mains, elles respirent le médiocre, la niaiserie, le » viens ici que je te caresse, ou plutôt que je te tripote « . Fanny habite à Istres. Elle vit dans la vieille ville, presque au sommet, et de sa terrasse elle domine une mer de toits aux vagues rousses et ocres. Dès que les beaux jours arrivent elle passe de longues heures à regarder l’étang de l’Olivier, au loin. Elle écoute la vie dans les maisons, sur les autres terrasses. Elle ne comprend pas ce qui se dit, mais elle aime imaginer des intrigues dans chaque conversation surprise. Pendant la saison touristique, elle aperçoit des groupes qui gravissent les quelques marches qui les conduisent au point de vue que le guide bleu leur indique. Ils la dérangent, elle les gomme de son panorama, parce qu’ils font comme une tâche à sa belle ville.
Alors ils ont choisi. Tout a été organisé pour que les enfants citoyens puissent s’exprimer et choisir. Ainsi, au début du séjour, on leur a demandé d’inscrire sur un bout de papier la ou les activités souhaitées. Le soir, lorsque les animateurs de l’équipe de grands, des pré ados comme on dit pour faire scientifique, ont dépouillé les bulletins, il y a eu un premier choc. Beaucoup d’enfants n’ont pas été surprenants ni originaux dans leurs choix. On a retrouvé les grands classiques : la peinture sur soie, la pyrogravure, le ramassage des coquillages et la construction de cabanes. Mais surtout, quelques enfants ont choisi comme seule occupation l’activité « RIEN ». Il a fallu qu’ils réfléchissent ces animateurs spécialisés. Il a fallu qu’ils admettent qu’il serait impossible de refuser ce choix. Puisqu’ils avaient dit aux enfants : » vous avez des droits, utilisez-les «, ils ne pouvaient pas se contredire en éliminant, de manière autoritaire, le choix de six citoyens. C’est ainsi que le lendemain matin, sur le grand tableau de la citoyenneté, celui où chacun doit inscrire son nom en face de l’activité choisie, il y a une case réservée à RIEN. Plus exactement un emplacement est prévu pour ceux qui ont choisi de ne rien faire… Les animateurs, conseillés par le directeur, ont décidé d’aller jusqu’au bout du projet. Avec, il est vrai, le secret espoir que rapidement les choix se portent sur des activités classiques. Et surtout que la case RIEN n’ait plus aucune utilité. Tous les matins de la première semaine, Armand, Fanny, Jacques, Boris, Julien et Virginie s’inscrivent pour ne rien faire pendant les périodes où l’activité dominante n’est pas proposée. Ils ne veulent rien faire. Ils veulent être tranquilles, ensemble. Ils ne veulent plus pratiquer des activités qui ne sont que de pâles imitations de ce qu’ils subissent toute l’année à l’école. La différence c’est qu’ici on est en maillot de bain et qu’on a le droit de tutoyer les adultes. Pendant que les autres construisent des cabanes, participent à des concours de châteaux de sable, enfilent des perles, collent des bouts de laines sur des pots de yaourt ou construisent des flèches polynésiennes, eux, ils ne font rien. Rien de productif, rien qu’ils puissent ramener à la maison pour compléter l’exposition permanente des dessus de télé. Pour les surveiller, on dit pour les encadrer, on a désigné un jeune animateur stagiaire. Comme il n’est que stagiaire, il ne sait presque rien faire. Et ils ont cru comprendre, qu’il n’aimait rien faire. Il est animateur, parce que son frère l’est aussi. Il lui a expliqué que c’était super, surtout pour l’ambiance, le soir, quand les gamins sont couchés. Les enfants, ce n’est pas son truc, mais comme son frère lui a expliqué que dans cette colonie on ne les avait pas tout le temps sur le dos et qu’en plus il y aurait un arrivage de nouvelles animatrices, il n’a pas hésité. Alors, comme il n’est que stagiaire, et qu’il ne sait presque rien faire, il n’a pas eu le choix. A l’issue de la première réunion, il s’est retrouvé responsable de l’activité RIEN. C’est facile, puisqu’ils ne font rien. Quelquefois, ils parlent ou plutôt ils murmurent. Ils lisent des histoires. Surtout Armand qui vient à l’atelier RIEN avec un gros document relié de la taille d’une ramette. Il le lit. Parfois, il y en a qui écrivent, ou qui recopient. Il ne sait pas ce qu’ils trament mais comme ils le laissent tranquille cela lui est égal. Il se contente de les regarder. C’est ennuyeux d’observer des enfants qui ne font rien, ou pas grand chose, alors il s’endort. Il faut dire que le sommeil lui manque car la nuit il n’est plus stagiaire et n’a rien à apprendre. Le plus fastidieux, ce sont les réunions pédagogiques, parce que forcément quand vient le moment du bilan, il n’a rien à dire. Evidemment au début de la deuxième semaine quand les autorités pédagogiques se sont aperçues que le même groupe d’enfants s’entêtait à ne s’inscrire qu’en face du RIEN elles leur ont demander de justifier ce choix. C’est Fanny, une ancienne, qui a répondu pour les cinq autres. Elle a expliqué que c’était simplement parce qu’ils avaient envie de ne rien faire. Comme en plus on leur donnait la possibilité de choisir, ils ne voyaient pas pourquoi ils s’en seraient privés. Elle a même ajouté qu’elle ne comprenait pas pourquoi on ne posait pas la même question à ceux qui choisissaient depuis le début de la semaine l’activité « fabrication de colliers en coquillages »… Un jour, le directeur a voulu les rencontrer pendant qu’ils étaient en atelier RIEN. C’est un jeune directeur dynamique qui n’hésite pas à se jeter à l’eau pour faire rire les plus petits et les animatrices un peu coincées. Pour se distinguer des autres il est toujours torse nu sous une grande salopette en jean ternie par de nombreux bains de minuit. Comme à son habitude, et comme son statut le lui permet, il a commencé par leur passer la main dans les cheveux. Pour bien leur montrer qu’il venait en ami, en complice même. Mais surtout, pour se rassurer, car il les connaissait bien. Particulièrement Armand et Fanny. Il avait pu tester, l’année précédente, les humeurs un peu particulières de ces deux spécimens. Il a commencé par prendre une longue inspiration, puis s’est lancé dans un grand discours. Sur la vie : comme quoi il fallait apprendre à faire des choix désagréables, comme quoi on ne pouvait pas toujours faire ce dont on a vraiment envie. Il a prétendu aussi qu’un âne qui ne goûte que du foin ne mange que du foin, et que pour effectuer de bons choix il fallait un peu se forcer. Armand a souri et a dit qu’il s’inquiétait inutilement. Il lui a affirmé qu’ils étaient heureux, comme ça, à ne rien faire, et qu’il ne comprenait pas pourquoi on venait les embêter. Il a conclu en lui expliquant que s’il ne voulait plus que cette activité soit choisie, il ne fallait plus la proposer. Et s’ils le faisaient, alors ce ne serait plus une colonie de citoyens mais une colonie tout court. Fanny, beaucoup plus sèche, a ajouté que ce n’est pas quand on a fait une erreur qu’il faut réfléchir, mais avant. Elle a déclaré que s’ils étaient obligés de s’inscrire dans d’autres activités, sa démocratie c’était du bidon.
