Rappelle-toi, la première fois que tu as utilisé le « il ou elle » c’est en grammaire quand il faut chercher l’accord quand il faut chercher le sujet, et qu’on doute alors on nous apprend qu’il faut dire qui est ce qui fait l’action…. et on répond « il ou elle ». On cherche le sujet, on cherche et on finit par trouver. J’aime que la grammaire française ne s’enferme pas que dans l’objet qu’il soit direct ou indirect. J’aime savoir qu’il ou elle sont d’abord deux pronoms et qu’ils deviennent prénoms, parce qu’ils sont justement si personnels. Il ou elle et toutes les déclinaisons qu’offre la magnifique langue française, cette grammaire faite aussi de conjugaison, cette magnifique conjugaison qui réunit, qui assemble, qui complète et qui donne à des verbes creux et immobiles des rondeurs et des échos qu’on entend longtemps sonner au fond de nos cœurs, au profond de nos corps quand on les prononce. Et je voudrais conjuguer le verbe aimer à tous les temps de mon impatience, toutes ces belles phrases que j’ai dites, parfois écrites, souvent rêvées, elles sont là à fleur de ma peau, elles voguent à tire d’aile vers cet île. Il ou elle, île ou aile, les mots s’assemblent et se ressemblent, ils se rassemblent parce qu’ils aiment le beau qui les enrobe, papier brillant d’un bonbon qu’on tourne dans sa bouche et les sensations sont là : toutes … pas une ne manque. Ile ou aile, il et elles, les oiseaux la mer, ils se touchent, c’est vague mais ils sont bien, ils sont beaux les mots…
J’ai regroupé dans un seul article les deux anciennes parties de ce portrait ferroviaire que j’ai achevé hier. C’est devenu une micro-nouvelles que je publie d’un bloc pour en faciliter la lecture. Et je lui ai donné un titre
Ce
sont trois informaticiens, ou techniciens, de ces hommes qui m’impressionnent
parce qu’ils arrivent à réfléchir en trois dimensions. Tout le long du trajet,
dans ce « carré » que je partage avec eux, ils parlent une autre
langue, presque une langue de signes. Ils rient, ils sont bien dans leurs
anecdotes technologiques. Ils mettent du sourire et du bonheur dans les codes,
dans les chiffres. Il y a du soleil dans leurs langages obscurs. Je ne
comprends, ce n’est pas grave, je les écoute avec délice. Ils ont de la
passion, elle déborde dans ce compartiment monotone et j’aime ça. Ils ne jouent
pas, ils ne forcent pas, ils disent, ils racontent, et ils vivent.
Le
plus près de moi est massif, il a les mains lourdes, les doigts épais. Je ne
l’imagine pas devant un clavier, mais plus devant un sac de ciment, un arbre à
abattre. Il est fort, sa voix résonne, il est calme, il aime la vie.
Silencieux,
mais attentif, depuis le début du trajet je me décide à parler. Peut-être parce
que je me sens bien, que cela me semble naturel de parler à ceux qui sont
proches. Comment peut-on presque se toucher et ne rien se dire ? Il n’est jamais simple d’entrer dans une
conversation, il ne faut pas donner le sentiment d’être indiscret, d’avoir
écouté. Les réactions peuvent parfois être surprenantes. Tout cela je le
savais, tout cela je l’avais déjà expérimenté mais tant pis, je me suis lancé.
« Euh,
excusez-moi, je vous écoute depuis un petit moment, et je ne comprends rien à
ce que vous dites, vous êtes dans quoi au juste ? »
Le
plus jeune des trois, celui qui est en face de moi, a semblé abasourdi par
cette question. Il m’a regardé avec étonnement, presque avec effroi, comme si
je venais d’entrer par surprise dans sa chambre à coucher, juste au moment où
il allait se glisser sous les draps. Les deux autres l’ont regardé, m’ont
regardé : le plus bavard des trois, celui qui il y a quelques minutes
ponctuait toutes ses explications de grands éclats de rires, s’est figé
instantanément dans un silence glaçant. J’étais gêné, presque pétrifié. Le doux
balancement du compartiment dans une longue courbe prise à grande vitesse, me
donnait presque la nausée. J’allais ouvrir la bouche pour m’excuser, leur dire
que j’étais désolé de les avoir dérangés quand le plus grand des trois, celui
que j’admirais il y a quelques instants, se tourne vers moi et me dit
simplement.
