Merci à Barbara d’aider chaque matin mon soleil à se lever…
au matin je prendrai par la main ton âme déshabillée de la mémoire des chambres et je l’emmènerai au jardin pour l’habituer doucement à la joie et à l’ensemencement des possibles confiante en d’autres espaces en d’autres lois et tisseuse de fables en la saison où penche notre coque je glisserai candidement à la cloison […]
Je reprends mes petites pensées du jour, mon carnet journalier…
Il m’arrive assez régulièrement de dire, de me dire, que ce monde est devenu fou, qu’il ne tourne pas rond. Et je regrette immédiatement mon propos et j’en viens même à m’excuser auprès de ce monde qui continue à tourner invariablement sur lui-même. Et je plonge alors dans une réflexion sur le sens qu’ont les mots et celui qu’on leur donne. De quoi parle t’on lorsqu’on parle du monde : de la terre, de cette planète qui nous abrite et qui convenons-en est ronde ou tout au moins sphérique? Oui elle est sphérique, c’est plutôt une boule. Mais on préfère quand même dire que la terre est ronde. Ce n’est pas grave, et oui n’en déplaise aux infâmes bigots et complotistes : la terre est ronde et elle tourne sur elle-même.
On appelle cela une révolution…Tiens donc, il faudra que je me penche sur ces révolutions qui durent depuis plusieurs milliards d’années…Mais revenons à ce monde qui ne tourne pas rond…Peut-être, finalement que lorsque je parle du monde il s’agit de celles et ceux qui vivent sur cette terre. Quand il n’y a personne on se contente de dire qu’il n’y a personne et plus ces personnes remplissent ce qu’on croit être le vide de cette terre plus on dit qu’il y a du monde…Et quand il y a beaucoup de monde, voire trop on ressent vite que tout cela ne tourne pas bien rond…Que font-ils, que disent-ils, où vont-ils ? Je n’en sais rien. Je ne dis rien. Moi aussi je fais, je dis, je vais et surtout je tourne en rond…
Le premier que j’entends me dire que tout est dans le « cloud », je l’obligerai, une fois au moins dans sa vie, à lever les yeux. Oui homme numérique, regarde bien, redresse toi : ce que tu vois, cet amas, gris, vaporeux, aux angles ronds c’est un nuage ! Oui mon ami un nuage ! Ce n’est qu’un nuage qui inspire, qui respire, qui soupire. Dans le nuage des gouttes d’eau, des perles de rêves, des espoirs. Ton nuage numérique je n’en veux pas: ne le traduis pas il pollue ma poésie et je t’en prie, je t’en supplie lorsque tu parles de mémoire fais un effort, cherche, creuse le sillon de cette vie que tu as laissée t’échapper…
Au fond de mes poches, Quelques miettes de ciel. Dans le creux de ma paume pressée, J’ai pris quelques cailloux mauves. En riant les ai semés. Une à une, bulles légères Sautillent, pétillent Dans long couloir sans écume Foule sans sillage, N’entend pas le chant du large.
Vincent van Gogh, La chambre, détail (musée AIC Chicago)
Les Fenêtres
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément. Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même. Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Ce soir c’est vers. Finie la pause prose, ce soir je vous prends à revers, ce soir je me pose, je prends un verre et je me mets aux vers. Je vous entends déjà : il nous dit qu’il se remet aux vers mais il reste en prose. Tout ça n’est peut-être que de la frime, de la frime pour trouver une rime. Alors attendons un peu…
Ces choses auxquelles nous apportons tout notre soutien n’ont rien à voir avec nous, et nous nous en occupons par ennui par peur par avidité par manque d’intelligence ; notre halo de lumière et notre bougie sont minuscules, si minuscules que nous ne le supportons pas, nous nous débattons avec l’Idée et perdons le Centre : tout en cire mais sans la mèche, et nous voyons des noms qui jadis signifièrent sagesse, comme des panneaux indicateurs dans des villes fantômes, et seules les tombes sont réelles.
C’était l’heure des sans amis Penché vers un presque rien Je voulais prendre ce chemin Et rêvais d’y rencontrer les hommes Aux doux regard paisibles Qui rêvent de lendemains Aux bords ronds et malins J’ai marché jusqu’au dernier bout Lointain Oh si lointain Elle était là Seule et perdue Vêtue d’une longue trainée de brume Elle attendait en souriant Je te savais Tu le sais Entre tes larges marges inventées Je t’avais inventé
Regarde Oh oui regarde Lève les yeux Oublie L’ombre épaisse des mauvais rêves De tes nuits agitées Glisse Penche-toi en riant A la fenêtre des absents Regarde Oh oui regarde La lumière est si belle Elle s’étire doucement Entre les tendres bras Du matin des amants Ecoute Oh oui écoute Tu l’entends te dire Je t’attends…
…Marcel et Jeanne sont restés plusieurs années à Narvik. Anton ne sait pas exactement ce qu’ils y ont fait. Vous êtes restés combien de temps là-bas ? Et la réponse, toujours la même…Plusieurs années. Comme s’il ne fallait pas compter, mesurer, encadrer. Le temps ne doit pas se mesurer Anton, le temps c’est de la vie qui passe, c’est de la vie qui enfle, de la vie qui souffre, de la vie qui rit, s’enflamme et parfois disparaît. Et cela ne se mesure pas. Dès que tu poses la question combien, tout est fini Anton, tu es fini, tu as fini. La mémoire qu’il nous reste de là-bas n’est pas gradué, elle est pleine, entière, avec des rondeurs, des zones un peu floues…
J’ai quasiment achevé mon nouveau roman, alors je me suis dit, tiens pourquoi pas proposer un extrait, comme ça, brut, un extrait pas retravaillé, un extrait que j’aime… Il y en aura peut-être d’autres.
… Je suis arrivée à l’heure de la journée que je préfère, ces heures de mai, qui s’étirent dans la douceur avec de la lumière plein les poches. Je suis arrivée dans ce bref moment où tout va se mélanger, se confondre. On est dans l’entre deux. Les arbres, mes arbres, tremblent à peine. Je sais qu’ils me voient, je sais qu’ils me sentent. Je suis sorti, je les écoute, j’entends ce qu’ils me disent. Et j’écris, je suis assise sur une pierre, elle est recouverte de mousse, j’ai sorti le cahier, le gros, celui où je raconte, celui où je me raconte. Je le pose bien à plat sur les genoux que j’ai serrés. J’aime le bruit que font les pages quand un souffle les soulève. Je pense aux arbres, au papier. Et j’écris quelques mots de plus. Je suis essoufflée, ce n’est pas le vélo, ce n’est pas la course pour venir jusqu’ici. Je suis essoufflée parce que je respire, je suis essoufflée parce que j’existe…
Les mots sont là, ils coulent, c’est un flot ininterrompu. Toutes les digues ont sauté. Je retrouve l’excitation de l’inspiration qui ne se contient plus. Je marche, j’écris, je dors, je rêve, j’écris. Les pages se noircissent, et l’épaisseur de l’encre qui sèche sur le papier produit comme un craquement. Mais ce n’est pas une feuille morte. J’aime tant que de la vie pensée vienne se poser sur le papier. C’est une magie dont je ne me lasse pas. L’histoire que j’écris avance, à grand pas, les personnages ont pris place, pas encore toute leur place, mais ils sont là, je commence à m’habituer à leur présence. Vous connaissez certains d’entre eux, j’ai à plusieurs reprises posé quelques bribes sur ce blog. Leurs contours se dessinent, je les aime, et redoute déjà le moment où la fin approchera. Mais le chemin est encore long…
« Écrire. Je ne peux pas. Personne ne peut. Il faut le dire, on ne peut pas. Et on écrit. C’est l’inconnu qu’on porte en soi écrire, c’est ça qui est atteint. C’est ça ou rien. On peut parler d’une maladie de l’écrit. Ce n’est pas simple ce que j’essaie de dire là, mais je crois qu’on peut s’y retrouver, camarades de tous les pays. Il y a une folie d’écrire qui est en soi-même, une folie d’écrire furieuse mais ce n’est pas pour cela qu’on est dans la folie. Au contraire. L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire, on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité. C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n’est même pas une réflexion, écrire, c’est une sorte de faculté qu’on a à côté de sa personne, parallèlement à elle-même, d’une autre personne qui apparaît et qui avance, invisible, douée de pensée, de colère, et qui quelquefois, de son propre fait, est en danger d’en perdre la vie. Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait — on ne le sait qu’après — avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi. L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. »
La terre et la mer se sont unies.
Le bord a disparu, les côtes aussi.
Il s’est levé, s’est raclé un peu
la gorge, a enfilé sa veste de toile épaisse, et a fini par sortir. Il est le
seul à ne pas être étonné. Il vit sur les hauteurs. En bas la mer s’est
arrêtée.
L’air n’est plus le même, il n’a
plus cette rondeur en bouche quand on le respire, c’est un air qui coupe, un
air qui réveille,
Son sac est prêt, depuis
longtemps, depuis toujours, il savait qu’un jour viendrait, ou tout se
rejoindrait. Il l’a soulevé, masse inerte, même les couleurs ont changé, le
gris s’est essayé au bleu,
Tous les autres sont hagards,
tous les autres se terrent apeurés de cette mer qui est venue jusqu’à eux. Ils
ont peur et ne comprennent pas cette silhouette qui prend le chemin qui mène en
bas jusqu’où leur regard distingue ce qui est devenu une rive. Il marche du pas
sûr de celui qui sait où il va, de celui qui va prendre son quart. Il a pris
son sac et il est parti, il sait que le voyage sera long il sait qu’il faudra
qu’il trouve le passage pour rejoindre les mers de l’Ouest, il sait que ses
cartes ne lui serviront pas ; il fera le point, à l’ancienne, comme on lui
a appris.