Il préférait les mots qui à leur simple prononciation évoquent un goût, une odeur, une forme, une sensation, une situation. Il avait commencé, depuis quelques temps, une collection de mots. Il trouvait certains mots épais, d’autres bruyants ou goûteux, comme un vin vieux qui reste longtemps en bouche… Il ne cherchait rien de précis, se laissait guider par ses sens. Il lui arrivait parfois de répéter un de ces mots, à voix haute, de s’en délecter, de le mâchouiller, de l’écouter. Puis il l’inscrivait sur un cahier qu’il feuilletait quelquefois, un sourire satisfait aux lèvres. Comme un vinophile qui plonge régulièrement dans les profondeurs de sa cave pour ausculter quelques bouteilles. Dans sa collection, il y avait les mots flacon, poisseux, balbuzard, vrille, cramoisi, taffetas, tapioca… C’était une collection inutile, qu’il ne montrait pas. Les autres n’entendaient pas les mêmes mélodies. Il en avait parlé à Armand, une fois, mais il n’avait pas été convaincu. C’était un peu tôt, il aurait fallu, pour qu’il puisse apprécier les saveurs de ces mots, attendre quelques années de plus. Au bout du compte, Marc s’était laissé convaincre et avait conclu que ce serait la meilleur façon d’utiliser intelligemment le micro ordinateur familial. On avait donc choisi la colonie Internet avec des arrière pensées éducatives. C’est encore une fois « on » qui impose sa loi. On a choisi. On. Le fameux « on » pronom personnel impersonnel de la troisième personne du singulier. Il est singulier, ce pronom qui se permet de prendre la place d’un seul ou d’une multitude. Il est singulier ce pronom qui regroupe parfois sous son anonyme dictature des foules énormes.
On avait pensé, avec ton père. (Et le on singulier, devient pluriel grâce à l’entrée en scène d’un complice qui lui donne force de loi.) On avait pensé que tu pourrais choisir cette colo à dominante informatique. On avait pensé que tu aimerais certainement t’initier à Internet. Comme on vient d’acheter un micro, on s’est dit que ça pourrait toujours te servir.
Et tout le monde est content. Ou plutôt on est content. Tant pis, si le fils ou la fille préférée aurait souhaité une colonie dominante chasse aux escargots, ou apprentissages des chants d’oiseaux. Armand, lui, n’avait pas eu la sensation d’être manipulé. Bien au contraire. On avait envoyé le formulaire d’inscription le jour même. Armand, n’a pas eu à regretter. D’une part, l’activité l’a passionné et d’autre part cela lui a permis d’élargir le groupe qu’il avait constitué avec Fanny et Virginie l’année précédente. Ils se sont rapidement retrouvés à six dans les mêmes activités. Hormis leur attirance pour Internet et la lecture de romans d’aventure, ils ont en commun de détester la plage. Surtout quand il faut se déplacer en groupe. Et plus encore, quand le groupe doit marcher en rangs serrés. Quant aux baignades, elles se déroulent à l’intérieur d’un parc que les spécialistes de l’animation aquatique appellent un périmètre. Il faut entrer dans l’eau quand l’animateur l’a décidé et en sortir quand le coup de sifflet du maître nageur a retenti. Armand et les siens sont allergiques à tous ces jeux stupides qu’on leur propose continuellement dans le but de les éduquer dans la joie et la bonne humeur. Ils sont exaspérés par les animateurs couvrant le bruit des vagues avec leurs cris stupides et par les animatrices qui n’ont d’yeux que pour les abdominaux du maître nageur, toujours entre deux sommeils. Depuis le temps, ils connaissent tous les rites des colonies. Aujourd’hui ils n’aspirent qu’à être tranquille. Ce qu’ils préfèrent, c’est qu’on sollicite leur avis. Le premier jour, le directeur adjoint, chargé de la pédagogie et des équipes de grands, explique que cette année on a décidé – tiens, encore le on – de les éduquer à la citoyenneté. Comme la plupart ignorent le sens de ce terme, il a expliqué qu’être citoyen dans une colonie c’est pouvoir choisir…
Les souvenirs touffus et la douce déraison des
enfances paysannes, en vain les chercherais-je en moi. Je n’ai jamais gratté la
terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux
oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes
domestiques, mon étable et ma campagne ; la bibliothèque, c’était le monde pris
dans un miroir ; elle en avait l’épaisseur infinie, la variété,
l’imprévisibilité. Je me lançai dans d’incroyables aventures : il fallait
grimper sur les chaises, sur les tables, au risque de provoquer des avalanches
qui m’eussent enseveli. Les ouvrages du rayon supérieur restèrent longtemps
hors de ma portée ; d’autres, à peine je les avais découverts, me furent ôtés
des mains ; d’autres, encore, se cachaient : je les avais pris, j’en avais
commencé la lecture, je croyais les avoir remis en place, il fallait une
semaine pour les retrouver. Je fis d’horribles rencontres : j’ouvrais un album,
je tombais sur une planche en couleurs, des insectes hideux grouillaient sous
ma vue. Couché sur le tapis, j’entrepris d’arides voyages à travers Fontenelle,
Aristophane, Rabelais : les phrases me résistaient à la manière des choses ; il
fallait les observer, en faire le tour, feindre de m’éloigner et revenir
brusquement sur elles pour les surprendre hors de leur garde : la plupart du
temps, elles gardaient leur secret. J’étais La Pérouse, Magellan, Vasco de Gama
; je découvrais des indigènes étranges : «Héautontimorouménos» dans une
traduction de Térence en alexandrins, « idiosyncrasie » dans un ouvrage de
littérature comparée. Apocope, chiasme, Parangon, cent autres Cafres
impénétrables et distants surgissaient au détour d’une page et leur seule
apparition disloquait tout le paragraphe. Ces mots durs et noirs, je n’en ai
connu le sens que dix ou quinze ans plus tard et, même aujourd’hui, ils gardent
leur opacité : c’est l’humus de ma mémoire.