« Tu
veux savoir, dans quoi on est, et ben c’est simple là pour le moment et pour
encore deux heures on est dans le train, dans ce compartiment, avec toi, mais
sinon tu sais on n’est dans rien, on ne travaille pas, on ne travaille plus. On
est ensemble parce qu’on va à l’enterrement d’un ami, notre ami, c’était le
quatrième, celui qui était avec nous, d’habitude, là, à ta place. On était
quatre, quatre techniciens, on aimait vraiment ce qu’on faisait, et puis la
boîte a fermé, elle nous a virés. Lui, il n’a pas supporté, il s’est suicidé…Il
s’appelait Jules. C’était la semaine dernière, alors on est tellement triste,
qu’on fait comme avant, on parle, on rit, et tu vois tu nous as réveillé et là
on pense à lui… »
Une nouvelle écrite il y a quelques années, je la publierai en 4 parties ….
Un matin elle
s’était levée plus rapidement que d’habitude avait tiré les rideaux d’un geste
précis, ouvert la fenêtre et en quelques secondes avait décidé que cette
journée ne serait pas comme les autres. Pas comme les autres parce que tout le
lui disait, partout, ce qu’elle voyait, ce qu’elle sentait, ce qu’elle
ressentait, ce qu’elle entendait lui confirmait sa certitude de la nuit,
aujourd’hui serait la journée des réponses, la journée ou tout s’éclairerait.
Cette nuit comme souvent, comme parfois des questions avaient tourné en boucle
dans sa tête des questions sur la vie, sur la mort, sur l’amour, sur les
autres, des questions sur l’absurde, sur la bêtise, sur l’indifférence, des
questions sur l’insuffisance, sur le mépris, sur les fausses idées, sur le
temps, pas sur le temps des nuages, pas sur le temps du soleil, non sur le
temps qui s’accroche aux pendules, aux aiguilles ce temps qui vous pique.
Cette nuit
elle avait eu 25 ans et comme elle est quelqu’un d’organisé contrairement à ce
que certains croyaient autrefois parce qu’on s’attache trop aux détails aux
apparences elle a décidé cette nuit de chasser toutes ces questions et demain
de chercher les réponses, toutes les réponses.
Elle n’a pas
tout de suite remarqué le changement dans le paysage, concentrée qu’elle était
à cette nouvelle journée qui s’ouvrait, les yeux grands ouverts, il y avait
comme une liste qui se déroulait derrière son regard rieur, elle n’aimait pas
être prise au dépourvu et aimait organiser ses journées.
Aujourd’hui,
c’était entre autres.
Finir ses courses sur internet
Choisir un cadeau pour sa sœur
Téléphoner à sa mère pour lui dire qu’elle avait
choisi un cadeau pour sa sœur
Choisir un cadeau pour sa mère avec ses frères
Téléphoner à ses frères pour leur dire qu’elle allait
choisir un cadeau pour leur mère
Faire un gâteau pour ce soir
Prévenir par téléphone ses amis qu’elle ferait un
gâteau pour ce soir
Finir les courses pour faire un gâteau pour ce soir
Téléphoner à sa mère pour lui demander ce qu’elle
aimerait comme cadeau pour Noël
Dire à son compagnon de changer la litière du chat
Téléphoner à ses autres amis pour dire qu’elle ferait
un gâteau pour ce soir
Et plein d’autres choses encore
Et puis
soudain alors que la liste ne cessait de s’allonger, elle a poussé un petit cri,
à peine de l’étonnement car rien ne l’étonne et un rien l’étonne c’est
d’ailleurs ce qui fait qu’elle est si étonnante et que tout le monde aime quand
elle est là.
Voici une micro-nouvelle écrite, il y a trois ans, je m’étais bien amusé à l’écrire et je m’amuse bien à la relire…
Tout avait débuté en février. Au
début, évidemment chacun a pensé qu’il ne s’agissait que d’une manifestation
classique : la grogne habituelle dirions-nous. Le mot d’ordre est vague,
ou plutôt suffisamment imprécis pour que chacun puisse se sentir concerné.
C’est vrai qu’en ce moment tout le monde aime grogner, tout le monde aime se
plaindre, tout le monde rêve d’autre chose : « il faudrait, il n’y
aurait qu’à, il suffirait… ». Bref le conditionnel est d’usage. Mais, mais
personne n’accepte qu’on change, personne ne supporte même l’idée qu’on puisse
dire ou même penser qu’il serait nécessaire ou même possible de faire autrement.