Tout le monde avait été surpris
quand il s’était rêvé marin, certains avaient ri d’autres avaient eu peur. On
ne devient pas marin quand on est de la terre, quand on est de l’intérieur. Il
leur avait répondu calmement qu’il en avait envie, c’est tout, qu’il en avait
besoin et que de toute façon un jour la
mer elle serait partout, il le savait, il l’attendait, alors il partirait. Il
prendrait la mer, sur un bateau qui serait là pour l’attendre, lui, lui qui le
savait depuis toujours.
Il est monté sur le pont,
personne à bord, cela lui est égal, il va prendre le large.
Il part pour longtemps. Il est à la barre.
Tout est un peu plus compliqué quand on est seul
« Une humidité a l’odeur si épaisse qu’on a comme de la crème dans la bouche.
Le froid incapable d’être cinglant qui essaie simplement de s’infiltrer,
Et de traîner en longueur.
Pas une trace de lumière.
Les objets sont gavés de l’ombre qui les étouffe.
Et les gens qui passent,
La météo au pied, comme un boulet. Pas un qui ne rit, plus un qui ne
vit, c’est un automne colonisateur.
Il est partout même dans les rires;
Feuilles jamais sèches qu’on piétine et qui restent collées, tristes,
au pied.
Tout se traine
Tout se désespère,
Même la mer est habillée de gris,
Pour ne pas froisser un ciel si bas qui pourrait la gober.
Demain ce sera mieux,
Demain on sera heureux. »
Bien sûr il pouvait l’imaginer et
ne s’en privait pas.
Il se souvenait de ce que disait son père quand il parlait de la mer, quand il l’écrivait. Cette mer, sa mer à lui, elle était partout, dans le souffle des pins poussés par le vent, dans la brume du matin. Cette mer elle était dans le ciel qui s’affaisse, épuisé d’être scruté pour annoncer le meilleur. La mer, elle était dans le regard des enfants qui montrent du doigt, elle était dans l’étonnement, dans l’inattendu de ce qu’on découvre à la sortie d’un virage ; la mer elle était dans les odeurs, dans les couleurs, dans la musique qu’il avait dans la tête en fermant les yeux.
Pourquoi la mer ne serait réservée qu’aux hommes et femmes des côtes… La mer n’appartient pas aux seuls qui tous les jours à force de la voir ne finissent par ne plus la regarder. Ils la voient et ils finissent par l’oublier, ils finissent par l’intégrer. La mer elle vit d’abord dans la mémoire, elle est là au fond de nous. La mer, il l’avait en lui, il l’avait dans le regard. La mer on lui en parlait, la mer il en parlait parfois, elle glissait au bout de ses doigts elle montait jusqu’au bord de ses lèvres, jusqu’à la fleur de ses yeux et les mots mélodie, respiraient, soulagès de sortir de leur ordres alphabétiques.
Il avait grandi et son regard avait cette profondeur qu’ont ceux qu’on imagine ailleurs. Il avait grandi et la mer n’était pas encore venu jusqu’à lui.
Alors la mer il l’a chanté :
« Regarde la mer, regarde petite.
Regarde, elle est grise
Elle est grise des restes de la nuit
Regarde là sous le vent qui divague
Elle a l’écume qui enrage
Regarde la mer et ses cent vagues
Regarde la mer et sens ses vagues
Elle a revêtu ses couleurs de femme seule
Et s’étire à s’en faire mal
Sur le quai il y a un homme qui pleure
Il écoute le chant des vents
Et entend la plainte qui se répand
Et le ciel cruel, qui dégouline
des oiseaux crieurs
Il y a un homme seul qui cherche le passage
Trou de lumière pour un soleil prochain
Regarde- le, regarde petite
Il a une larme qui attend la marée
Un peu de sable dans la bouche
Et du sel séché au coin du sourire
Ses yeux se plissent à suivre le mouvement de la mer qui l’avale.
Et derrière le bout du rien, là- bas, il y a l’horizon
C’est comme un trou qu’on devine
Un trou que la mer rapporte à chaque vague
Et l’homme dit à la mer qu’il sait
Qu’elle se souviendra. »
C’était un soir, un soir que novembre choisit pour peser de toute sa mélancolie, il a pris sa guitare, et les premiers embruns sont entrés dans la pièce. A chaque note ajoutée, les gorges se serraient, les yeux piquaient. Le sel des larmes alourdit les paupières, la mémoire est revenue.
Il chante, les mots sont ronds, ils roulent comme une houle d’automne, on entend comme un rythme à deux temps. Les yeux des autres se ferment, les siens se plissent, ils entament le voyage, un voyage ailleurs, là-bas, de l’autre côté. Avec la mer il y a toujours l’autre côté. Il chante, il murmure plutôt et tout autour de lui les lignes droites soupirent épuisées de leurs rectitudes imposées, soudain la douceur les éveille.
Dehors la fraîcheur enrobe les sons et les formes, on ferme les yeux, le vent du nord ne glace plus, il est une caresse, les cols des vestes se remontent, les épaules se creusent, les pas sont lourds mais décidés. La musique poursuit sa route, le monde des autres se transforme.
Je publie aujourd’hui la première partie d’une nouvelle que j’ai écrite il y a neuf ans…Toujours à l’occasion de l’anniversaire d’un de mes enfants…
C’est un voilier qui hésite
encore entre la voile d’hier, faite de bois et de cordes qui sentent la paille,
et la voile de demain faite de matériaux lisses, et de cordages qui sentent le
plastique. C’est un bateau qui hésite, entre deux, il a du gris dans les rares
couleurs que le soleil lui a laissées, un gris qui parle des marées, un gris
qui parle des pluies d’hiver qui déchire le bleu de la mer. A bord sur le pont,
encombré de tous ces objets qui parlent vrai tant ils sont usés, un homme se
déplace lentement. Chaque chose qu’il touche semble le remercier. Il n’est pas
comme les autres, il semble déjà un peu plus loin, son regard ne se disperse
pas, son regard est à ce qu’il fait.
Sur le pont l’homme, c’est un
jeune homme d’environ 25 ans, se prépare pour le départ, il est arrivé tout à
l’heure, sans bruit, pour ne rien dire pour ne pas parler d’où il vient pour ne
pas utiliser de mots qui n’ont plus de sens que pour lui.
Il n’aime pas qu’on lui pose de
questions, il n’aime pas qu’on cherche à savoir. Son histoire ne doit
intéresser personne, il ne le veut pas.
Il est parti, il a mis le cap
vers le nord, avec le vent de face, toujours, un vent rasoir et il serrait les
dents, pour ne pas faiblir, pour ne pas se poser de questions. Il était parti
un matin tout simplement et quand il a posé la main sur la barre en sortant du
bras de mer il savait qu’il ne parlerait plus, il avait tant à faire, tant à se
dire à l’intérieur.
« Il a ouvert son livre intérieur pour y ajouter quelques pages.
L’encre ne sèche plus, elle est le sang des mots
Ils s’échappent quand la lumière les éveille,
Mots qui s’envolent, plus rien ne les retient
Dans le vent qui les attend, quelques grains de lumière,
Les yeux les lisent, le regard se plisse
Et le cœur qui s’affole, on est bien
Pas un son qui ne s’essaie au bruit
Tout est dans la mélodie, les notes s’enroulent
Autour des mots, il flotte comme un doux rien de légèreté »
La France est un des pays qui
bénéficie de l’une des plus importantes façades maritimes, des milliers de kilomètres
de côtes, parfois découpées, torturées, tranchantes parfois rectilignes,
monotones plus rarement. On appelle cela le bord de mer, la façade c’est pas
mal aussi. Ça peut être beau une façade, mais ce qui est gênant c’est qu’on ne
la voit que de l’extérieur. De l’intérieur, quand on est derrière on ne voit
rien, on suppose, on devine. C’est pour cette raison qu’on parle de l’arrière-pays,
de l’intérieur ou même des terres. Quand on est de l’intérieur, quand on vient
des terres on est considéré comme un étranger.
Et quand on est de l’intérieur,
dans un arrière-pays privé de ces fenêtres bleues, on n’aurait seulement le
droit de rêver, d’imaginer. Pour se rapprocher pour y avoir droit, il faut prendre
la route : il faut entrer dans la transhumance.
Injuste, trop injuste :
depuis son plus jeune âge il ne l’admettait pas, il voulait que la mer vienne
jusqu’à lui, qu’elle soit aussi sous ses fenêtres. Et chaque matin quand il
ouvrait les volets il y avait un petit espoir, infime certes mais un espoir
quand même. Peut-être, peut-être dans la nuit l’incroyable se sera produit, et
ce matin ce n’est pas la petite vallée boisée qu’il distinguera mais un bras de
mer.
Parmi les pauses lecture que je m’accorde pendant mon chantier d’écriture, il y a eu ce magnifique roman de Grégoire Delacourt. L’extrait que je vous propose est comment dire d’une intensité poétique qui me provoque des vibrations.
/… Sa famille.