Cette colonie a été semblable à celles qu’Armand a déjà connu. Armand est un habitué de ces séjours éducatifs. Il est un habitué et s’y est habitué. Comme pour les vacances vertes avec la tante Annette. Ses parents se sont rencontrés en colonie. Ils y ont vécu parmi les plus beaux moments de leur vie… Alors, pour une fois, ils ont décidé d’imposer ce type de vacances à leurs enfants. Aujourd’hui, Armand leur reproche de vivre sur leurs souvenirs, de s’imaginer que tout sera extraordinaire parce qu’ eux l’ont vécu, parce qu’ eux l’ont voulu. Il aurait préféré qu’on lui impose franchement plutôt que de le manipuler en lui décrivant un monde qu’il n’a jamais rencontré. Il ne détestait pas ces séjours collectifs mais n’était pas un passionné. Heureusement que cette année il y avait une dominante : une initiation à l’informatique et au réseau Internet. Le prospectus expliquait que les enfants pourraient, en plus des autres activités traditionnelles, se perfectionner dans l’utilisation de ce nouveau moyen de communication. Armand se souvenait du slogan qui l’avait attiré : » Avec Internet, la super colo devient la cyber colo ». Avec du recul, il se dit que c’était bien un slogan de gentils animateurs dévoués. Juste ce qu’il faut de niaiserie pour bien montrer qu’on ne s’adresse qu’à des enfants. Il se souvient que sa mère n’avait pas été attiré par ce titre accrocheur. Par contre ce qui l’avait facilement convaincue, c’était la référence, quelques lignes plus bas, à la « pédagogie ». Il était expliqué que les enfants bénéficieraient de la même démarche d’apprentissage que celle appliquée dans les stages de formations d’animateurs. Toujours les souvenirs ! Les stages cette fois ci. Ces stages intensifs, où semble t’il, elle connut ses premiers émois amoureux durant les longues veillées où l’on dansait le folk au son de la pédagogie nouvelle. Armand n’eût donc pas besoin d’insister. Sa mère qui souffrait de nostalgie chronique, à la simple évocation de ses premières maladresses amoureuses, accepta tout de suite. Evidemment, cette colonie était plus coûteuse. Trente pour cent de plus ! Mais c’est normal, il faut que les parents comprennent et acceptent que la qualité pédagogique a un prix… Et Armand entra dans le cercle fermé des « internautes ». Ce séjour tombait bien. Ses parents avaient décidé de vivre avec leur temps, de s’installer dans la modernité. Ils s’étaient équipés d’un micro ordinateur familial. Ce ne fut pas sans réticence. Marc considérait ce nouvel outil comme l’impitoyable bourreau du papier et des émotions qu’il procure. Il avait fini par céder car il savait ses craintes considérées comme archaïques. Il n’avait pas le droit, pour rester fidèle à ses principes, d’abandonner ses enfants au bord d’une route à regarder passer les autres. Il avait confiance, espérant qu’Armand ne se transformerait pas en un prolongement organique d’une de ces machines électroniques. Marc était amoureux des mots et s’était inquiété du jargon utilisé pour faire tourner cette planète Internet. En essayant de lire quelques brochures et articles dans la presse spécialisée il avait été surpris des possibilités offertes par ces nouvelles techniques. Mais il fut effrayé par la pauvreté de cet espèce de langage ésotérique. Il voulait bien admettre qu’il était obtus, mais il ne supportait pas ces termes artificiels, tels que web, cybercafé, e mail, modem. Ils lui rappelaient les onomatopées vociférées par les robots des mauvais dessins animés japonais. On ne savait jamais s’il s’agissait de véritables mots ou de sigles prononcés phonétiquement.
Armand n’admet aucun débordement affectif. Il redoute ces fins de colonies où tout le monde s’essaie à la tristesse. Ces effusions sont inutiles, exagérées ou hypocrites. Il n’est pas dupe et distingue l’ombre grise des adultes dissimulés derrière les gentils animateurs dévoués. Les adultes, Armand les a éliminés. Hormis son père, et peut être un certain Eugène Mollard dont il a conservé le manuscrit au fond de son sac. Il le lira ou le racontera aux autres, aux quelques uns, trop rares, qui pourront le comprendre. Le rite est incontournable : c’est à qui mouillera le plus l’embrassé de ses ruissellements nostalgiques. Les « on s’écrira » fusent autant que les « c’était super ». Sans parler de ceux qui se tiennent par la main, les yeux dans le vague. Il s’agit des plus grands, les ados comme on dit, et des plus jeunes animateurs, qui dans ces cocktails de sanglots ne se distinguent pas de la masse. Armand attend que le vent de la niaiserie se calme. Il s’est mis à l’écart. Avec lui, Jacques, Boris, Julien, Fanny et Virginie. Ils l’entourent, ne disent rien. Ils ont hésité à participer, ne serait ce que du bout des lèvres, à ces embrassades spontanées. Ils ne sont pas aussi durs que lui. Hormis Fanny. Mais il a réussi à les convaincre, une fois de plus, du ridicule de ces épanchements lacrymaux. C’est un groupe soudé. On ne les voit pas communiquer. A les observer, on comprend qu’un lien très fort les unit. On ne peut que supposer, parce qu’en leur présence, on se sent mal. Très mal. On éprouve la sensation désagréable d’être épié. Patiemment, ils attendent que tout soit terminé. Animateurs et enfants n’en finissent plus de s’étreindre. De temps à autre, ils jettent un regard en direction d’Armand, de Fanny, des autres. Mais aucun n’ose approcher. L’autobus entre dans la cour en roulant au pas. Les cris sont perçants, stupides aussi. Le car s’immobilise dans un long soupir de frein. Un soupir de soulagement pour Armand et les siens. Bientôt ils seront en gare de Nantes, où les tris s’effectueront en fonction des destinations. Bientôt ils se retrouveront, ailleurs, dans un nouveau monde : le cybermonde. Bientôt ils commenceront à tisser une toile d’araignée entre Saint Etienne, Paris, Villeurbanne, Istres, Limoges, et Rennes.
Ce mardi onze avril, Marc a reçu un paquet provenant des éditions Grissart. Il contient une dizaine de manuscrits. Il les pose en tas sur un bureau déjà envahi à ses quatre points cardinaux de papiers sous toutes formes : reliés, agrafés, froissés, déchirés, empilés. Il ne prend même pas le temps de les découvrir, de les soupeser. Il agit de manière routinière, se dit qu’il aura bien le temps de se plonger dans ces lectures difficiles. Pendant quelques secondes, son regard est attiré par le nom, un peu ridicule, d’un de ces apprentis écrivains. Il s’agit d’un certain Eugène Mollard. En quittant son bureau, Marc se dit que la première erreur de ce peut être futur prix Goncourt est de ne pas avoir choisi un pseudonyme. Il oublie ce nom et songe à l’ampleur de la tâche qui l’attend. Les éditions Grissart le connaissent et lui autorisent des délais de lecture plus important que l’usage. Il est vrai que la patience est une des premières qualités à travailler pour entrer dans le monde de la littérature. Quelques minutes seulement après avoir reçu ce colis il l’a déjà enseveli sous le fatras de papier de son bureau et dans un coin reculé de sa mémoire. Chaque année, à Pâques, Armand doit subir la semaine de vacances à la campagne chez une tante célibataire qui vit entourée de chats et de rideaux mauves. Il aime le silence et la nature mais appréhende de plus en plus ce stage rural imposé par la diplomatie familiale. C’est un vendredi soir, le quatorze avril, qu’Annette, sa tante biologique dans tous les sens du terme vient le chercher. Il redoute l’ennui. Surtout s’il pleut. Il ne trouve rien à lire dans sa bibliothèque personnelle. Il sait que son père trouverait de bonnes histoires sortant de l’ordinaire à lui proposer. Mais aujourd’hui Marc est absent, comme chaque fois que la tante Annette passe à la maison. Juste avant de grimper dans la 403, mauve bien sûr, prétextant une envie pressante, il est passé par le bureau de son père. Ce n’est pas interdit, mais il n’est pas non plus recommandé de s’y rendre en cachette. Il fouille les différents amoncellements de livres mais n’y trouve pas de quoi satisfaire son appétit. Il s’apprête à abandonner ses recherches lorsqu’il aperçoit les manuscrits. Depuis quelques temps déjà il souhaite découvrir ce qu’est un livre à l’état brut. Il saisit le premier de la pile et a juste le temps de le glisser dans son sac entre le gros pull en pure laine des Pyrénées et l’épais pyjama pour les longues nuits campagnardes encore fraîches. Ce fut une de ses plus belles semaines à la campagne. Il n’avait jamais rien lu de pareil. Il avait eu la main heureuse. Ce n’était pas un livre pour enfants bien sûr, mais il leur était adressé, un peu comme un message. Le dernier chapitre l’avait un peu déçu. Il était un peu naïf, un peu commun. Il aurait bien voulu savoir à quoi ressemblait cet Eugène Mollard. La semaine suivante, Armand s’est procuré un dépliant sur la colonie Internet et l’a laissé traîné négligemment sur la table…
Créer aujourd’hui, c’est créer dangereusement. Toute publication est un acte et cet acte expose aux passions d’un siècle qui ne pardonne rien. La question n’est donc pas de savoir si cela est ou n’est pas dommageable à l’art. La question, pour tout ceux qui ne peuvent vivre sans l’art et ce qu’il signifie, est seulement de savoir comment, parmi les polices de tant d’idéologies ( que d’églises, quelle solitude ! ) l’étrange liberté de la création reste possible.
