Quelques mardis en novembre, suite…

C’était un automne fragile et encore imprégné de chaleurs estivales qui venait de faire son apparition. Rémi était passé de la rubrique de la souffrance à celle du souvenir. Un souvenir humide et omniprésent. Le souvenir de cette dernière soirée où il me hurlait que tout était foutu. Depuis cette nuit terrible, depuis cette nuit si inachevée, comme une question qu’on pose éternellement,  il y avait d’abord eu la douleur et la haine qui m’avaient maintenu en sursis d’existence et puis il y avait eu Héléna. Héléna et ses grands yeux noirs.

        Grâce à une M.J.C que je fréquentais depuis longtemps j’avais suivi un stage de projectionniste, et je travaillais désormais dans un cinéma d’art et d’essai. C’était une petite salle, les fauteuils étaient recouverts d’un antique velours rouge usés par les gesticulations nerveuses de plusieurs générations d’intellectuels attentifs. J’étais bien, j’étais seul, les gens dans la salle comptaient sur moi et moi je ne les voyais pas. J’avais le temps de beaucoup lire. Je rêvais surtout. Puis comme chaque soir, je rejoignais Héléna. Je lui racontais le film. Je lui parlais de mes rêves et elle y entrait. Elle m’écoutait toujours avec patience dans un silence étouffant de simplicité.

       Héléna me parle peu, elle semble se satisfaire des mots que je lui invente et que je lui offre. Elle me regarde, et, d’un simple sourire qui hésite toujours entre l’ironique et le pathétique, elle m’enferme entre ses silences dévorants. Elle n’aime pas parler d’elle, on dirait parfois qu’elle regrette d’avoir été. Ou est-ce plutôt moi qui désire si fort que sa vie n’ait pris un sens qu’à partir du jour où nous nous sommes rencontrés. Elle semble venir de nulle part.                                     

       Je suis jaloux, une jalousie épuisante, un peu sauvage, impossible à maîtriser. Je suis jaloux de ce que je sais, de ce que je ne sais pas. Héléna n’aime pas que je lui parle de ces quelques ombres qui jalonnent notre parcours ensoleillé. Elle ne comprend pas que chaque fois que je la sais ailleurs, avec d’autres je me rapproche un peu de Rémi. Elle me dit que j’en veux trop, qu’elle ne peut pas abandonner ses anciens copains, ses amis. Moi je lui dis que j’ai oublié les autres, que je ne les rencontre plus que par hasard. Je lui dis que je n’ai pas besoin d’eux pour subsister. Elle me trouve trop sauvage et me dit que cela ne me mènera à rien de bon, parce qu’on ne peut pas vivre toujours seul comme un ermite.

       Je lui dis que je ne suis pas seul, puisqu’elle est là. Nous nous aimons, j’en suis persuadé, je ne peux pas m’imaginer qu’il puisse en être autrement.

       Je n’habite pas encore chez elle, mais les nuits que nous passons seuls sont de plus en plus rares. Mes parents se sont résignés à cette nouvelle vie. Ils ne sont pas déçus, il faut dire que je travaille et cela suffit à les rassurer. Ils ne connaissent pas Héléna, je n’ai pas souhaité la présenter. Je n’ai pas envie qu’ils la questionnent, qu’ils la testent. Je n’ai pas envie non plus qu’Héléna voit d’où je viens, je ne veux pas qu’elle voit ma chambre.

       Je veux qu’elle me fasse naître ce samedi matin de l’année dernière dans un quelconque bus d’une ligne sans autre intérêt que de parfois laisser entrer le hasard.

       Pendant trois mois nous avons vécu dans l’intensité des prolongations de notre première étreinte. Nous nous contentions du peu que nous étions, et nous étions bien. Et puis il y a eu ce mardi d’octobre. Comme tous les mardis, il y a deux séances au ciné‑club, et je termine à plus de minuit. Même lorsqu’il est tard, comme ce soir, Héléna m’attend, elle m’écoute parler du film ou des spectateurs. Ce soir, lorsque je suis rentré, l’appartement est vide, le silence est étouffant. Héléna est sortie, elle m’a laissé un mot sur la table. J’ai la gorge serrée, un peu comme si je redoutais de le lire, mais aussi parce que j’étais presque sûr de ce que j’allais y trouver. « Ne t’inquiète pas, on est sorti avec des collègues du boulot, ce n’était pas prévu, je ne rentrerai pas trop tard. Je t’aime. « 