Des cultivateurs dans le Cambrésis. Vingt hectares de lecture fourragère. Quelques bêtes. Des nuits de peu d’heures, des mains usées, des ongles noirs, comme des griffes, la peau tannée, un vieux cuir craquelé. Jamais de vacances, jamais de premier mai parfumé au muguet ; la terre, toujours, la terre exigeante, capricieuse ; et la mer, une fois, une seule, pour mes sept ans, a-t-il précisé, mais pas vraiment la mer, une plage plutôt, celle des Argales, à Rieulay, du sable fin au bord d’un lac artificiel sur un ancien terril ; mes parents n’avaient pas voulu me décevoir : ils avaient dit qu’il n’y avait pas de vagues ce jour là, une histoire de lune, de planètes, je ne sais plus, et je les avais bien crus, bien que l’eau ne soit pas salée, ah ça ! disait mon père à propos du sel, ça dépend des courants, des marées et même de la lune, André, c’est très compliqué, tu sais, tout ce bazar, et plus tard j’ai compris qu’ils avaient voulu m’écrire une histoire unique, m’enseigner que l’imagination fait advenir tous les voyages, exhausse toutes les enfances. Ils ne se plaignaient jamais, ni du gel ni des pluies qui pourrissaient tout ; ils sillonnaient et façonnaient la terre comme des sculpteurs, comme des amants ; ils lui parlaient, ils la remerciaient les jours de grande récoltes , la consolaient lorsque le froid la fendillait et la gerçait ; ils aimaient que le temps marque les choses. Ils attendaient les printemps comme on attend un pardon. /…
Oui, c’est vrai, je le constate aujourd’hui encore, les jours rallongent. Pourquoi d’ailleurs ne pas se contenter de dire qu’ils sont plus longs où qu’ils s’allongent (même si comme moi vous aurez constaté que les jours, ou plutôt les journées continuent éternellement d’avoir 24 heures…). Pourquoi ajouter une fois de plus ce préfixe répétitif qui racle la gorge. Vous remarquerez d’ailleurs que je n’ai pas parlé de rajouter, parce que convenons-en, un ajout est bien suffisant et ne prenons pas le risque de sombrer dans le bégaiement. Rallonger, allonger, je m’interroge : après tout une allonge ou une rallonge ce n’est pas exactement la même chose. Quand on me parle d’allonge j’étire le bras et je pense aux boxeurs, et quand on me parle de rallonge je cherche une prise et je vois un câble électrique. Ce câble qu’on ajoute quand le cordon est trop court et qu’on veut éclairer avec une torche par exemple, un peu plus loin, là où il fait sombre. Et en effet dans ce cas on ne peut que constater que grâce à la rallonge on allonge le jour ou tout au moins on l’éloigne un peu, mais par contre on ne parvient pas à le faire durer plus longtemps car il arrive toujours un moment ou tout devient trop long (comme ce texte d’ailleurs ), un peu comme un long jour sans fin. Mais une fois de plus je m’égare et la nuit bien qu’elle soit moins longue est déjà tombée. Tiens tiens voilà autre chose, la nuit est tombée…
Ne laisse pas le soin de gouverner ton cœur à ces tendresses parentes de l’automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L’œil est précoce à se plisser. La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau: tu rêveras du lendemain et ton lit te sera léger. Tu rêveras que ta maison n’a plus de vitres. Tu es impatient de t’unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit. D’autres chanteront l’incorporation mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier. Tu condamneras la gratitude qui se répète. Plus tard, on t’identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l’impossible.
Pourtant.
Tu n’as fait qu’augmenter le poids de ta nuit. Tu es retourné à la pêche aux murailles, à la canicule sans été. Tu es furieux contre ton amour au centre d’une entente qui s’affole. Songe à la maison parfaite que tu ne verras jamais monter. A quand la récolte de l’abîme? Mais tu as crevé les yeux du lion. Tu crois voir passer la beauté au-dessus des lavandes noires…
Qu’est-ce qui t’a hissé, une fois encore, un peu plus haut, sans te convaincre?
J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends. J’attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. Je patiente, je suis poli de toutes mes forces. On me voit passer dans de belles rues savantes, j’admire les paysages, j’applaudis comme tout le monde, je donne la main, ce n’est pas moi qui parle. On me loue, je rêve un peu, on m’offense, je m’étonne à peine. Puis j’oublie et souris à qui m’outrage, ou je salue trop courtoisement celui que j’aime. Que faire si je n’ai de mémoire que pour une seule image ? On me somme enfin de dire qui je suis. « Rien encore, rien encore… » C’est aux enterrements que je me surpasse. J’excelle vraiment. Je marche d’un pas lent dans des banlieues fleuries de ferrailles, j’emprunte de larges allées, plantées d’arbres de ciment, et qui conduisent à des trous de terre froide. Là, sous le pansement à peine rougi du ciel, je regarde de hardis compagnons inhumer mes amis par trois mètres de fond. La fleur qu’une main glaiseuse me tend alors, si je la jette, elle ne manque jamais la fosse. J’ai la piété précise, l’émotion exacte, la nuque convenablement inclinée. On admire que mes paroles soient justes. Mais je n’ai pas de mérite : j’attends.
Albert Camus, L’Été, « La mer au plus près (Journal de bord) »
Je garde au fond de ma réserve à souvenirs Un reste de soir d’été C’était hier, c’était il y a loin L’océan ne disait plus rien Lassé d’une longue journée A inventer des vacances Pour les ceux qui rêvaient de bleus Le ciel l’avait rejoint Et dans les bras envasés De la terre endormie Ils s’étaient aimés Pour une seule et longue nuit
…C’est un voilier qui hésite encore entre la voile d’hier, faite de bois et de cordes qui sentent la paille et la voile de demain faite de matériaux lisses, et de cordages qui sentent le plastique. C’est un bateau qui hésite, entre deux, il a du gris dans les rares couleurs que le soleil lui a laissé, un gris qui parle des marées, un gris qui parle des pluies d’hiver qui déchire le bleu de la mer. A bord sur le pont, encombré de tous ces objets qui parlent vrai tant ils sont usés, un homme se déplace lentement. Chaque chose qu’il touche semble le remercier. Il n’est pas comme les autres, il semble déjà un peu plus loin, son regard ne se disperse pas, son regard est à ce qu’il fait. Les autres, ceux qui virevoltent sur des bateaux de catalogue ont les yeux absents, on ne les devine même pas derrière des verres de marques ou se reflètent des couleurs qui n’existent que pour les touristes canonisés. Sur le pont, l’homme sans lunettes se prépare pour le départ. Arrivé hier soir, sans bruit, il a cherché un mouillage éloigné des autres pour ne rien dire, pour ne pas parler d’où il vient, pour ne pas utiliser de mots qui n’ont pas de sens pour lui. Les autres, lorsqu’ils sont au port aiment à raconter, se raconter, l’homme au navire sans âge n’est pas de ceux-là. Il ne se mêle pas à la vie du port. Il ne les méprise pas, il lui arrive même parfois de les écouter, de s’emplir de leurs rires pour s’en faire une couverture, douillette pour la nuit. Il ne les méprise pas, mais il n’aime pas qu’on pose de questions, il n’aime pas qu’on cherche à savoir. Son histoire ne doit intéresser personne, il ne le veut pas. Il se souvient, lorsqu’il est parti, il a mis le cap vers le nord, avec le vent de face. C’était un vent coupant et lui serrait les dents, pour ne pas faiblir, pour ne pas se poser de questions. Il était parti un matin tout simplement et quand il avait posé la main sur la barre en sortant du port de Concarneau, il savait qu’il ne parlerait plus, il avait tant à faire, tant à se dire à l’intérieur…
Je suis dans ma chambre, à ma petite table devant la fenêtre. Je trace des mots avec ma plume trempée dans l’encre rouge… je vois bien qu’ils ne sont pas pareils aux vrais mots des livres… ils sont comme déformés, comme un peu infirmes… En voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer… ici peut-être… non, là… mais je me demande… j’ai dû me tromper… il n’a pas l’air de bien s’accorder avec les autres, ces mots qui vivent ailleurs.., j’ai été les chercher loin de chez moi et je les ai ramenés ici, mais je ne sais pas ce qui est bon pour eux, je ne connais pas leurs habitudes… Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j’ai disposés, ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule… on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n’ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont… Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j’erre dans des lieux que je n’ai jamais habités… je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles blondes, allongé près d’une fenêtre d’où il voit les montagnes du Caucase… Il tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu’il porte à ses lèvres… Il ne pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps… Je n’ai jamais été proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d’une toque de velours rouge d’où flotte un long voile blanc… Elle est enlevée par un djiguite sanglé dans sa tunique noire… une cartouchière bombe chaque côté de sa poitrine…je m’efforce de les rattraper quand ils s’enfuient sur un coursier… « fougueux »… je lance sur lui ce mot… un mot qui me paraît avoir un drôle d’aspect, un peu inquiétant, mais tant pis… ils fuient à travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux… ils murmurent des serments d’amour.., c’est cela qu’il leur faut… elle se serre contre lui… Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu’à sa taille de guêpe… Je ne me sens pas très bien auprès d’eux, ils m’intimident.., mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c’est ici qu’ils doivent vivre.., dans un roman… dans mon roman, j’en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux… avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec la princesse enlevée par le djiguite… et encore avec cette vieille sorcière aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur prédit… et d’autres encore qui se présentent… Je me tends vers eux… je m’efforce avec mes faibles mots hésitants de m’approcher d’eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier… Mais ils sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… ils sont comme ensorcelés. À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe » … rompent le charme et me délivrent.
« Une vague, les vagues, une déferlante… » Je crois que c’en est trop, je n’en peux plus et allez je vous le dis j’ai du mal avec ces mots, ces mots que j’aime, qui sont abîmés, salis, trahis plusieurs fois par jour. Oh bien sûr je connais plus que tout autre le pouvoir des mots, de ce qu’ils évoquent, de ce qu’ils convoquent, de ce qu’ils invoquent. Mais il y a des jours où je n’en peux plus de voir, d’entendre toutes ces vagues épidémiques et numériques, se répandre sans retenue dans la longue plaine de mes inspirations. Je vous en prie laissez les vagues dans l’océan, laissez la mer nous enivrer de son flux, de son reflux, laissez les déferlantes à la tempête. Un peu d’effort je vous en prie cherchez dans votre dictionnaire de l’angoisse cathodique d’autres mots, d’autres images, laissez les courbes en paix, ne cherchez pas d’autres rimes aux graphiques.