Conférence « l’artiste et son temps » Université d’Upsal 14.12.1957
Oui c’est vrai, ce soir il fait froid, très froid même, un froid vif qui vous traverse de part en part. Si vous suivez mes chroniques vous savez certainement que je suis déjà affublé de nombreux petits trous de mémoire. Croiriez- vous pour autant que ce satané froid perçant choisisse de s’engouffrer dans ces nombreuses cavités dont d’ailleurs je ne me souviens jamais où elles se situent ? Non, ce serait trop simple et quand la bise du soir se lève elle préfère achever le travail et me voici transformé en passoire. Il faudrait surement que je me raisonne et que je serre les dents mais le souci est qu’elles claquent. Elles claquent et si je m’écoutais je n’aurai qu’une hâte c’est prendre mes cliques et mes claques pour rejoindre un pays sans hiver. Que nenni me dit-on ! Dans ces pays la chaleur est si lourde qu’elle vous assommera et si vous n’y prêtez garde vous conduira au fond du trou. Tout cela est, vous en conviendrez, bien compliqué : entre le froid qui me troue, la mémoire qui se troue et l’envie de soleil qui m’attire j’hésite, je tâtonne. Et comme je suis quelqu’un qui n’a pas les deux pieds dans le même sabot, je m’agite et je fais les cent pas : le plus important étant bien entendu de ne pas rester cloué sur les deux mains dans les poches.
Mais savez-vous, il fait si froid que j’aime profondément le trou noir et chaud de mes poches percées.
Marc a peu de temps à consacrer à Armand et se le reproche. Il essaie de compenser ce déficit en lui accordant des moments de grande complicité. Il connaît son fils et sait qu’il n’est pas disposé à supporter la présence inutile d’un adulte. Mais il ne peut éviter l’inquiétude. Il s’interroge sur son rôle, sur la qualité de cette relation qu’il imagine authentique. Son travail consomme trop de ce temps précieux, ce temps qu’il ne parvient pas à morceler. Armand n’a jamais complètement compris en quoi consistait le métier de Marc. En classe, il est embarrassé lorsqu’il faut parler de la profession du père. Il explique que son métier c’est lire. Les autres se moquent et lui répondent qu’on ne peut pas lire tout le temps que quand on lit c’est comme si on ne faisait rien, que quand on lit c’est qu’on ne travaille pas. Ils disent que lire, c’est un loisir. Un métier c’est ce que l’on fait tout le temps. Armand répond que son père lit tout le temps, même quand il ne travaille pas. Marc est un artisan un peu particulier. C’est un travailleur indépendant qui passe son temps à lire. Il n’est ni archiviste, ni bibliothécaire comme il répond parfois pour simplifier et éviter d’inutiles explications. Il travaille sur contrat, pour le compte de grandes maisons d’éditions, d’entreprises, d’universités ou pour son propre compte. Les commandes sont variées. Il arrive qu’une entreprise le sollicite pour l’aider à préparer un dossier concernant un produit, un concept. Il intervient parfois en amont des agences de publicité. C’est ce qu’il aime le moins, parce qu’il prend peu de plaisir à fouiller dans des ouvrages techniques à dominante économique. Le seul avantage, c’est qu’il s’agit d’une activité financièrement intéressante et il est le meilleur pour dénicher l’information qui aurait échappé à n’importe qui. Parfois le contrat est plus en rapport avec ce qui le passionne : les mots, les beaux, ceux qui s’assemblent délicieusement pour former de belles grappes d’émotion. C’est le cas actuellement. Une grande maison d’édition parisienne lui a demandé de préparer les matériaux pour réaliser une anthologie de l’émotion écrite. Il est chargé de découvrir dans tous les écrits, paraissant parfois dans l’anonymat le plus complet, des crus exceptionnels. Il essaie de rencontrer, au gré de ses lectures, guidé par sa seule sensibilité, un chapitre, une page, une phrase lui provoquant une grande secousse. Il doit éprouver de véritables orgasmes littéraires. Ce sont les éditions Grissard qui lui ont confié cette mission. Chaque jour, il butine. De livres en livres, de pages en pages, il cherche, il trouve et enrichit sa réserve de « miel » littéraire. Il ne rejette rien, ne se laisse pas hypnotiser par les seuls chefs-d’œuvre médiatiques et se pose souvent sur des perles rares que des presque anonymes ont abandonné avec désespoir. Il y rencontre des mots aux couleurs extraordinaires, à la saveur ronde, musicale dont il s’imprègne pour mieux les déguster. En ces moments là, il est plus un goûteur qu’un lecteur. Comme l’œnologue, il lui arrive de recracher avec dégoût un morceau trop aigre, trop complexe, cherchant simplement à copier de grands crus à la réputation installée. Mais les larmes lui montent aux yeux, quand il découvre un véritable Château Margaux littéraire qui deviendra un grand cru, à protéger, à bonifier, à partager. Au milieu de ses livres, dans les bibliothèques, chez les bouquinistes ses amis, plus rien n’a d’importance. Armand est très loin. A la maison, il y a les manuscrits. Il en reçoit une dizaine par trimestre. Il intervient souvent en deuxième lecture, pour confirmer un avis, mais il peut aussi être le premier à découvrir la production d’un amoureux de l’écriture. Il est très exigeant, ne se montre jamais enthousiaste, et relit parfois plusieurs fois avant de rédiger une note de lecture. Depuis trois ans qu’il exerce cette fonction, il n’a connu que trois ou quatre véritables émotions. De celles qui vous secouent si fort, que lorsque vous fermez le livre vous en êtes encore tout tremblant. Hormis ces quelques exceptions, il lui faut supporter de nombreuses confessions dont il ne retient que la monotonie.