       Ce sont des mots simples et qui normalement devraient plutôt me faire plaisir, ou me rassurer, mais je ne suis pas capable d’y voir autre chose qu’un premier départ, un autre départ. Lorsqu’elle est rentrée une heure après, j’ai imaginé une multitude de scénarios tous aussi pessimistes les uns que les autres. Elle a l’air fatiguée, elle sent le tabac et ne m’embrasse que distraitement. Je suis tendu, prêt à craquer, mais je me contiens pour ne pas lui donner l’occasion de me rejeter. J’ai les mâchoires si dures qu’elles me font souffrir. Je ne veux pas aller me coucher sans que nous ayons parlé.

       ‑ Comment ça se fait que ce n’était pas prévu cette fête entre copains du boulot ?     

       ‑ Et attends, doucement, c’était pas une fête, et si c’est ce qui te fait peur il n’y avait presque que des nanas…

       ‑ Et vous avez décidé ça au dernier moment !

       ‑ Mais enfin t’es terrible bon sang, tu ne vas pas me faire une scène parce que je suis allée manger au restau avec des collègues du magasin. Le directeur adjoint arrosait sa promotion, il va bientôt être nommé directeur, il ne sait pas encore où, et il ne s’y attendait pas du tout. C’est quand même sympa d’inviter les vendeuses à manger, tu ne trouves pas…

       ‑ Ouais, si on veut. Moi je trouve que ça fait plutôt paternaliste.

       ‑ Qu’est-ce que tu peux être aigri, on dirait que tous les autres sont des cons ou des salauds. De toute façon, je me suis ennuyée à cette soirée, on n’avait pas grand-chose à dire. Mais tu aurais quand même pu me réserver un autre accueil. On dirait que tu n’as pas confiance en moi.

       Je ne réponds plus rien, conscient que je risque d’envenimer la situation. Je me sens confus, mais en même temps j’ai une espèce d’appréhension.                   

       Je me dis qu’il n’est pas possible que le semblant de bien être que j’éprouve depuis que je suis avec Héléna dure aussi longtemps. Ma vie est régulièrement ponctuée de points de suspension aux bonheurs qu’elle s’est essayée à construire. Je me suis habitué à ne pas m’installer dans le prévisible, dans le régulier. Il me semble inconcevable, voire inconvenant, que tout suive une ligne continue. On dirait que je souhaite qu’il se passe quelque chose de douloureux avec Héléna. On dirait que je souhaite ne pas me satisfaire de cette nouvelle plénitude. On dirait que je cherche à rendre difficile tout ce qui n’est qu’agréable. On dirait qu’à intervalles réguliers la grande rue et ses rails glaciaux me traversent le cœur. On dirait que Rémi m’envoie de temps à autre quelques signes de là‑bas, où il est parti.                             

        Héléna sent bien que je ne suis plus le même depuis quelques semaines, elle sent bien que je ne me contente plus de l’aimer, elle sent bien que trop souvent, il y a la haine qui remonte,  il y a la haine qui se mélange et qui rend mes pensées si confuses. Elle essaie de m’aider, me montre qu’ailleurs il n’y a pas que des médiocres, qu’ailleurs il y a aussi des gens qui s’aiment, comme nous. Mais je ne me résous pas à accepter ce qui pourrait faire notre bonheur. Cela me paraît trop simple, trop artificiel.                                             

       Les autres je ne veux pas les regarder, je me contente de les voir et de les intégrer à la liste de ce qui n’appartient pas à mon espace de vie. Les autres, ils sont, ils passent, ils me croisent et parfois me parlent. Je me contente de les subir avec indifférence, mépris, ou crainte. Tant qu’il y a Héléna, les autres sont une hypothèse dont je n’ai pas besoin pour aimer. Il y a Héléna, elle existe. Il y a Héléna, elle m’attend tous les soirs. Elle vit sur le même cadran que le mien. Elle m’attend, tous les soirs, mais ce soir, ce mardi soir elle ne m’attendait pas. J’ai revu les autres. J’y ai pensé…

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