Et je vous suggère d’essayer la retenue, le silence, et peut-être d’aller marcher au bord de cette mer que vous voudriez me voler…
J’illustre ce texte écrit il y a une vingtaine d’années par un tableau peint par mon père…
C’était la guerre froide entre la brume et le port. On ne se souvenait même plus de quand datait le dernier rayon de fausse lumière. On ne devinait le jour qu’à une impression générale qui flottait à la surface des eaux. Les chalutiers étaient contraints d’utiliser leurs couleurs comme des signes particuliers, accrochés à leur identité d’embarcation. Toutes les berges, toutes les coques avaient le teint blafard, piqués de bruns et d’embruns, indices d’une angoisse qui se lève avec le jour. Le bout du port, gueule ouverte, crachait périodiquement ses coquilles de noix. Il avait l’attrait d’un goulot de bouteille où toutes les lèvres salées des compagnons de port se seraient posées. Cette flaque d’eau était posée au milieu de la ville, comme une cicatrice sur un visage burinée de soleil et de siècles. La ville n’était pas un port, la ville était un empiècement de croûte sombre qui s’étendait autour. Les rues n’avaient point d’origine, elles étaient là, pour marquer l’appartenance à un système urbain. Mais ces associations de réalités qu’on aurait cru naturelles ne parvenait à donner à ce paysage que l’apparence lointaine d’une ville. La brume elle-même ne parvenait pas à adoucir les traits d’une ou deux maisons à la lourdeur extrême. Derrière chacune de ces façades épuisées d’être fouettées par les vents salés, il y avait des symptômes de vie, d’imperceptibles indices de société. A quelques fenêtres se tenaient en berne quelques bouts de chiffons. Des cheminées sortes des bouffées de vapeur. Les maisons se touchent très forts, on les croirait enlacées, pour se tenir chaud, pour oublier la peur, le vide de ceux qui ne reviennent pas. Parfois on aperçoit une ombre ou deux, elles se faufilent, et disparaissent aux angles ronds des rues noyées des brumes océanes. Derrière la vitre crasseuse, que ce bout de port qui se prend pour un tableau de peintre mélancolique, ses yeux ne parviennent plus à fixer le paysage. C’est le paysage qui est en lui et qui donne à ses yeux cette lueur intérieure. On dirait qu’il scrute une terre, une terre qui ne viendra plus. Ses yeux ont été cloués à l’envers. Il voit de l’intérieur, l’intérieur de ce pourquoi il est né…
Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer. Nous arrivons par le village qui s’ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d’été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. A l’heure où nous descendons de l’autobus couleur de bouton d’or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants. A gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d’entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Exrait de Noces à Tipasa, écrit par Camus en 1937…
Oui il faut garder espoir. Je veux bien, mais ce que je voudrais savoir, comprendre, concernant cet espoir que l’on me demande de garder, c’est où je dois le mettre, est ce qu’il faudra un jour que je le rende à celle ou celui qui m’a demandé de le garder. Peut-être faut-il le garder pour le laisser vieillir, se bonifier et faire d’un faux espoir, un vrai espoir, un espoir tout court. Mais s’il est trop court je serai vite déçu et alors je risque de ne plus avoir d’espoir en réserve. En fait pour être sincère je ne sais pas trop qu’en faire de cet espoir que l’on me demande de garder, moi j’aurai envie de le partager, et de le transformer en présent, en vérité. Parce que c’est cela l’espoir.
Dans le compartiment, il y a cette odeur, unique, qui s’accroche aux vêtements. Une odeur de voyages, trop courts, pour que la sueur soit absorbée par les souvenirs touristiques. Une odeur de vitre propre, de soupirs fatigués, une odeur de vie qui est à la peine, pour s’approcher de ce dont on rêve quand on est la tête contre la vitre. On ressent les vibrations, et puis il y a l’humidité de l’haleine qui fait comme un voile. Le voyage contre la vitre peut commencer, les yeux qui se ferment et le skaï devient cuir sauvage. Les néons ferroviaires sont des reflets de lune sur l’eau, pas un son, pas une voix qui ne troublent le rien d’un songe qui cherche son issue. Comme une musique, comme une mélodie. Et le couple d’en face, si vieux, si bons, qui posent leurs yeux sur la main de l’autre, pour signifier leur amour. Ils sont si beaux, si vrais, avec des souvenirs en réserve, pour chaque aiguillage, des regards croisés. Le front fait corps contre la vitre, les vibrations se font plus douces, le couple est comme un bouquet. Plus loin des jeunes filles rient, elles sont heureuses, heureuses de leurs sens, de ce qu’elles disent, de ce qu’elles montrent aux regards des peureux du bonheur. Elles batifolent, de mots en mots, d’histoires banales en tranches de vie. Et leurs rires nous réchauffent dans ce temps qui ne fait que passer.
Sur le chemin de mes inspirations je jette parfois quelques cailloux en prose. Réflexions, interrogations, que sais-je, elles traversent furtivement, je les saisis au passage. C’est tout…
Et si nous prenions le temps.
Oui c’est cela qu’il nous faut : prendre le temps ; le prendre avec envie, avec désir, avec tendresse. On oublie parfois que dans une expression comme celle-ci le choix des mots est essentiel : il n’est jamais le fruit du hasard. Pourquoi prendre le temps ? S’agit-il de le prendre, de le saisir, de le tenir contre soi charnellement, pour qu’il se sente bien, en sécurité. Prendre le temps contre soi, c’est peut-être comme prendre la main, prendre comme serrer, embrasser, étreindre, caresser aimer…Le temps passe, coule, s’enfuit. Il faut le retenir ! Oh non pas pour stopper sa longue marche inéluctable mais simplement pour le sentir, le ressentir, entendre le battement de son cœur.
Je suis d’une grammaire oubliée Je conjugue le verbe attendre A tous les temps de l’impatience J’écoute aux portes des sourires croisées J’y entends le chant secret des absents Je cherche des traces d’amitiés Les arrime aux belles et rondes rimes Sur la rive mauve de mes basses marées Ô vous qui ne me voyez J’attends Oui j’attends vous le savez Un signe de la main A ceux qui se baissent pour pleurer
J’étais hier soir au concert de Bruce Springsteen, à Paris. Et j’ai rarement été aussi ému, seul au milieu de tous, en entendant ce magnifique morceau, qu’on peut traduire comme « le survivant ». Chanson où Bruce évoque son premier groupe de rock dont il est le dernier survivant. Je publierai le texte de cette chanson d’ici peu…
Bruce Springsteen hier soir à Paris
Non je t’en prie Ne bouge pas Ne dis rien Les larmes montent Roulent en silence Sur la trace encore vive D’une mémoire abîmée Une pincée d’un sel chagrin Se pose sur les plaies des vivants Il est seul Tu es seul Au milieu des errants Une voix Des mots Tu es empli Et tu pleures Doucement Sur la rive asséchée De l’absurde crue d’une foule étonnée Seul Et tes mains tremblent C’est le chant du survivant
En musique, en poésie comme en tout, tout
ce qui cherche à s’approcher de la
perfection académique, ne les touche pas, et les prouesses électroniques de
ceux qui font de la musique avec des
logiciels les laissent indifférents. Le
père le rappelle souvent d’ailleurs en
citant Ferré « la musique est une clameur » et le fils, lui répond à
chaque fois « et les poètes qui ont recours à leur doigts pour savoir
s’ils ont leur compte de pieds ne sont pas des poètes ce sont des
dactylographes ».
La pluie, il leur faudra de la pluie,
pour que leurs gorges se serrent aux évocations des ouvriers de Pittsburgh, de Youngstown
ou d’ailleurs. Il leur faudra de la
pluie pour entendre la rivière : « the river », c’est curieux ce
mot lorsqu’il est chanté, avec dans le fond les frottements de balais d’essuie- glaces vous donne envie de
retrouver la source, toutes les sources, celles qui pour Bruce comme pour
d’autres habillent les mots, les enrobent, leur donnent de telles tonalités
qu’ils ne sont plus des mots, mais des cocktails qui mélangent regards sourires
et soupirs.
Ils ont acheté l’auto, c’est le père qui
a payé, elle n’était pas chère, forcément une voiture qui sent le vieux cuir et
la graisse refroidie. Ils partiront le week-end suivant, il faudra d’abord installer
le lecteur de CD et penser à l’itinéraire qui les conduira pendant plus de
trente sept heures dans une série de villes industrielles. Ils partiront de Saint Etienne, évidemment, c’est qu’ils
sont nés, ils partiront de cette ville où leur idole a fait un de ses plus
grands concerts, il y a longtemps déjà, avant même que le fils ne naisse, à une
époque, où il y avait encore de la fumée grise qui sortait des cheminées des
aciéries.
Après ils continueront vers le nord et
l’est.
Ils sont montés sans un mot se sont
étirés sur les sièges, et ils ont démarré.