Armand habite un quartier résidentiel de Saint Etienne. Quartier tranquille, isolé de tout, le meilleur comme le pire, où même le vent ne prend pas le temps de s’arrêter. Il ne fait que passer, juste au dessus du lotissement tassé au creux d’un vallon protégé. Armand aime le vent et les bruits inquiétants qui l’accompagnent. Des bruits dont on ignore s’ils en sont l’origine ou le résultat. Ici on les entend lorsqu’il traverse, là haut sur les hauteurs des Condamines. Armand s’ennuie. Il attend que la nuit tombe et commence les rêves. Des rêves de puissance, des rêves de folie. Il construit des mondes bouillonnant comme le métal en fusion. Des mondes de vents, avec des cris. Avec des morts aussi, pour que les cris s’expliquent. Armand n’est pas un enfant bizarre, mais il réussit à apprivoiser le temps en fabriquant des histoires abominables. Abominables pour les autres, ceux qui pourraient les entendre. Mais Armand s’en moque, ces histoires lui appartiennent et il n’en fera profiter personne. Armand a onze ans, mais paraît plus. Il est l’aîné d’une famille de trois enfants. Son frère et sa sœur ont peu d’écart avec lui mais il n’en profite pas. Il est comme un fils unique. Il les aime, mais se passe d’eux. Ce qu’il désire, c’est qu’on le laisse tranquille, qu’on ne lui pose pas de questions. Il est atteint d’indépendance. Une indépendance naturelle, qu’il n’a ni à revendiquer ni à défendre. Il a le privilège de vivre avec des parents qui respectent les nuances que la loterie génétique a déposé sur chacun de leurs descendants. Ils sont convaincus que la meilleure éducation est celle qui apprend les différences, celle qui respecte chacun, quel que soit son âge quel que soit sa taille. Ils estiment qu’il ne peut y avoir communauté de vie sans certaines règles, strictes, auxquelles adultes comme enfants doivent se soumettre. Dans cette famille on prévoit de ne jamais poser de questions indiscrètes, inutiles ou stupides. Il faut préserver l’intimité de chacun, l’aider à s’aménager un espace inaccessible. Il faut avoir confiance en celui avec qui on partage un morceau d’existence. Le mensonge est impossible. Il n’a pas lieu d’être, il est un non-sens, un anachronisme, il a perdu son utilité. Armand ne se plaint pas et ne manque de rien. Il n’est pas exigeant. Il n’aime pas tous ces jouets que les autres enfants entassent et oublient dans leurs placards. Armand préfère lire, ne rien faire, rêver. Rêver en écoutant le vent. Le vent qui souffle là haut, sur les crêtes. Le vent qui produit un grondement pareil aux soupirs des trains gravissant péniblement, plus bas dans la vallée la côte de Terrenoire. Armand est un enfant attachant. Il remplit toutes les conditions requises pour être considéré comme mignon. « Qu’il est mignon ce petit… » Il déteste ce mot signifiant charmant aussi bien que gentil. Il n’aime pas ces compliments sucrés réjouissant plus ceux qui les jettent que ceux qui les reçoivent. Quand il entend mignon il voit de beaux bébés joufflus, dégoulinant de gazouillis attendrissants. Armand aime les livres. Il est fasciné par ces volumes un peu secrets incrustés dans le moindre espace de vie de chaque pièce. Entassés, fermés il les imagine cage. Quand il le peut, il les ouvre pour que s’envolent les mots. Armand est privilégié, son père, Marc, consacre sa vie aux livres. Il est une espèce de bibliothécaire, d’archiviste, un de ces êtres exceptionnels pouvant vivre d’une passion. La journée, au milieu des livres, il travaille et le soir il se plonge dans la lecture des manuscrits que les éditions Grissard lui envoient au début de chaque trimestre. Il est lecteur. Armand trouve merveilleux que son père puisse ouvrir autant de cages. Armand ne parle jamais à Marc des histoires qu’il imagine. Il a peur de décevoir, d’être ridicule. Il attend que le moment soit venu pour l’inviter dans ses mondes de vents violents. Armand admire son père en silence pour ne pas avouer qu’il l’a choisi comme modèle. Il lui parle peu et écoute ses révoltes, ses discours passionnés. Il ne comprend pas tout mais retient l’essentiel. Il sait que Marc n’aime pas l’artificiel, le forcé, ce qui se montre dans les vitrines. Il explique que les hommes ne dévoilent pas ce qu’ils ont de plus beau, qu’ils le conservent dans une zone protégée. Parfois ils l’ouvrent, pour d’autres, pour ceux qu’ils aiment. Son père est un homme des arrières-boutiques, des quartiers oubliés. Pourtant il ne le supporte pas, quand il lui reproche de rester seul. C’est plus fort que lui, il se culpabilise et s’obstine à pratiquer un sport avec lui. Pour lui faire plaisir, parce que c’est normal qu’un père ait une activité avec son fils… Armand n’aime pas le sport, Marc encore moins et cela rend ces moments, heureusement très rares, tristes et ridicules. Ce qu’Armand apprécie c’est qu’il lui parle normalement, sans réfléchir indéfiniment aux conséquences à prononcer tel mot plutôt que tel autre. Il attend qu’il lui parle de son dégoût de ce monde où l’on ne pleure plus que sur des images numériques, de ce monde qui ne sait plus écouter ni le vent, ni la pluie sur les feuilles, ni aucun de ces bruits qui font comme une musique quand on les accepte. Il aime qu’il lui parle de ce qu’il découvre, lit, écrit. Dans ces moments là, Armand se sent puissant, indestructible, capable de parler de ses histoires, de ses rêves, de ses peurs. Mais il se tait, parce qu’il doute et ne veut pas rompre la magie de ces instants rares. Avec Lucie, sa mère, tout est différent. Pour elle, il correspond à l’image de l’enfant de onze ans. Il ne triche pas, se sent incapable de l’inquiéter ou de la décevoir. Elle est gaie, pleine d’amour et de tendresse. Elle n’est ni collante, ni sirupeuse, juste ce qu’il faut pour donner envie de l’aimer. Armand est son complice. Ils se fâchent pour des futilités, pour se retrouver, en rire. Alors ils sont bien. Elle se confie à lui, lui dit son amour, pour lui, pour tous. Elle lui parle de Marc, lui explique qu’il est pénible, distrait, détaché de la réalité. Armand ne la contrarie pas, il l’écoute. Elle a besoin de ces moments d’épanchements pour reconstituer son stock d’enthousiasme. Elle en a besoin : elle est infirmière dans un service de gérontopsychiatrie…
Magnifique ! Que dire de plus. Le lire, le relire et fermer les yeux
L’instituteur regardait les deux hommes monter vers lui. L’un était à cheval, l’autre à pied. Ils n’avaient pas encore entamé le raidillon abrupt qui menait à l’école, bâtie au flanc de la colline. Ils peinaient, progressant lentement dans la neige, entre les pierres, sur l’immense étendue du haut plateau désert. De temps en temps, le cheval bronchait visiblement. On ne l’entendait pas encore, mais on voyait le jet de vapeur qui sortait alors de ses naseaux. L’un des hommes, au moins, connaissait le pays. Ils suivaient la piste qui avait pourtant disparu depuis plusieurs jours sous une couche blanche et sale. L’instituteur calcula qu’ils ne seraient pas sur la colline avant une demi-heure. Il faisait froid ; il rentra dans l’école pour chercher un chandail.
Il traversa la salle de classe vide et glacée. Sur le tableau noir les quatre fleuves de France, dessinés avec des craies de couleurs différentes, coulaient vers leur estuaire depuis trois jours. La neige était tombée brutalement à la mi-octobre, après huit mois de sécheresse, sans que la pluie eût apporté une transition et la vingtaine d’élèves qui habitaient dans les villages disséminés ne venaient plus. Il fallait attendre le beau temps. Daru ne chauffait plus que l’unique pièce qui constituait son logement, attenant à la classe, et ouvrant aussi sur le plateau à l’est. Une fenêtre donnait encore, comme celles de la classe, sur le midi. De ce côté, l’école se trouvait à quelques kilomètres de l’endroit où le plateau commençait à descendre vers le sud. Par temps clair, on pouvait apercevoir les masses violettes du contrefort montagneux où s’ouvrait la porte du désert.
Un peu réchauffé, Daru retourna à la fenêtre d’où il avait, pour la première fois, aperçu les deux hommes. On ne les voyait plus. Ils avaient donc attaqué le raidillon. Le ciel était moins foncé : dans la nuit, la neige avait cessé de tomber. Le matin s’était levé sur une lumière sale qui s’était à peine renforcée à mesure que le plafond de nuage remontait. A deux heures de l’après-midi, on eût dit que la journée commençait seulement.