Bref la routine. Presque tous les cortèges ont débuté à la
même heure : 10 h 00, c’est une bonne heure pour la balade des
insatisfaits du moment.
C’est d’abord à Aurillac qu’on a
compris que quelque chose ne tournait pas rond, les journalistes locaux ont
tout de suite remarqué qu’il y avait quelque chose de pas normal, d’inhabituel :
certains ont même tweeter. Mais bon les manifestations à Aurillac c’est
rarement pris au sérieux. Bref quand on relit ce premier tweet on n’imagine pas
encore ce qui va se passer ensuite : …Aurillac, 3000 manifestants en tête
de cortège une banderole « on est content, faut continuer ». Sur
place tout au long du parcours il y a
aussi, comme à chaque manifestation, les
badauds : ceux qui observent, qui essaient de compter, et qui eux aussi
râlent, contre ceux qui râlent, ceux qui fait qu’au bout du compte tout le
monde râle. En fait les jours de manifestation sont des jours de consensus,
tout le monde est d’accord sur un point « ça va pas » ou « ça
va plus » ou « avant ça allait mieux ». Et puis là il y a cette
incroyable banderole ! On commence par chercher s’il n’y a pas un jeu de
mots, un message subliminal. Mais non c’est bien ce qui est écrit et c’est
aussi ce qu’ils disent « on est con, on est con, on est concon on est content ».
Dans la demi-heure qui suit, les
cortèges s’ébranlent partout, notamment dans les plus grandes villes et là, stupeur,
c’est comme à Aurillac. Ici à Limoges on dit qu’on est heureux, à Bordeaux on
hurle que tout va bien, à Lyon on entend « merci pour tout », à
Marseille on chante « on va y arriver ». Partout en tête de cortège des
banderoles souriantes, des slogans de bonheur.
« Ce n’est pas possible ça
cache quelque chose » : au ministère de l’intérieur on est très
inquiet. Le Ministre exige qu’on rappelle plusieurs compagnies de CRS pour la
grande manifestation qui doit démarrer place de la Bastille à 14 h 00 ; l’inquiétude
se lit sur tous les visages. Les dépêches tombent les unes après les autres,
partout les gens sont contents, heureux, satisfaits.
14 h 00 place de la
bastille : les manifestants sont nombreux très nombreux. Les forces de
l’ordre sont tendues, inquiètes. On redoute le premier slogan, tout peut
déraper en quelques secondes. 14 h 10 les premiers manifestants démarrent, on
attend, en entend. « Tout va bien, on vous le dit » « Tout va bien ne
changez rien ».
C’en est trop, c’est un
piège : le premier ministre donne l’ordre ; il faut charger, ce n’est
pas possible. Les sept compagnies de CRS ne laissent pas le temps à la tête de
cortège de reprendre son souffle, on frappe, on enfume, on élimine ces
imposteurs.
Le lendemain la presse a
titré : « A Paris la manifestation dégénère, des éléments
incontrôlés ont infiltré le cortège des râleurs »
Immobile, face au port qui lui fait les yeux doux, Maurice enregistre tout, il accumule des réserves, pour demain, quand il tirera les couvertures de son lit et qu’il fermera les yeux. Il a marché sur le quai, lentement, très lentement, vite ça fait touriste pressé qui oublie que les dalles usées ont été polies par l’impatience de toutes ces femmes qui attendaient que la mer ramène leurs hommes, leurs fils, leur frère. Maurice sent tout cela. Amarré, à quelques mètres un petit chalutier. Ils sont deux à hisser des caisses sur le bord. Maurice ne regarde pas le contenu des casiers, il ne veut pas s’ébahir à la vue des poissons luisants oubliant ceux qui sont allés les chercher. Il regarde leurs mains. Ce sont des mains qui semblent vivre seules, qui ne s’agitent pas inutilement. Les gestes sont précis, lents, définitifs. Elles plongent d’une caisse à l’autre saisissent des poissons avec respect, délicatesse. Maurice se souvient des mains du poissonnier. Ce ne sont pas les mêmes, ce sont des mains qui ont oubliés d’où vient la sole ou le bar, des mains pour découper, pour écailler, pour peser, pour rendre la monnaie. Ils les regardent, ils ne se parlent pas, c’est inutile : ils viennent de passer une journée en mer, à travailler, en plissant les yeux, à cause du soleil, du sel, de la peur, de la fatigue. Maurice comprend qu’on ne parle pas à la mer comme à n’importe qui, on ne parle pas de la mer comme s’il s’agissait simplement d’une étendue d’eau. Il est temps. Maurice doit rentrer, à l’intérieur, dans les terres. Il n’est pas triste, il reviendra. Il sait à cet instant qu’il n’est plus et ne sera plus jamais le même. Aujourd’hui tant de sensations ont accosté dans son port intérieur. Il lui faudra plusieurs jours pour décharger. Maurice reviendra, il reviendra et partira sur un bateau, sur son bateau…
Il neigeait fort depuis plusieurs heures. Le silence prenait
de plus en plus de place, tout était étouffé, amorti, pas le moindre
craquement. C’était l’empire du coton. Il n’était pas sorti, préférant la
chaleur de la cheminée, à l’avance épuisé à l’idée d’enfiler chaussettes,
bottes, pulls et manteau. Bref il hibernait. Parfois il tirait un peu le
rideau, pour constater l’avancée du blanc. C’est tout. Tout était simple.