Ils ne parlent que très peu, c’est
inutile, il faut laisser agir les émotions
Au
bout d’une quinzaine d’heures, à
la presque moitié du parcours, le père
a souri, il était bien dans ses
cinquante ans, il a regardé son fils, habité par un de ses morceaux
préférés : Philadelphia…
John SteinbeckJack Kerouac HemingwayBruce Springsteen
Le père n’est pas musicien, ne comprend
pas grand-chose à l’anglais, mais ce qu’il aime avec ce chanteur c’est que tout
devient simple. La musique, elle lui entre dans la tête sans poser de
questions, sans chercher à se faire remarquer, sans chercher à ce qu’on prenne
l’air sérieux pour en comprendre les portées.
Cette musique, surtout les morceaux
acoustiques, on sent qu’elle est faite pour ceux qui n’obligent pas leurs
émotions à prendre d’autres chemins que ceux qu’elles sont habituées à
emprunter. Ce sont les mêmes chemins qu’à la lecture d’un passage de Steinbeck,
de Camus, de Kerouac, ou d’Hemingway. Les paroles il ne les comprend pas
toutes, contrairement à son fils qui est à l’aise avec l’anglais. Il ne les
comprend pas toutes mais il les ressent, il sait qu’elles parlent, pour
beaucoup d’entre elles, de ce qui est vrai.
Le fils lui connaît tout de ce chanteur,
il est un passionné, pas un fan ; le mot ne convient pas pour décrire ce
qui se passe chez lui quand il a les tripes secouées lors des nombreux concerts
auxquels il a assisté. On parle de fans pour les autres, ceux qui reçoivent
paroles et musiques avec passivité, comme des oies qu’on gave, lui il n’a pas
la bouche ouverte, il laisse entrer les émotions, il les laisse naviguer dans l’arrière-pays
de sa tête, alors elle rencontre ses autres passions, ses révoltes, ses
indignations, ses doutes et ce qui se passe c’est plus que du plaisir, c’est
autre chose. Les mots n’existent pas toujours pour décrire quand on sent un
frisson qui parcourt l’échine, avec des picotements sur tout le corps et
irrésistiblement des larmes qui montent, de ces larmes qu’on ne cherche pas à
ravaler parce qu’elles sont le sang de cette vie qu’on a en soi, une vie qu’on
ne retient pas, une vie qu’on laisse dire, qu’on laisse faire.
Le père il comprend bien cela, il
éprouve aussi ces sensations quand il lit les premières pages de l’étranger,
quand il lit et entend ce que dit Léo Ferré. Et lui non plus n’est fan de rien,
parce que lui non plus n’aime pas cette réduction du fanatisme. Tous les deux
ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est la vie, ses contrastes, ses
simplicités, ce qu’ils redoutent, ce qu’ils ne supportent pas, c’est les
fausses certitudes de celles et ceux qui prétendent savoir.
Il se souvient de cet homme. Il lui a
proposé d’entrer avec lui, à l’intérieur, de s’asseoir doucement, d’écouter la
portière qui claque, le craquement du mauvais cuir quand on s’assoit. Il lui a conseillé
de fermer les yeux et d’attendre, d’entendre. Il l’a pris pour un malade, pour un original, mais il est quand même entré. Il a fermé les
yeux, vite, parce qu’il était pressé, et c’est vrai il s’en souvient : il
était bien. Il pleuvait légèrement et les gouttes de pluie faisaient comme une mélodie,
une espèce de mélancolie qui rappelle tant le blues qui navigue toujours entre
le rire et les larmes.
Alors quand il les a vus arriver tous
les deux, il s’est souvenu de son musicien et quand ils les a vus sentir l’intérieur
des voitures il a su qu’il pourrait enfin vendre cette vieille Plymouth.
Il pourrait la vendre sans crainte, il
respecterait sa promesse. Il est un peu superstitieux et chaque fois qu’il fait
le tour de son parc, et qu’il s’approche de la carrosserie verdâtre il ne peut
s’’empêcher de revoir le visage raviné du musicien qui ne voulait plus rouler
dans cette carcasse récalcitrante.
Il leur explique qu’ils ne pourront pas
en attendre grand-chose ; il explique qu’elle est solide, mais pas nerveuse
il ne vaut mieux pas l’utiliser sur de petites routes sinueuses parce
qu’évidemment elle n’a pas de direction assistée.
Peu importe, ce qu’ils veulent tous les
deux c’est prendre la route, et aller le plus droit possible.
Ils expliquent. Ce qu’ils veulent, c’est
rouler en se relayant pendant plus de 37 heures, c’est le cadeau qu’ils ont
décidé de se faire, un cadeau dont ils sont à peu près les seuls à comprendre
le sens.
Pourquoi trente-sept heures ? Parce
que c’est à quelques minutes près la durée compilée de tous les disques de leur
maître, de leur idole commune, de leur compagnon de rêveries de celui qui
aurait pu conduire lui aussi cette voiture celui que les autres appellent le
Boss.
Ils ont décidé simplement de s’offrir un
voyage en voiture avec comme fonds musical tout ce que Bruce Springsteen a
écrit, chanté, joué, simplement sur un lecteur de CD assez simple avec des
vrais boutons qui tournent.
Au début ils avaient simplement décidé qu’il
faudrait qu’ils fassent quelque chose, ensemble, autour de cette passion
commune. Ils peuvent, ils s’en sont souvenus l’un comme l’autre recevoir des
bouquets d’émotions à l’écoute de ces
mélodies, avec pour envelopper la voix rauque, parfois plaintive de Bruce, le
ronronnement d’un moteur et le glissement des essuie- glaces.
Le président remonte la jupe, il découvre la cuisse, elle est musclée, sa peau est fraîche, si douce. Il a envie d’elle, tout de suite. Il rêvait de revivre ce moment. Il se souvient de leur première rencontre. Il pleuvait, il s’était égaré. Il a frappé et elle a ouvert. Trempé, elle l’avait dévêtu en silence, avec précision. Pour que ces vêtements sèchent. Il s’est retrouvé en caleçon devant cette femme énergique, elle l’a frotté avec une serviette à l’odeur de fougère. Ils ont fait l’amour sur le sol, ils faisaient si chauds. Il était parti sans savoir, qui elle était. Et depuis son seul désir était de revenir. Ses mains lui effleurent l’intérieur des cuisses. Elle a ouvert le haut de son corsage. C’est elle la première qui a entendu les coups de feu suivi de plusieurs cris
Des cris, des pas qui se rapprochent, très vite, on doit courir, dehors. Le président s’est éloigné de France. France ça ne s’invente pas, cette belle femme, à l’allure sauvage, cette femme qui l’habite depuis plusieurs mois, qui l’a colonisé diraient certains, s’appelle France. En quelques secondes les cris sont devenus des souffles d’impatience, on frappe à la porte, avec le plat de la main. On sent la peur. Le président ouvre la porte, ils sont cinq à s’engouffrer à se jeter dans la pièce. Le président n’est pas surpris de la composition de ce petit groupe : trois hommes et deux femmes, ce sont les seuls qui depuis la formation du gouvernement se comportent la plupart du temps avec franchise. Lorsqu’ils prennent la parole, autour de la table du conseil des ministres, on ressent la bienveillance qu’ils ont les uns pour les autres. Ce n’est certainement pas un hasard mais aucun d’entre eux n’a suivi la voie dite royale, sciences po, ENA, passage par un cabinet, ces cinq-là ont eu des parcours atypiques, syndicalisme, entreprise…. Le président les laisse reprendre leur souffle, c’est la Ministre de la santé, Frédérique, des larmes au bord des yeux, le souffle court qui explique. Les autres ne disent rien, on les sent terrorisés. « Ça y est président ils ont disjoncté. Quelques minutes après votre départ, on a commencé à redescendre et évidemment est arrivé le moment, ou parvenus à cette espèce de patte d’oie que personne n’avait remarqué à l’aller, il a fallu opérer un choix. Evidemment personne n’était d’accord. Évidemment toujours les mêmes ont cherché à affirmer leur supériorité. C’est quand même incroyable président, mais même dans cette situation, il y en a qui ne trouve rien de plus intelligent à dire que « moi je suis ministre d’état » donc forcément mon avis a plus de poids. Et puis, comme je m’y attendais les regards se sont rapidement tournés vers Armand. Armand ton protégé, Armand ton tireur d’élite, si prompt à décapiter un premier ministre. Bref, tout le monde, moi y compris, l’a suspecté d’être au courant, d’en savoir plus. Et là, comment dire, de vrais bêtes sauvages ! Ils sont une dizaine à s’être jeté sur lui comme des fauves. Des coups de feu sont partis, il a essayé de se défendre : « écoutez-moi, écoutez-moi je vais vous expliquer ». On n’est pas entré dans la mêlée et on a couru à travers le bois, tout droit, sans réfléchir, instinctivement…. Je pense qu’il y a plusieurs morts là-haut. Armand, je pense qu’ils l’ont massacré. Explique-nous Président… » Le président est assis sur un des vieilles chaises de la cuisine, France est derrière lui, le regard noir. Tout doucement elle se détache de lui, sa main lui caresse le visage. Elle rejoint le bout de la table, et s’assoit : « Je vous en prie, prenez une chaise et asseyez-vous : nous vous attendions, nous allons pouvoir commencer. » « Ce que je vais vous raconter, vous décevra, j’en suis convaincu. Je le comprendrais tout à fait. Les événements que vous avez vécus, ces dernières heures, sont hors normes. Et vous vous attendez à de l’incroyable, de l’extraordinaire, du sordide peut-être. Oui je le répète : je vais vous décevoir, tous, surtout toi ma chère Frédérique. Au passage, je dois vous le dire, je ne suis pas étonné de vous voir ici, vous, mes cinq préférés. Je le savais parce que je vous ai choisis : vous n’êtes pas des imposés, des convenus. Vous êtes des hommes et des femmes à qui il reste encore, de la lumière derrière les yeux. Mais oui je vais vous décevoir. C’est vrai que ce matin, au réveil, je n’avais pas d’autres intentions que celle que je vous ai annoncée quand j’ai interrompu le conseil des ministres. Je voulais tout simplement proposer une promenade destinée à donner à chacun le sourire. Ce sourire que j’avais ce matin, dans le parc, tellement touché par la lumière du soleil encore bas à travers les feuillages, tellement ému par la fraîcheur persistante de la nuit. Ce matin j’ai souri, et j’ai pensé à mon père qui me répétait tous les jours, oui tous les jours, que tout est simple, que tout est facile.