Il vivait seul, et passait ses dimanches avec sa sœur Justine. Elle habitait à quelques rues avec trois enfants dispensés de père. Il ne venait pas parce qu’il était invité, il venait parce qu’il le fallait. C’était la seule façon de garder le contact avec ce qui l’avait fait Mollard, Mollard Eugène. Justine était sa petite sœur, de huit ans sa cadette. Aujourd’hui comme hier, avec la patience de ces personnes qu’on imagine être nées pour les autres, elle le supportait sans rien demander. Il observait les enfants. Pendant de longues heures il les étudiait avec l’attention passionnée et le regard glauque d’un entomologiste amateur. Il cherchait un indice, une trace de ce qu’il avait été. Ils en étaient agacés. Justine réclamait leur indulgence, mais ils ne voulaient plus dilapider leurs dimanches avec Eugène, l’oncle un peu dérangé. Eugène sentait cette hostilité. Persuadé d’être atteint d’une maladie rare, il se sentait persécuté et supposait que le monde entier lui en voulait. Le psychiatre qui le suivait depuis près de dix ans ne comprenait pas. Il cherchait la clé. Il aurait voulu qu’il s’agisse d’un traumatisme. Un traumatisme psychique datant de la petite enfance ayant causé des dégâts irréparables. Un tel diagnostic l’aurait rassuré sur la fiabilité de sa science. Mais Sigmund Freud n’était d’aucun secours pour Eugène Mollard. Eugène Mollard était un cas unique. Il ne pouvait entrer dans aucune des catégories prévues par les spécialistes des troubles mentaux. Aussitôt que l’on tentait de le sérier, de le caractériser, il s’échappait, il fuyait. On l’attendait au coin du désespoir, il surgissait en pleine euphorie. On le supposait haineux, aigri, on le retrouvait convivial, social, solidaire. Depuis longtemps, il s’était mis en tête de laisser une trace. Il déclarait que, ne pouvant se souvenir de ce qu’il avait été, il voulait qu’on se souvienne de ce qu’il serait… Il se gargarisait de formules toutes faites, de phrases convenues. Se croyant philosophe il imaginait pouvoir impressionner son public. Son public, c’était Justine. Justine qui l’écoutait patiemment. Cela produisait comme un fond sonore. Elle s’habituait à ses manies, à ses projets, agonisants dés l’instant où ils naissaient. Il lui avait tout annoncé. Il était devenu un maniaque des prédictions, un obsédé des suppositions. Chaque week end amenait son inévitable litanie d’hypothèses hasardeuses, de théories fumeuses. Elle pariait sur ses lubies à venir, et évaluait avec perspicacité la durée de ses toujours nouvelles passions. Il avait eu une période mystique pendant laquelle il envisagea d’évangéliser les banlieues difficiles. L’expérience fut courte. Au premier soir de sa croisade il perdit, dans une bagarre avec des hérétiques, ce qui lui restait de lunettes. Grâce à un télescope de sa fabrication, il eut une période scientifique. Il scrutait les planètes. Cette passion fut soudaine et dévorante. Comme Eugène paraissait heureux, normal, Justine crût qu’il avait trouvé sa voie, qu’il pourrait enfin laisser cette trace qui l’obsédait. Inscrit au club d’astronomie de la maison des jeunes de Bourges, il lui arrivait d’oublier quelques dimanches chez sa sœur. Il s’était mis en tête de découvrir une nouvelle planète. Il parlait de la planète inconnue. Son existence lui semblait « géométriquement » évidente. Elle porterait son nom : la planète Mollard… Il dissertait de longues heures à propos d’une loi mathématique expliquant le phénomène de l’expansion de l’univers. Il emplissait de pleins cahiers de calculs, de schémas et affirmait à Justine, fascinée, que de célèbres astronomes américains s’intéressaient à ses travaux. Tout s’effondra le jour où il s’avéra incapable de régler convenablement son télescope pour montrer une magnifique éclipse de lune à ses neveux. Il avait eu aussi une période sportive. Son projet étant de devenir le meilleur coureur de marathon des plus de quarante ans. L’expérience fut brève. Son médecin dressa un état des lieux de ses articulations si alarmant qu’il ne lui était autorisé que de simples trottinements. Il avait peint, sculpté, tissé, s’était essayé à divers arts martiaux, avait milité pour de bonnes causes, s’était engagé politiquement et revenait régulièrement à la case départ. Il ne parvenait au bout de rien. Il ne pouvait se fixer et régulièrement se levait avec l’irrésistible envie de changer de vie. Il abandonnait ses passions de la veille, sans regrets, sans amertume. Justine ne le contrariait pas. Elle le soutenait, l’accompagnant dans cette quête éperdue. Parfois, elle plaisantait, lui expliquait que s’il souhaitait laisser une trace durable, la seule solution efficace connue et éprouvée était d’avoir des enfants. Il n’aimait pas qu’elle aborde ce sujet. C’est le premier dimanche de janvier de cette année qu’il lui a exposé son nouveau projet. Il veut écrire une histoire. Il va fabriquer une aventure extraordinaire, dont les héros seront des enfants. Ce sera une histoire inventée ou rêvée, une histoire qu’il aurait pu vivre. Une histoire qu’il aurait aimé vivre. Au lycée, il n’était pas doué en dissertation, mais peu importe, il écrirait… Le dimanche cinq mars Eugène Mollard est satisfait. Il a fini. Il a terminé l’histoire. Son histoire. Hier, il rêvait de l’écrire, aujourd’hui il la raconte à Justine stupéfaite. C’est extraordinaire, magique, elle pourra se souvenir. Mais elle ne dit rien, elle ne comprend pas ce qui a pu conduire son frère à imaginer une telle histoire. Elle ne veut pas discuter. Eugène semble enthousiaste, sûr de lui. Elle l’encourage à envoyer le manuscrit à un éditeur. Eugène y a pensé. Il a déjà sélectionné la grande maison d’édition parisienne, l’heureuse élue, qui aura le privilège de tirer profit de son immense talent. Justine n’a pas osé lui dire qu’il est peut être un peu tôt, qu’il faudra revoir l’épilogue. Les critiques risquent d’être impitoyables. Elle a trouvé les dernières pages trop dures, trop impossibles. Le jeudi neuf mars, Eugène Mollard envoie son manuscrit aux éditions Grissart. Il a pris soin de modifier le dernier chapitre. Il a rédigé un texte plus doux, plus pédagogique, plus moral pour le grand public. Il est confiant et lorsqu’il tend son paquet à l’employé de la poste, il a la certitude que dans quelques temps on se souviendra de lui.
