
Eugène ne tient plus et a beau se répéter qu’il peut patienter quelques jours encore, il est épuisé d’attendre. Surtout qu’il sait être en position de force. L’autre jour, au téléphone, il a perçu la gêne de son interlocuteur. Il faut en profiter, il va rappeler, il va insister.
Il obtient facilement le service manuscrits qui lui décrit d’un ton administratif le parcours d’un premier roman. Son correspondant justifie ce délai très long, trop long il en convient, en expliquant que c’est la preuve du sérieux de la maison. Chaque lecteur prend le temps de lire les manuscrits qui lui sont confiés. Il ajoute qu’en principe la maison a confiance en ses lecteurs. Si les délais sont aussi longs, c’est qu’il s’agit de personnes aux activité multiples qui peuvent difficilement maîtriser le temps. Cette explication ne satisfait pas Eugène, elle ressemble à une excuse un peu facile. Prétextant une modification qu’il a apportée au dénouement de son roman il réclame l’adresse de ce lecteur débordé. Cette démarche est inhabituelle, et déconcerte le responsable des manuscrits. Eugène devine son embarras et en profite, il évoque les quatre mois annoncés et les presque six écoulés. Il n’est pas dans ses intentions de polémiquer, mais un petit geste de faveur lui paraîtrait opportun. Son interlocuteur comprend qu’il est difficile de refuser. La réputation de la maison est en jeu. Il lui accorde ce passe droit en insistant sur le fait que ce ne peut être qu’exceptionnel. A son tour, il lui réclame comme une faveur de rester discret. Eugène accepte ce principe de confidentialité en ajoutant d’ailleurs que son seul souhait est d’améliorer son manuscrit. Il s’engage, une fois cette démarche effectuée à ne pas harceler son lecteur.
Eugène est satisfait. Il sait désormais que son manuscrit sommeille, depuis quelques mois, chez un lecteur débordé, un certain Marc Flandin. Marc Flandin, trente quatre rue de Bretagne à Saint Etienne. Il est rassuré et se lance tout de suite dans la rédaction d’un courrier qui accompagnera sa variante. S’il ne tâtonne pas trop sur le choix des mots, il pourra poster cette précieuse lettre avant la dernière levée.
Monsieur,
Voilà bientôt six mois que j’attends avec angoisse une réponse aux interrogations qui m’ont assaillies depuis le jour où j’ai cru avoir achevé mon manuscrit. Je sais que le temps n’est pas le même en tout lieux, pour tout le monde. Ce temps, il est lourd, coupant comme un rasoir pour celui qui attend. Il est traître, sournois, insaisissable pour celui qui promet. Aussi je ne vous en veux pas pour ce délai supplémentaire que vous avez ajouté au calendrier de mon impatience.
En fait mon angoisse tient surtout au fait que le dénouement que je vous propose dans mon roman ne me satisfait plus. Il me paraît trop pédagogique, trop déphasé par rapport à ce qui précède. J’y ai travaillé et je vous propose de lire mon roman jusqu’à la page 147 et de vous reporter ensuite à ces quelques feuillets que vous trouverez ci‑joint.
Je souhaite ne pas vous avoir trop importuné et me tiens à votre entière disposition pour d’éventuelles informations à mon propos. Veuillez agréer Monsieur Flandin l’expression de mes sentiments dévoués.
Eugène Mollard
C’est ainsi qu’Eugène a ressorti des oubliettes la première version. Sa première version, celle que Justine trouvait trop folle, trop dure.
Je lis chaque jour ce roman avec toujours autant d’intérêt !
J’aimeJ’aime
Il faudra que je te raconte l’histoire de la publication ratée de ce roman écrit il y a 25 ans….
J’aimeAimé par 1 personne
Avec plaisir.
J’aimeJ’aime