Il faut vivre, c’est tout, c’est simple, et surtout c’est suffisant ! J’ai pensé à mon père parti si tôt, mon père que je n’ai jamais oublié. Et ce matin je me suis souvenu de cette belle forêt ou grand père m’emmenait, pour me sortir de la tristesse dans laquelle le départ de papa m’avait plongé. Comme je vous l’ai expliqué, je suis revenu ici, il y a trois mois, je suis revenu un jour où je n’en pouvais plus, j’ai marché seul, j’avais demandé à Maurice mon garde du corps d’attendre dans la clairière, celle ou l’autocar doit encore être stationné. J’ai marché seul et j’ai pleuré, puis, je me suis souvenu, des paroles de papa.
Il faut vivre, c’est tout, c’est simple, et surtout c’est suffisant ! J’ai marché et je suis arrivé ici, devant cette petite maison. J’ai frappé, et France m’a dit d’entrer, elle m’a reconnu bien sûr. Tout le monde connait le président de la république, même France qui n’a pourtant pas la télévision. France a tiré une chaise, celle où je suis assis aujourd’hui et m’a dit de m’asseoir. Sans rien dire, elle m’a apporté une assiette fumante. J’ai mangé avec appétit. C’était bon, c’était chaud. Elle s’est assise en face de moi et m’a regardé. Elle souriait. J’étais bien. Je me suis levé. Elle aussi. Nous nous sommes approchés l’un de l’autre ; j’allais lui parler. Il fallait que je lui parle. Il le fallait. Lui dire, lui dire que, je ne sais pas, je ne savais, je cherchais, mon cœur battait fort. Doucement elle m’a fait signe de ne rien dire. Et France, France que je suis heureux de vous présenter ce soir m’a alors simplement dit.
Ne dis rien, il faut vivre, c’est tout, c’est simple et surtout c’est suffisant !
Ce sont les dernières paroles du président, du moins ses dernières paroles avant qu’il ne reprenne son chemin accompagné par une nuée d’oiseau. Tous les ministres sont restés immobiles, la plupart déjà trop fatigués pour emboîter le pas au président qui s’est engouffré dans l’épaisseur de la forêt. Ils sont immobiles, un peu tétanisés, abasourdis par ce qui vient de se produire, par cet incroyable enchaînement d’événements. Marie France, l’une des plus jeunes, ministre de la culture, est la première à rompre le silence. « Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant, on ne va pas rester planter là, on va retourner sur nos pas et on tombera forcément sur clairière où est garé le bus. » Retourner sur leurs pas ? Evidemment, tout le monde a ça en tête. Il faut le faire et si possible sans trop tarder. La lumière se fait rare et s’orienter deviendra bientôt compliqué. Sans attendre, le groupe se met en marche. Il ne faut pas attendre plus d’une centaine de mètres pour que survienne le premier problème. En effet, et personne n’y avait prêté attention, lorsque le président, tout à l’heure, a choisi le « chemin du haut » celui sur lequel ils se trouvent maintenant, il y avait aussi deux autres sentiers qui y conduisaient, deux autres, l’un au-dessus et l’autre légèrement en dessous. En fait ils se sont trouvés face à un échangeur, non pas un nœud autoroutier, mais bien un carrefour pour les randonneurs. Et évidemment trop concentrés à mettre un pied l’un devant l’autre, personne n’a pris la peine de prendre le moindre repère. Il est même fort probable très peu d’entre eux n’ont remarqué la présence des deux autres sentiers. Ils se sont tous arrêtés. Mais rapidement trois d’entre eux n’hésitent plus. Ils continuent ! Ils sont sûrs de leur choix pour ce qui semble en toute logique la bonne direction : le chemin du centre. Evidemment… « Arrêtez, je suis sûr que ce n’est pas par là qu’on est passé tout à l’heure ! » C’est Bernard le ministre de la Défense qui vient de parler. Les trois « éclaireurs », ministre de la culture toujours en tête ont stoppé net. Ils étaient persuadés du bien-fondé de leur choix et maintenant ils doutent. Il y en a plusieurs d’ailleurs qui confirment qu’ils ne reconnaissent rien. La ministre de l’éducation est catégorique. « On n’est pas passé à côté de ce rocher. Je l’aurai vu quand même ! » « Et pourquoi tu l’aurais vu, ce n’est qu’un rocher, il y en a d’autres des rochers…Moi je suis sûr qu’on est passé ici. C’est logique quand même : on ne fait que suivre le sentier du haut. » Le silence est définitivement rompu. Chacun y va de son souvenir, de sa certitude, et au bout de quelques minutes il faut bien se rendre à l’évidence, il y a trois choix possibles et personne n’est d’accord. Personne n’est d’accord et personne ne veut céder. Chacun, évidemment, a toutes les bonnes raisons pour affirmer, avec des arguments imparables que c’est son option qui est la bonne. Le Ministre du budget demande un peu de silence. Il évoque la disparition du premier ministre, et constate froidement que tout cela était bien pensé, bien préparé par le président. Le calme est revenu et peu à peu tous les regards qui, le crépuscule aidant, deviennent de plus en plus inquiets convergent vers le jeune secrétaire d’état aux sports. C’est quand même lui qui a tiré tout à l’heure. Il était forcément au courant, il sait quelque chose, il doit avoir une carte. Il a une carte, c’est certain, c’est évident il est le « complice » du président ! D’ailleurs il ne dit rien, il est en retrait, quelques mètres derrière. Comme pour se faire oublier. Il n’en faut pas plus pour que la ministre déléguée à la famille explose de colère Plus exactement, cela commence par ce qui ressemble à une colère, une vraie, tout y passe, tous y passent, puis rapidement cela devient une vraie crise de nerfs. Elle finit par s’asseoir, sur le bord du sentier, elle tremble, elle sanglote. Elle ne comprend pas, elle qui connait le président depuis plus de trente ans, une vieille amitié… Elle se sent trahi aujourd’hui. Le secrétaire d’état aux sports est toujours silencieux. Ce qui est inquiétant c’est qu’il a l’air terriblement sûr de lui. Certains diraient même qu’il a un petit sourire au coin des lèvres. « Je connais le chemin, je sais par où il faut passer. » C’est tellement rare de l’entendre parler. C’est vrai qu’il prend rarement la parole au conseil des ministres, ou quand il le fait, généralement invité par le président personne ne l’écoute. Ses sujets ne passionnent guère, et puis ce n’est pas un politique lui… Il ne s’est jamais frotté au terrain / jamais candidat, jamais élu, jamais battu…. Ses seules victoires il les a connues au tir à la carabine. D’ailleurs beaucoup ne savent même pas d’où il vient exactement. Où le président est-il allé le pêcher… Mystère…Chacun se souvient aujourd’hui de leur complicité, petits clins d’œil, accolades un peu plus affectives que l’usage ne le permet. En fait, pour dire vrai chacun a pris conscience qu’il n’y a jamais d’hypocrisie dans ces gestes d’affection. Comme si leur lien était très fort. Alors quand il a pris la parole, personne n’a ni bougé, ni réagi. Chacun comprend qu’il ne ment pas et n’essaie pas d’imposer un point de vue : oui il connait le chemin, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Il connait très bien le président, intimement… Toutes les circonstances sont désormais réunies : Il devient important, il suscite de l’intérêt. Il connait le chemin. Pendant ce temps, déjà à quelques kilomètres, le président est entré dans ce que dans les contes pour enfant on appellerait une chaumière. Une petite maison de chasse à dire vrai, une seule pièce, elle sent le bois, humide, elle sent le renfermé. Au centre de la pièce, une table sur laquelle sont posées deux couverts. La femme semble attendre. Le président a refermé la porte, il accroche sa veste au porte manteau sur lequel pend déjà une veste de chasse en cuir vieilli. Il s’approche et se penche à peine, pour poser tendrement un baiser sur le front de cette femme qui lui sourit doucement. « Je t’attendais, je suis heureuse que tu sois revenu. Je n’y croyais plus. J’étais sûr que tu m’aurais oublié. Tu dois avoir faim, j’ai préparé à manger. » L’unique pièce est enveloppée d’une belle odeur de cuisine, pas de ces effluves qui font saliver, par réflexe, non c’est plus qu’une odeur de cuisine. Ce qui se dégage du fourneau qu’on distingue dans le fond de la pièce, mérite amplement le nom de parfum. Ce qui envahit le président, ce sont les émotions, les souvenirs, il y a dans cette petite pièce un concentré de vie, de cette vie qui lui a échappé depuis si longtemps. La femme assise derrière la table penche un peu plus la tête en arrière, sa gorge est tendue, la peau est blanche et fine, elle frémit à chaque inspiration. Il est toujours debout derrière elle et se penche à son tour pour poser un baiser. Elle frémit, elle sourit. Il n’est entré que depuis quelques minutes et il se sent bien. Ils se regardent, leurs yeux brillent. Il se sentent bien. Ça y est ? C’est fait ? Tu les as perdus tes brebis. Le président s’est assis en face d’elle, un petit sourire lui adoucit le visage. Il a faim, il a envie de la prendre contre lui de sentir son odeur, cette odeur végétale avec une pointe fumée juste ce qu’il faut pour que sa peau si blanche soit épicée. « Ils ne sont certainement pas loin d’ici mais on est tranquille pour un bon moment je ne les pense pas capable de se mettre d’accord sur un même chemin ; A l’heure qu’il est ils doivent être en train de tous se méfier les uns des autres. Ils ne forment pas une équipe. Leur vie n’est qu’une succession de coups tordus et de trahisons contre ceux qu’ils présentent comme leurs amis. Ils sont déjà en train de douter de chacun, de constituer des petits groupes, des alliances de circonstances. Mais ils n’y parviendront pas et ça je le sais. C’est la leçon que je veux leur donner. Comment prétendre diriger un pays quand on est incapable, en groupe de retrouver son chemin en forêt » Elle est amusée. On le comprend aux lumières qui brillent dans ses yeux. « Tu dois avoir faim. J’ai préparé un civet, Comme tu les aimes. » Elle s’est levée, il la regarde. C’est une belle femme : elle est assez grande, on devine un corps ferme sous le blanc crémeux des vêtements qui l’enveloppent. Elle est belle. Il soupire, il est bien. Elle est déjà près de la cuisinière pour empoigner la petite marmite. Elle n’en a pas le temps, il l’enlace avec fougue, l’odeur de son corps lui revient en mémoire. Il croyait l’avoir oublié. La marmite n’a pas bougé elle l’a repoussée un peu plus loin. Elle est face à lui, ses longues mains effleurent la nuque.
