Voyage contre la vitre, suite…

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Marc Flandin est satisfait. Il envisage de libérer Armand. Bientôt il n’aura plus ce poids. Bientôt il pourra rêver en toute tranquillité. Il pourra s’endormir sans l’angoisse de fabriquer des histoires sans sens. Il pourra regarder les autres sans leur distribuer un rôle. Il suffit encore de quelques jours, il suffit de quelques rencontres. Armand aura compris.
Marc est seul dans son bureau, il observe les collines de papier qui s’amoncellent sur son plan de travail. Elles l’aident bien parfois, elles sont des remparts. Elles sont des prétextes à ne pas sortir. Au milieu des autres. Machinalement il compte les cassettes enregistrées. Ce sont les seuls objets qu’ils rangent soigneusement. Parce qu’elles contiennent des voix, parce qu’elles vivent. Il se souvient de cette phrase de Claudel : « la parole n’est qu’un bruit et les livres ne sont que du papier ».
Il doute, les cassettes, les paroles qu’elles contiennent, les livres, le livre, encore un tas de papier qui attend. Le dictaphone tourne encore. Il faudra qu’il change les piles. Pour demain, pour les autres jours.

Mercredi vingt cinq octobre, vingt heures trente : Paris.
Julien est satisfait. Il sait que dans vingt trois cours moyens deuxième année de la capitale et de la banlieue, des armes pénétreront l’enceinte sacrée de l’école. Il est persuadé que tout se déroulera sans la moindre anicroche. On ne les craint pas ces petits ces petits de l’école primaire. Il n’y a pas de fouilles comme dans certains collèges difficiles. Dans ces vingt trois classes l’opération sera un succès total. Il faut qu’il prévienne les autres, ça leur donnera du courage ! En plus il est convaincu que beaucoup de décisions se prendront dans son secteur. C’est la capitale après tout. Il va utiliser la procédure accélérée et envoyer le même message aux cinq autres simultanément.

Jeudi vingt six octobre : neuf heures quinze.
Armand a mal dormi. Il y a eu la visite de son père. Mais surtout, surtout il y a eu le message de Julien. Il sait maintenant qu’il est trop tard. Ils ne peuvent plus reculer.
Dans la classe l’atmosphère est bizarre. Les rires sont nerveux, forcés. Armand observe son instituteur. Il ne parvient pas à le détester. Ce matin il a encore expliqué qu’ils étaient là pour découvrir le plaisir d’apprendre. Et ils y parviennent. Ils prennent tous du plaisir à apprendre, à comprendre. Ils ont la chance de bénéficier d’un enseignant qui leur permet d’oublier leur condition.
Dans cette classe, ils sont dans un autre monde, en dehors du temps. Et chaque jour, quand ils retrouvent l’extérieur la chute est d’autant plus rude.
Armand ne veut pas s’attendrir. Il veut suivre les conseils de Fanny. Ce n’est pas Ernest, ce maître un peu exceptionnel qui est visé. Ce n’est personne en particulier. Non ce qui est visé, c’est un esprit, une mentalité comme on dit.
On veut les protéger, cela part peut être d’une bonne intention. Mais qu’on cesse de les enfermer, de les droguer insidieusement dés la naissance. Eux, ce qu’ils veulent, ils ne le savent pas. Mais c’est sans importance. Pourquoi faudrait il qu’ils aient un programme, des propositions, des revendications. Pour faire comme les autres ? Comme les adultes ? Eh bien non, ils ne veulent pas négocier. Parce que pour négocier, il faut avoir quelque chose à donner. Eux, ils n’ont rien. Ils ne sont rien. Ils ne sont qu’en instance de fabrication. Ils sont dans l’attente. Demain ils veulent stopper la chaîne de montage, dire qu’ils en ont marre. Et puis peut être que ce ne sera plus tout à fait comme avant. Il l’espère. Ils espèrent.
Aujourd’hui Armand a compris ce que Fanny voulait dire. Jusqu’ici, il en voulait trop, il se comportait comme un adulte. C’est Fanny qui a raison, l’erreur du manuscrit c’est de transformer des enfants spontanés en de monstrueux modèles réduits. L’erreur de cet Eugène Mollard c’est d’avoir subtilisé leurs paroles pour que tous les parents se sentant coupables exorcisent la peur qu’ils ont perpétuellement en eux. La peur d’avoir raté leur mission éducative. Il faut qu’ils prennent les adultes à leur propre piège. Il ne faut pas qu’ils réclament, sinon on leur donnera. On les apaisera. On les endormira pour quelques petites années, et ils remercieront. Ils ne doivent rien demander ou alors tout, sans logique, sans concertation, sans organisation.
Ce sera difficile. Armand sait que certains fonceront tête baissée dans le piège tendu. Ils seront achetés. Tant pis pour ceux là. Tant pis s’ils ne sont que quelques uns à savoir. Tant pis s’il n’y a que Fanny et lui. Il sait déjà qu’ils ont gagné, qu’ils sont parvenus au bord de leur rêve. Demain ils seront bien tous les deux, ils se tiendront chaud par le bout du rêve qu’ils ont eu ensemble. Demain ils seront bien tous les deux…

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