Eugène Mollard souffrait. Il souffrait de ne pas se souvenir. Ce n’était pas de l’amnésie, les médecins l’avaient affirmé. Il ne se rappelait rien. Sa mémoire dont le mécanisme était déréglé broyait du noir. Eugène Mollard avait mal. Mal à l’intérieur. Mal à la vie qu’il regardait s’enfuir, se déroulant comme une bobine de fil échappée. Eugène Mollard approchait la quarantaine. Il ne s’en inquiétait pas. Il ignorait la nostalgie. Il aurait quarante ans et ne les fêterait pas. Il ne fêtait pas ses anniversaires. Eugène Mollard était de ceux qu’on oublie après une première rencontre. Il portait le cheveu gras et plaqué. Sa personne entière était imprégnée de mollesse moite. Il n’utilisait pas sa grande taille. Il en était embarrassé, étonné même. Son visage était un florilège de défauts exagérés. Tous les ingrédients étaient réunis pour qu’il se transforme en caricature. On ne pouvait pas parler de laideur, c’eût été lui attribuer un signe particulier qu’on est capable de retenir. Il était pâle, sans aucune force dans les traits, comme s’il ne s’agissait que d’une simple esquisse. Son regard semblait attendre. Le moindre de ses enthousiasmes optiques était stoppé dans son élan par deux épais verres pour myopes. Certaines personnes se découvrent une nouvelle élégance grâce aux lunettes. Eugène en était affublé. Il s’agissait d’un poids supplémentaire qu’il encombrait de sparadraps. Il avait la peau fragile et ses montures l’écorchaient. Sur le plan vestimentaire, il vouait un véritable culte aux sous pulls en acrylique. Il ne choisissait pas les couleurs et n’éprouvait aucune appréhension à assortir un mauve vinasse à un bleu patriotique. Il portait des mocassins à boucle, et en toutes saisons ne sortait jamais sans un vêtement de pluie, roulé en boule autour du ventre, comme une ceinture abdominale. Depuis dix sept ans, il exerçait les fonctions d’aide comptable dans une charcuterie industrielle de la banlieue de Bourges. Il ne prenait aucun plaisir dans son travail, accomplissant sa tâche avec application, ne posant aucune question. Il ne cherchait pas à s’élever dans la hiérarchie. Il ne jugeait pas ses journées monotones et ignorait les sens du verbe répéter (répéter : « dire ce qu’on a déjà dit », « refaire ce qu’on a déjà fait ») … Chaque jour, il avait besoin de quelques minutes pour découvrir ce qu’il avait abandonné la veille. Il ne redisait pas, il disait. Il ne refaisait pas, il faisait. Pour ne rien oublier, même s’il n’était qu’opérateur de saisie, il était devenu un maniaque des pense bête. Ce qui lui avait valu le surnom de « post-it ». Il ne lui était jamais rien arrivé. Rien qui puisse le marquer. Sa vie était une ligne droite au milieu d’un paysage monotone, sous un ciel sans nuages. Pas le moindre virage, pas le moindre relief pour accrocher le regard. Aucun de ses sens n’était sollicité plus qu’il ne fallait. Quand il se retournait, il ne distinguait rien. Il était atteint d’une curieuse maladie qui aurait pu s’appeler la platitude. Ce n’était pas douloureux. Comme il ne pouvait ni regretter, ni espérer, il finissait par s’habituer. Au commencement d’une journée, il se levait en ignorant ce que lui réservait l’avenir proche. Il attendait l’enchaînement des gestes mécaniques. Quand il sortait, il savait qu’il retrouverait son chemin. Il savait qu’un grand nombre de passants lui souhaiteraient le bonjour. » Bonjour Monsieur Mollard ». Il savait que rien de grave n’arriverait. C’était ainsi depuis toujours. Demain, il aura quarante ans. Il finissait par s’habituer, mais il en souffrait. Il aurait voulu fabriquer une histoire. Une histoire à lui, une vraie, piquante, troublante qu’on rêve ensuite de raconter. Il aurait voulu inventer des projets. Des projets avec virages, des projets avec des orages, des projets pour courber cette ligne droite, insupportable. Il lui arrivait d’avoir mal, en forçant les tiroirs de sa mémoire. Ils étaient coincés, toujours vides. Il y avait bien quelques photos, témoignages glacés des périodes où il s’était arrêté. Elles ne produisaient guère plus d’effets que s’il avait feuilleté un livre d’images. Il reconnaissait ses parents sans éprouver la moindre émotion. Il les voyait, comme deux visages rencontrés auxquels on ne prête qu’une attention distraite. Alors, il refermait la boîte. Il la glissait sous son lit, au milieu d’autres boîtes. Boîtes à chaussures, boîtes à gâteaux, toutes pleines d’étranges reliques d’un autre passé.
Je vais donc publier, chapitres après chapitres, mon deuxième roman, » Voyage contre la vitre ». C’est ce manuscrit qui fut « repéré » il y a un peu plus de vingt ans, par le directeur littéraire de Grasset, aujourd’hui disparu Yves Berger…
Marc a passé une partie de l’après midi à écouter Armand. Il ne l’a pas interrompu. Armand a besoin de raconter. Il a besoin d’ouvrir la cage. Il faut que les mots s’échappent, ils ne doivent plus pourrir en lui. Ces mots, Marc les saisit et les enferme sur une bande magnétique. Il les laissera reposer quelques jours et les libérera pour une autre existence. Quand un entretien s’achève, Marc aime rester seul. Il laisse pénétrer ce qu’il vient de subir. Il travaille les paroles, les pétrit, les transforme. Aujourd’hui il ne recevra plus personne. Il doit mettre de l’ordre, se préparer à terminer le voyage. Armand est sorti. Il le verra demain et ce sera fini. Il faudra s’occuper des autres, les nouveaux qui entrent, les anciens qui partiront. Alors Marc pleure. Sans larmes, parce que le sel pique les yeux. Il pleure en dedans parce qu’il sait qu’il a réussi. Il pleure. Armand va lui manquer. Cette nuit il rêvera. Cette nuit l’histoire d’Armand entrera en lui, elle croisera d’autres mondes, d’autres souvenirs. Elle croisera cet enfant qu’il avait voulu être.
Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
J’ai écrit ce texte il y a quarante ans, avec vraisemblablement comme fond musical, le stéphanois de Bernard Lavilliers, la photo est beaucoup plus récente….
La mer est de nouveau obscure. Tu comprends, c’est la dernière nuit. Mais qui vais-je appelant ? Hors l’écho, je ne parle à personne, à personne. Où s’écroulent les rocs, la mer est noire, et tonne dans sa cloche de pluie. Une chauve-souris cogne aux barreaux de l’air d’un vol comme surpris, tous ces jours sont perdus, déchirés par ses ailes noires, la majesté de ces eaux trop fidèles me laisse froid, puisque je ne parle toujours ni à toi, ni à rien. Qu’ils sombrent, ces « beaux jours »! Je pars, je continue à vieillir, peu m’importe, sur qui s’en va la mer saura claquer la porte.
Je ne vous connais pas encore. La misère vous lace les souliers, elle est gentille. Lorsque je l’insultais, je le faisais en italien : « PORCA MISERIA ». Je me sentais riche phonétiquement. Le confort dans l’injure, c’est le commencement de la Sagesse et de l’indépendance. Soyez orgueilleux. L’orgueil, c’est la cravate des marginaux. Soyez dans la marge mais, je vous en prie, ne perdez jamais de vue les TEXTES … Il vous regarde, le TEXTE, il attend le premier jour de la chasse et, tranquillisez-vous, vous serez bien en vue, la vedette… Alors, de quoi vous plaignez-vous ? Vous serez l’ennemi numéro 1… Il y en a tellement après… Tellement qui prendraient bien votre place, avec le risque… Ils meurent de n’être pas le Risque… Il vaut mieux mourir le premier. C’est ça, la mathématique sidérale : FIRST. Ne soyez pas lucide, cela vous encombrerait. Les comptables ne se pendent jamais au cou d’un cheval que l’on bat et que l’on tue. Les comptables tuent. Quand ils ne tuent pas, ils vivent dans les comptes. Laissez donc la lucidité aux entrepreneurs de travaux artistiques. Et n’oubliez jamais que vous êtes une denrée. Mais ne prenez jamais de conseil de personne. JAMAIS.
Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour me solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l’horizon de ces pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu’ici car là où nous étions ce n’était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. Le monde, de nos jours, est hostile aux Transparents. Une fois de plus, il a fallu partir … Et ce chemin, qui ressemblait à un long squelette, nous a conduit à un pays qui n’avait que son souffle pour escalader l’avenir. Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? Par la vertu de la vie obstinée, dans la boucle du Temps artiste, entre la mort et la beauté.
Un vieux texte écrit il y a une quinzaine d’années
L’air est glacial, coupant, comme un rasoir neuf sur une peau juvénile. Il a laissé tourner le moteur de sa voiture, encore quelques instants, pour s’emplir de cette chaleur aux senteurs mécaniques, qui donne encore pour quelques instants l’illusion du bien-être. Lorsqu’il est sorti, qu’il a claqué la portière, il a perçu comme un rétrécissement. Il est encore plein de ces sensations « ouateuses » que laissent une nuit sous une couette. Le train est annoncé dans un quart d’heure. Il attendra dans le grand hall d’accueil. Il aime ses petits moments de presque rien, où on sent chaque minute qui passe laisser sa trace grise dans la chair. Il est un habitué du lieu, mais pas de cet horaire. Il est de ceux qui entrent dans le train, avec des souliers vernis, les mains fines et l’air préoccupés. A cette heure, ce sont surtout ceux qui travaillent dur, ce sont dont les mains racontent l’histoire caleuse des chantiers. Dans la salle, ils sont six à lutter contre les courants d’air. Sept avec la femme de ménage de la gare. Elle semble hors du temps, qui passe et qu’il fait, absorbée par son entreprise de nettoyage. Elle est haute comme trois pommes et sautille pour atteindre les vitres du guichet. Elle est comme une mélodie virevoltante dans le silence glacial de l’aurore. Contre le mur, tassés les uns contre les autres, quatre hommes, épaules larges, l’œil vif. Ce sont des turcs, ils parlent entre eux doucement. Il ne semble pas souffrir du froid, on dirait que toutes leurs forces, toute leur énergie est consacrée à se donner une contenance sereine. Contre les fenêtres, un grand, bonnet vissé jusqu’aux lunettes, d’une immobilité qui s’apparente à de la pétrification. On croirait que le froid ne l’atteint pas, qu’il le contourne, qu’il hésite à le déranger dans sa raideur matinale. Pas une voix pour arrondir les angles du froid. Seuls les regards se croisent : on se connait, mais chaque matin on se découvre. Et dans ce simple petit matin de février, il y a comme une éruption de solennel dans ce petit espace de ce rien de tous les jours. Il est le seul à ne pas rester en place. Comme toujours, il cherche à embrasser de tous ses sens ce qui l’entoure… Il n’est pas du genre à rêver que de couleurs exotiques aux senteurs de vanille. Ce matin il a l’émotion facile, et il s’emplit de ces odeurs de vrai, de ces bruits qui hésitent à dépasser le silence. Il se met alors à aimer cette salle lugubre au carrelage rafraîchi par l’air vif qui transperce les corps. Il se délecte de ce paysage humain qui raconte que la vie c’est aussi le muscle qui souffre, il aime ce quotidien qui rend ridicule les sornettes de ceux qui imaginent un monde devenu uniquement fluorescent. Là, il y a du gris, de ce gris noble et parlant qui creuse les regards et serre les gorges. Et il pense à tous ces discours qu’on dit beau, de ceux qui parlent des autres sans ne les avoir jamais croisés. Il pense à ceux qui affirment, à ceux qui concluent, à ceux qui cherchent à mettre en mot, ce qui ne peut être que vu, que ressenti. Il se dit : « oui messieurs les penseurs, les décideurs, les chercheurs du matin tiède, quand vous rêvez, quand vous rêvez dans vos vies au relief pastel, il y en a des qui se tassent les uns contre les autres pour avoir moins froid, pour mieux se comprendre, pour mieux s’aider. Il y en a qui mettent de l’amour dans des gestes que vous analysez avec mépris, avec arrogance en les affublant du nom de compétences. Oui messieurs, il y en a qui rêve plus fort que vous, plus vrai que vous. Et quand vous retournerez dans votre confort nocturne ou que votre esprit se reposera des efforts de la veille à imaginer ce qui se passe lorsque vous n’y êtes plus, il y en a qui prendront un train un peu plus gris que le vôtre, pour vous construire un monde que vous avez oublié de comprendre
Parmi mes nombreux poèmes de jeunesse, il y a en a de très longs comme celui que j’ai publié en plusieurs parties et parfois de très courts comme celui -ci écrit aussi il y a quarante ans
Ailleurs …
Parce que c’était triste sans mensonges
Il était né sur un papier qui attendra la poubelle
Il avait vécu sur une croûte de vie qu’avait produite
Je termine aujourd’hui la publication de ce très long texte, commis il y a plus de quarante ans et auquel j’avais donné le titre ronflant de » Avant que ne meurent les victoires écorchées… »
Avant que ne meurent les victoires écorchées
Avant que ne s’entendent les discours du hasard
Tu regardes
Pour savoir
Pour l’espoir
Dans la foule pas un qui ne bouge
Pas un qui ne songe à remuer son poids de graisse
Alphabétique
Pas un qui n’oublie son anonymat
Pas un qui n’épèle son nom
Pas un pour croire qu’il y autre chose
Au dessus d’eux
Pas un qui n’ait un visage qui se reconnaît
Parce que tous attendent le lendemain
Qui suivra leur journée d’adoption
Qui passe en les tuant
Par paquets de minutes
Qu’ils ont volés à la pendule de ceux qui veulent pas
Mais qui sont morts
Pour l’instant ils ne marchent pas
Ils avancent
Mécaniques amnésiques
D’un mot qui revient
Sur toutes les lèvres pincées
Des ceux qu’on dit gagnants
Alors toi t’as plus que tes amis
Derrière d’autres fenêtres
Alors tu te dis que les leurs vont s’ouvrir
Et t’entends déjà le frémissement d’une autre foule
La foule aux visages ouverts
Alors tu joues une dernière fois à perdre l’espoir
Je continue la publication de ce très long ( trop…) poème écrit il y a quarante ans. Pour en permettre une lecture sans coupure j’ai créé une nouvelle catégorie ajoutée au menu, avec le titre suivant : » les victoires écorchées… »
Lorsque j’ai décidé d’ouvrir une nouvelle rubrique en publiant de très vieux textes, la plupart ont plus de quarante ans j’ai été tout autant frappé par les maladresses et les envolées lyriques que par la « permanence » du style…
Imagine Inspire respire Soupir Les rimes nous rapprochent du pire Je cherche sans fin Des rimes inconnues Rimes exclues de l’académisme poétique Rimes en rire Rimes en larmes Rimes en brumes Rimes en peur Rimes pour rêver Rimes en mer Rimes amères Je cherche Il faut que tu m’aides Toi qui me lis Toi qui me vis
Quand vient le soir, Quand tombent les premières gouttes de nuit. Quand les fenêtres se ferment, Quand les regards se taisent, Quand les mots se font rares et lents, Alors, Alors, la ville fronce ses sourcils de béton fatigué, Et sur les façades à la blancheur inventée On aperçoit quelques trous de lumière. Entends-les, ils scintillent, Entends-les, ils t’invitent à rentrer…