Les perdre dans la forêt, avec leur petit sac de pique-nique et leurs baskets ! Non mais franchement on se croirait dans une série parodique et délirante dont le seul objectif est de se moquer toujours un peu plus de nos gouvernants ! Il a presque envie de rire tellement la situation lui semble surréaliste : le président est encore debout à expliquer en long, en large, et en travers, s qu’il va les perdre, comme s’il s’agissait de tous ses petits-enfants… Grotesque… Pierre, le premier ministre s’est levé presque calmement, on dirait même qu’il y a de la tendresse dans son geste, sa main tendue vers le président pour lui demander le micro. Il n’a pas le temps d’ouvrir la bouche que sa tête éclate comme une pastèque. Il vient de prendre une balle en pleine tête…. La France n’a plus de premier ministre. Il a perdu la tête. Perdu n’est d’ailleurs pas le mot approprié pour qualifier ce qui vient de se produire. La tête du premier ministre, puisque c’est de cela dont il s’agit a littéralement éclaté. C’est le jeune secrétaire d’état, exceptionnellement invité aujourd’hui qui a tiré. Jean Marc Dourcet puisque c’est de lui dont il s’agit est à quelques mètres seulement son arme toujours pointée, dans le cas, fort peu probable d’ailleurs, où un courageux essaierait à son tour de maitriser le président. Ce dernier tient toujours fermement le micro la main, le coup de feu l’a interrompu et il semble contrarié. « C’est dommage pour Pierre, c’était quelqu’un de bien. Mais vous le savez je n’aime pas trop être interrompu quand je souhaite parler. Merci mon petit Jacques. Il faudrait peut-être que je vous nomme premier ministre. Enfin on n’en est pas encore là » Jean Marc, le secrétaire d’état au sport est très calme. Il faut dire qu’il fait partie de ces personnalités de la société civile que le président a souhaité intégrer dans son gouvernement. C’est un ancien champion olympique de tir au pistolet. Le premier ministre n’était pas des plus enthousiastes mais le président a insisté, mettant en avant les qualités de concentration de cet homme. Dans le fond de l’Autobus, les potaches n’ont plus du tout mais alors plus du tout envie de plaisanter. Le plus difficile est de comprendre, de mettre en place au plus vite tous les mécanismes intellectuels pour analyser la situation. Tout est tellement inattendu. En silence, chacun cherche, ces derniers jours, ces dernières semaines ce qui a pu se passer, chacun essaie de se souvenir, un indice, quelque chose qui leur permettrait de comprendre ce qui est en train de se passer. Mais rien, c’est le néant pour chacun. Tous prennent conscience à cet instant précis qu’ils ne prêtent aucune attention aux autres. Quand ils se regardent c’est pour se surveiller, identifier un éventuel signe de faiblesse. Tous à cet instant comprennent que ce qu’ils n’ont pas vu c’est à quel point le président n’en pouvait plus, était épuisé. En revanche tous savent que le président ne supportait plus son premier ministre, son arrogance, sa froideur, son intelligence purement mécanique. Tous savent qu’il ne l’a pas choisi pour ses qualités humaines, pour sa capacité à le compléter, à le réguler, non il l’a choisi par calcul politique. Tous le savent mais personne ne le dit. Tout est calcul. Le président tapote à nouveau sur le micro : il va parler. Il s’éclaircit la voix. Ce sont les premiers mots depuis le coup de feu, ils brisent le silence… « Bien, tout cela est embêtant. Je ne voulais pas changer de premier ministre, pas encore, pas tout de suite, mais là convenons en tous, je ne vais plus trop avoir le choix. Mais ce n’est pas le plus important, c’est dommage bien sûr ! Certains trouveront même que c’est triste, que c’est grave, mais croyez-moi ce qui vient de se passer n’est pas de nature à me faire changer d’avis. Et puis, après tout soyez honnêtes, tout le monde détestait Pierre. Je vois bien dans vos regards que personne ne le regrette. Vous le savez comme moi, en politique on apprend tellement à lire dans le regard des autres que je peux vous dire, simplement en vous observant, que la plupart d’entre vous sont déjà entrés dans le calcul, se disant probablement : pourquoi pas moi ? Et maintenant je sais, je suis absolument certain que personne ne parlera, que personne n’expliquera ce qui s’est passé dans le huis clos de cet autocar. » Certains, surtout dans le fond de l’autocar, fidèles à leurs habitudes de groupies ont déjà oublié la tête qui a roulé et dodelinent la leur à chaque phrase du président afin qu’il comprenne bien que l’incident est clos, qu’ils sont à nouveau avec lui. Il y en a bien un ou deux qui ont le regard effaré, mais le président les connait suffisamment pour savoir sur quelles cordes il faudra appuyer. Le président n’a pas lâché le micro : il poursuit Après cette interruption fâcheuse, je reprends mon propos. Mes amis c’est simple j’en ai marre, je n’en peux plus. Je n’en peux plus de ce que nous sommes. Je n’en peux plus de ce que nous donnons à voir. Je n’en peux plus de ces grappes de conseillers qui nous collent comme des mouches, qui ne sont là que pour servir leur propre intérêt. Je n’ai pas changé d’avis, je veux qu’on redevienne des êtres humains, je veux que vous retrouviez le sens des émotions, je veux que vous preniez seuls des décisions, sans conseil. Alors je le maintiens nous irons dans cette forêt et je vous perdrai. Je veux que vous sachiez pourquoi je veux que vous vous perdiez ! Le calme s’est installé dans l’autocar, le président s’est assis, on dirait même qu’il s’est assoupi. C’est le jeune secrétaire d’état, auteur du tir, qui a ramassé la tête, enfin ce qui était autrefois une tête pour la glisser tranquillement dans un sac de sport. Il a même trouvé de quoi nettoyer. Le corps décapité du premier ministre est resté sur son siège. La circulation est de plus en plus fluide. Par petits groupes, les membres du gouvernement échangent, certains ont revêtu avec les fameuses baskets des survêtements soigneusement pliés dans les coffres à bagage. On entend même quelques plaisanteries, et curieusement on ressent une espèce de sérénité. Le ministre de la Défense s’est même endormi et son ronflement retentit jusqu’au fond du car. Au fond du car justement, il y a discussion, on essaie de comprendre, ce n’est pas tant la disparition du locataire de Matignon qui semble perturber le petit groupe, que l’intention du président. L’autocar a ralenti, il vient de s’engager sur une petite route qui hésite entre le chemin vicinal et le sentier forestier. La forêt qu’ils aperçoivent par les vitres est épaisse, très épaisse même, la lumière ne passe pas. L’autocar roule à très petite allure encore une bonne vingtaine de minutes avant de stopper au milieu d’une clairière. Le président saisit le micro.
Il commence à taper frénétiquement sur son clavier quand il entend la voix du président un peu irritée qui lui dit :
Pierre, je te vois, ton portable s’il te plait, allez tout de suite, tu le fais passer et je le récupère !
Mais monsieur le Président, c’est impossible, comment on va faire cet après-midi…L’assemblée…
Pas de mais mon petit Pierre, je te rappelle que nous sommes encore officiellement en conseil des ministres. Je maitrise l’ordre du jour et je te rappelle aussi que la constitution précise que c’est le président de la république qui nomme le premier ministre.