Soudain un long craquement, comme un journal qu’on déchire.
Il regarde le feu, ce n’est pas d’ici que cela vient. Cela craque de plus en
plus, cela crépite même. Il y a peut-être des branches qui ployant sous le
poids de cette neige lourde n’ont pas résisté. Non ce qui est curieux c’est que
cela craque tout doucement, puis cela s’accélère. En fait ça grince, comme
quand on est sur un port et que le vent s’engouffre dans les mâts. Comme quand
on est en mer…..
Il reste là, devant les braises, toujours intrigué par les ces
sons qui tanguent et qui roulent. Il faudrait qu’il aille voir. Il pense à la
mer et sourit. Il sourit pour se moquer de lui-même : être capable
d’entendre la mer, même ici montagne… Certes ce n’est pas très haut, mais c’est
la montagne quand même. Il va sortir. Pour voir, pour entendre.
Il met beaucoup de temps à s’habiller, il n’est pas pressé de
se confronter à ce qui ressemble de plus en plus à une tempête de neige. Il n’a
pas peur. Pourquoi aurait-il peur ?
Il est à l’extérieur, il fait le tour de la maison, pas très
rapidement, il s’enfonce, le son des bottes quand il lève la jambe et qu’elles
s’extirpent de la couche de neige fraîche est magnifique, c’est un son épais,
un son qu’on pourrait écrire. Tiens s’il devait l’écrire il écrirait « onfk ». Oui c’est bien ça « Onfkkkkk ».
Il a fait le tour. Derrière chez lui, c’est une forêt avec de
grands sapins. Une fois on lui a dit ou il a lu quelque part que ces sapins ont
le tronc si droit qu’autrefois on venait les couper pour en faire des mâts. Des
mâts pour les bateaux de la marine royale…
La mer, toujours la mer… Il faudrait qu’il arrête de la voir
partout. Il est devant la forêt. Les mâts sont dressés. Ils sont noirs dans le
soir qui tombe. Les branches si blanches font de belles voiles. Quand ils
ferment les yeux, il sent les embruns qui lui fouettent le visage. Il est bien,
c’est salé.
« Onfkkkk », une mouette s’est envolée quand il s’est avancé. Elle a ri de tout ce blanc, il l’a regardé planer. Il est bien, il est rentré.
…C’est
un voilier qui hésite encore entre la voile d’hier, faite de bois et de cordes
qui sentent la paille et la voile de demain faite de matériaux lisses, et de
cordages qui sentent le plastic. C’est un bateau qui hésite, entre deux, il a
du gris dans les rares couleurs que le soleil lui a laissé, un gris qui parle
des marées, un gris qui parle des pluies d’hiver qui déchire le bleu de la mer.
A bord sur le pont, encombré de tous ces objets qui parlent vrai tant ils sont
usés, un homme se déplace lentement. Chaque chose qu’il touche semble le
remercier. Il n’est pas comme les autres, il semble déjà un peu plus loin, son
regard ne se disperse pas, son regard est à ce qu’il fait. Les autres, ceux
qui virevoltent sur des bateaux de
catalogue ont les yeux absents, on ne les devine même pas derrière des verres
de marques ou se reflètent des couleurs qui n’existent que pour les touristes
canonisés. Sur le pont, l’homme sans
lunettes se prépare pour le départ. Arrivé hier soir, sans bruit, il a cherché
un mouillage éloigné des autres pour ne rien dire, pour ne pas parler d’où il vient, pour ne pas utiliser de mots qui n’ont pas de
sens pour lui. Les autres, lorsqu’ils
sont au port aiment à raconter, se raconter, l’homme au navire sans âge n’est
pas de ceux-là. Il ne se mêle pas à la vie du port. Il ne les méprise pas, il
lui arrive même parfois de les écouter, de s’emplir de leurs rires pour s’en
faire une couverture, douillette pour la nuit. Il ne les méprise pas, mais il
n’aime pas qu’on pose de questions, il n’aime pas qu’on cherche à savoir. Son
histoire ne doit intéresser personne, il ne le veut pas. Il se souvient,
lorsqu’il est parti, il a mis le cap vers le nord, avec le vent de face.