Mais monsieur le président
Pas de mais Pierre, si ton portable ne me parvient pas instantanément tu n’es plus premier ministre
Bien Monsieur le Président Pierre puisque c’est ainsi que nous l’appellerons à présent s’exécute ; le brouhaha s’est atténué, c’est le silence maintenant qui devient plus pesant. Tous les ministres sont montés, ils se sont installés, certains, ont déjà pris les places du fond (les vieux réflexes ne disparaissent pas même lorsqu’on est ministre). Le président est devant à côté du chauffeur, il a pris le micro, l’autocar démarre… Le président, a le micro posé en bas du menton, il est debout et tousse un peu. On ne saurait dire de quelle nature est cette toux, et ce d’autant plus que le sourire de tout à l’heure a disparu. Il jette un coup d’œil à sa petite troupe. Ils sont tous là à attendre qu’il veuille bien commencer. Tous, enfin, si on ne tient pas compte des cinq ministres qui se sont encastrés au fond de l’autobus et qui sont complétement entrés dans le jeu. En quelques minutes ils ont oublié le conseil des ministres, la tension, ils sont au fond d’un autobus et ils chahutent. Ils chahutent comme des adolescents, heureux de se retrouver dans l’intimité de ce fond de car, ce fond objet de tous les fantasmes, objet de toutes les convoitises. Combien de souvenirs de voyages scolaires ne se résument qu’à ce combat gagné ou perdu, avec ses proches ou celles qu’on rêve d’effleurer, pour gagner le fond du bus. Evidemment le président les a repérés, il sait qu’ils seront ses alliés, mais la limite entre le chahut et l’impertinence est très légère. Il tousse encore et réclame un peu d’attention ; « On m’écoute dans le fond s’il vous plait… » Et dans le fond, les ministres de la justice, de l’industrie, de la santé, de l’outre-mer et des universités pouffent comme de joyeux étudiants. Le premier ministre, Pierre, occupe un des deux sièges les plus proches du chauffeur. Il ne plaisante pas, il ne sourit pas, et pour être complétement sincère il commence même à être excédé. Contrairement à tous ses collègues, il n’a pas encore essayé les fameuses paires de baskets, il y en a sur tous les sièges, on les examine, certains les reniflent même, pour être certains qu’elles sont neuves, qu’elles n’ont jamais été portées. Les pointures ont été disposées un peu au hasard, alors on se les fait passer d’un siège à un autre, les escarpins encombrent l’allée centrale. La ministre de l’économie les a enfilés et elle fait quelques pas, quelques-uns sifflotent, d’autres rient. Finalement on a le sentiment que tout le monde est détendu. Sauf le premier ministre bien entendu et le ministre chargé des relations avec le parlement. Ces deux-là s’envoient des signes qui en disent long sur le jugement qu’ils portent sur la situation Le président s’est éclairci la voix : il a même retrouvé le sourire « Mes chers amis, je vous dois désormais quelques explications. Maintenant que la plupart d’entre vous semble avoir pris leur marque et surtout leur chaussures…. Il est temps que vous compreniez ce qui se passe, ce qui est en train de se passer. L’autocar vient de démarrer et nous allons nous rendre dans une forêt que je connais bien et soyez très attentif : là-bas j’ai décidé de vous perdre… » Même les dissipés du fond se sont tus, la plupart pensent avoir mal entendu ou mal compris, mais le président continue. « Vous avez bien entendu, vous êtes monté dans cet autocar, et nous allons dans deux heures environ nous garer à un endroit un peu à l’écart de tout, vous prendrez votre petit sac de pique-nique, nous marcherons ensemble pendant une trentaine de minutes, nous nous enfoncerons au plus profond de cette forêt avec le chauffeur qui la connait parfaitement, et là nous vous perdrons, je vous perdrai. Il arrivera un moment où vous ne me verrez plus, j’ai repéré l’endroit, vous verrez c’est un peu épais, très impressionnant et là vous serez perdu… » Le premier Ministre a compris, cette fois ci il n’y a plus aucun doute le président, son président est devenu fou. Il faut qu’il fasse, qu’il tente quelque chose. Il est encore temps….
Il n’est pas très grand, contrairement au président qui lui est un grand gaillard, mais il va le ceinturer le forcer à s’asseoir calmement, reprendre le micro et mettre un terme à cette mascarade. Il est encore possible d’arriver à temps pour la séance des questions au gouvernement.
Que se passe-t-il ? Que
va-t-il se passer si on apprend dans les médias qu’alors que le chômage ne
cesse d’augmenter, que la situation internationale est gravissime que le
président de la république sourit ? C’est grave ! Il faut réagir !
Il faut, à défaut de comprendre, envisager tous les scénarios possibles et préparer
toutes les réponses politiques appropriées.
Le débat n’est pas animé – il ne
l’est jamais d’ailleurs- chacun surveillant l’autre, évitant de se dévoiler, de
proposer des analyses pertinentes ; le risque étant de se les faire
« piquer » par plus ancien que soi, plus en cours que soi… Bref ça cogite,
mais avec pédale sur le frein ce qui arrange tout le monde parce que finalement
il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent ;
Le conseil des ministres débute à
11 h 00. Tous les ministres sont tendus,
les mâchoires serrées, ils sont évidemment au courant que le président a souri
ce matin. Leurs conseillers politiques ont pondu de petites notes synthétiques
pour tenter d’expliquer ce sourire et surtout envisager toutes les
conséquences.
Le président de la République
prend la parole. Avant qu’il ne prononce le premier mot, tout le monde voit bien
qu’il sourit.
« Monsieur le Premier ministre,
mesdames et messieurs les ministres, je suppose, évidemment que toutes et tous
l’ont remarqué : je souris ! Oui depuis ce matin je souris. Vous
pouvez le constater par vous-même : c’est un beau, un large, un vrai
sourire, un sourire à belles dents.
C’est un sourire qui exprime du
bonheur, pas un de ces sourires dont nous pouvons être coutumiers en politique :
sourire généralement sarcastique, carnassier, sourire dont on use et abuse
surtout face à ses adversaires. Parfois, vous le savez aussi bien que moi le
sourire annonce le rire, souvent un rire entendu, bref, celui qu’on utilise
pour montrer qu’on est encore sensible à l’humour, aux bonnes blagues, qui nous
rendent plus sympathiques, enfin le pense t’on…Et bien mes chers amis ce n’est
aucun de ces sourires qui m’illuminent. C’est bien autre chose et je vais vous
le dire, je vais vous le raconter.
Je souris parce que je suis
heureux. Je suis heureux, parce que ce matin, me promenant dans le parc, j’ai
été touché par la lumière du soleil encore bas à travers les feuillages, par la
fraîcheur persistante de la nuit qui a instantanément éliminé la migraine qui
m’a empoisonné la nuit.
Ce sera à certains de sourire, à présent,
de la futilité de ce bonheur, d’autres penseront ou diront que je suis fatigué,
et que cet épuisement me rend sensible, vulnérable. Et là mes amis, je souris
encore. Je souris encore parce que ces petites choses simples auquel il
faudrait que j’ajoute le sifflement d’un merle, se sont imposées comme une
évidence, une nécessité. Nous devons et c’est urgent cesser de nous comporter
comme des êtres inaccessibles, insensibles, intouchables, infaillibles.
Mes chers amis j’ai décidé que
nous devions aujourd’hui ne pas traiter cet insupportable ordre du jour. De
toute façon tout est déjà décidé et engagé. Nos pâles conseillers de cabinets
s’occuperont de donner du corps, de la réalité à ces différents points. Ce que
je vais vous proposer c’est de prendre un autocar qui nous attend dans la cour
de l’Elysée et de nous échapper assez loin de Paris pour ne point en entendre
la rumeur. Nous irons marcher en silence
quelques heures, et chacun d’entre vous devra retrouver un sourire, un vrai
sourire, simple naturel ».
Je republie en plusieurs épisodes cette nouvelle écrites il y cinq ans environ…
13 juillet 2015 : Sourires au conseil des
ministres….
Ce mercredi matin, comme tous les
mercredi matin, c’est le conseil des
ministres. L’ordre du jour est fixé un peu avant, avec le premier
ministre : jamais de grandes surprises, les communications des uns et des
autres, des nominations. Bref la routine républicaine. Tous les mercredis matins tout le pouvoir
exécutif se retrouve pendant une heure mais personne n’y prête attention, c’est
ainsi depuis longtemps.
Ce jour-là, pourtant le premier ministre a bien remarqué que le président n’était pas comme d’habitude. C’est simple on aurait dit qu’il était heureux, détendu. Bref de bonne humeur, avec un sourire permanent non pas au bord des lèvres mais au milieu de tout le visage. Pour quelqu’un d’autre que le président de la république ce sourire serait plutôt un bon signe, mais brandir à quelques minutes du conseil des ministres une telle décontraction avait de quoi interroger le locataire de Matignon.
Rejoignant ses principaux
conseillers, Il a fait part de son inquiétude, de son étonnement. Et chacun de
se perdre en conjectures, en hypothèses, chacun s’escrimant à chercher dans les
jours précédents, des signes, politiques ou pas, qui pourraient expliquer
pourquoi en ce mercredi 8 juillet à quelques minutes d’un conseil des ministres
le président pouvait sourire.
Les conseillers sont réunis
autour d’une table au plateau de verre. Tous ont les ongles rongés, ils
tiennent leurs stylos d’une curieuse manière. La main tenant le stylo forme un
angle fermé vers le poignet, le bras venant se poser en haut de la feuille afin
que même en gribouillant, l’ensemble de la page soit visible, ce qui oblige
quand même à une contorsion un peu curieuse. Ceci dit cette simple posture en
dit long sur ce qui se passe dans ces cabinets et aujourd’hui plus que jamais,
les esprits cherchent à comprendre.
La difficulté c’est que personne
n’est en mesure de mobiliser pour affiner sa pensée une des matrices d’analyse
qu’aurait pu proposer l’usine à fabriquer des conseillers : sciences po, HEC,
ENA… Les données du problème sont pourtant simples : le conseil des
ministres va se réunir dans quelques minutes pour traiter comme chaque semaine
de problèmes importants : importants pour la France, pour le gouvernement,
pour le parti, bref importants. Le
conseil des ministres sera et devra comme toujours être sérieux mais, et c’est
l’autre donnée du problème et non des moindres : le président ce matin a souri, pire le premier
ministre prétend qu’il l’a senti heureux et détendu.