C’était un vent coupant et lui serrait les dents, pour ne pas faiblir, pour ne
pas se poser de questions. Il était parti un matin tout simplement et quand il
avait posé la main sur la barre en sortant du port de Concarneau, il savait
qu’il ne parlerait plus, il avait tant à faire, tant à se dire à l’intérieur…
En arrivant ce matin sur le quai
de la gare, j’ai perçu un petit quelque chose de bizarre, d’anormal. D’abord
une sensation physique : je respire… Oui c’est cela : c’est dans
l’air ! La respiration est un vrai
bonheur, subtil mélange de fraîcheurs et d’odeurs d’herbe coupée. Je me suis
dit que dans le fond de l’air il y avait certainement un petit peu de
bonheur, un tout petit peu. Alors j’ai
souri, parce que le bonheur c’est pour fabriquer du sourire, sinon ce n’est qu’une escroquerie de plus.
Je souris et – c’est bien cela
que j’ai ressenti comme inhabituel – la première personne que j’ai croisée, une
habituée comme moi, souriait aussi, d’abord seule, pour elle, comme moi, et
puis j’ai bien vu qu’elle me souriait. Elle qui tous les jours serrent les
dents pour ne pas risquer d’être obligé de répondre à mon regard, aujourd’hui
elle me sourit. Incroyable ! Je me dis que c’est un hasard, un heureux
hasard, que ce matin, enfin, elle est contente, peut-être même heureuse. Elle
est contente de cette journée qui s’ouvre, contente de ce qu’elle est, de ce qu’elle
fait. Tout simplement contente de vivre. Mais, je reste sur l’hypothèse du
hasard.
Quand j’arrive sur le quai je me
dis que le hasard a beau bien faire les choses, là c’est quand même beaucoup,
j’ai même pensé à un tournage : peut-être un film publicitaire sur le bonheur
de prendre le train ou la joie d’aller travailler. Mais non je me trompe, je
connais toutes ces silhouettes, je les croise tous les jours, certaines depuis
des années. Et là, tout le monde sourit, il y en même qui parle, et mieux
encore qui se parlent. Je n’en peux plus, ma joie déborde. Je vais enfin
pouvoir dire bonjour à toutes ces compagnies du matin sans qu’elles ne se
sentent agressées.
« Bonjour, bonjour, bonjour » !
Je suis comme un rossignol, je sautille
sur le quai, je suis empli d’un incroyable bonheur ferroviaire. Sur le quai
d’en face il semble que ce soit pareil. Je m’emballe, je me dis que je vais
enfin pouvoir parler avec cette jeune fille qui tous les matins, depuis trois
ans attend au même endroit, qui monte
avec moi dans le même compartiment qui descend dans la même gare. Je vais lui parler, tout simplement, elle va me répondre : je le sens, je le sais, je le veux.
Je m’approche d’elle, d’abord un
bonjour, puis un sourire, puis deux, ma bouche s’ouvre pour lui proposer une de
ces insignifiances qui ce matin seront de vraies perles à conserver pour ce
petit bonheur matinal qui nous a surpris en plein réveil. « Je, je
…. »
Et soudain, la terrible voix féminine
de la SNCF, terrible voix si belle, si chaude si sensuelle, cette voix qui fige
tout le monde sur le quai : « que va-t-elle annoncer, ce matin :
encore du retard, une annulation, peut-être ? »
« Votre attention s’il vous
plait : en raison de la réutilisation tardive d’un triste matériel, le
bonheur que vous respirez depuis ce matin, aura une durée indéterminée, nous
vous tiendrons informé de l’évolution de la situation : en cas de
difficulté à poursuivre votre voyage vers la morosité ferroviaire,
veuillez-vous adresser aux agents les plus tristes sur le quai »
J’ai baissé la tête, avalé mon
sourire et comme tous les matins j’ai regardé le cadran de ma montre.