Voyage contre la vitre, suite…

Marc se souvient de Fanny. Ils ont fait sa connaissance l’année dernière, pendant la journée porte ouverte. Il se rappelle une gamine hors norme. La dureté de son regard métallique l’avait frappé, surtout lorsqu’il fixait les autres enfants. Il revoit le petit sketch présenté avec Virginie. Une autre adoratrice de son fils songe t’il. Il s’agissait d’une parodie assez cruelle de leurs journée en centre de vacance. Tout ce qu’ils avaient observé ou compris était passé au crible de leur redoutable finesse. Il se souvient du malaise qu’avait suscité l’évocation du ridicule des jeux proposés et des stratégies mises en œuvre pour qu’animateurs et animatrices puissent draguer sous la haute protection de dame pédagogie.
Bien sûr, ils avaient beaucoup ri ce jour là, ils étaient fiers de leur fils, de son originalité. Mais aujourd’hui, Marc ne sait plus comment utiliser ce souvenir. Sans que cela puisse se justifier, il a peur. Peur de cette image, qu’il se refuse à intégrer au registre des bouffonneries de son fils. Il distingue nettement le regard d’Armand et surtout celui de Fanny. Il n’y perçoit plus d’ironie mais de la haine. Pire encore, de la cruauté. Il se sent envahi d’un frisson désagréable dont l’origine n’est pas à chercher dans une quelconque montée de fraîcheur. Marc a peur, peur comme cela lui arrive fréquemment. Cette nuit, ce n’est pas pareil, il y autre chose. Quelque chose de plus épais, de plus boueux. Il s’enfonce Il essaie de penser à du futile, à de l’accessoire, se force à compter les points lumineux qui se déplacent au dessus. Avion ? Satellite ? Fatigue ? Il se rend compte que ses yeux du dehors lui ont échappé. Ils s’occupent à d’autres histoires. Pendant ce temps dans l’en dedans de sa tête, d’autres images se promènent, attendent d’être saisies et mises de côté.
Il entend cette conversation avec le responsable du séjour, l’année dernière. Il se souvient avoir souri quand le directeur a jugé qu’Armand était associable. Comme s’il fallait, pour être sociable s’enthousiasmer et trépigner de bonheur à la moindre clownerie supposée désopilante. Comme s’il était interdit aux enfants de ne pas sourire, de ne rien dire, et même de souffrir. Marc avait souri pour ne pas être désagréable, mais il avait fini par s’emporter devant les jugements à l’emporte pièce de ce mannequin pédagogique. Il n’avait pas supporté Lucie non plus d’ailleurs que ce psychologue de l’à peu près estime « dangereux » le comportement d’Armand. Dangereux, pour lui et pour les autres. Il avait parlé aussi de l’influence négative de Fanny qui, d’après lui, n’était qu’une caractérielle. Marc lui avait répondu que s’il n’était pas capable de gérer quelques comportements, non pas spéciaux, mais différents, il fallait qu’il se consacre aux pensions pour chiens et chats ou qu’il organise une colonie avec les fans de Chantal Goya… Le directeur en salopette n’avait moyennement apprécié cet humour. Il avait ajouté qu’il ne voulait pas se mêler de ce qui ne le regardait pas, mais Armand aurait peut être besoin qu’on le suive de plus près.
Marc se souvient de toutes ces paroles et aujourd’hui il y a comme un doute qui s’installe. Armand n’aime pas le sport. Armand n’aime pas les émissions pour la jeunesse à la télé. Armand n’invite jamais de copains de son âge à la maison, pas plus qu’il ne se rend chez les autres. Armand ne prend jamais de fous rires. Armand ne se sert jamais une deuxième part de frites. Armand n’aime pas les récréations trop longues et souffre quand il faut aller à la piscine. Armand n’est ni matheux, ni littéraire, il ne préfère et ne déteste ni l’un, ni l’autre. Armand aime apprendre mais il n’aime pas l’école parce qu’on passe trop de temps à répéter les mêmes choses et surtout à apprendre ce qu’il ne faut pas savoir. Armand aime parler avec son père, rire avec sa mère. Armand n’aime pas poser des questions inutiles et répugne encore plus qu’on lui en pose des stupides : »qu’est ce que tu voudras faire quand tu seras plus grand ?  » Armand aime quand il pleut, et préfère contempler un vieux remorqueur rouillé plutôt qu’un hors bord flambant neuf. Armand, c’est un peu tout cela, c’est aussi tout ce que Marc ne sait pas et ne veut pas savoir.
Cela fait plus d’une heure que Marc est dehors, il n’a pas retrouvé la sérénité, au contraire. Il a peur de s’être trompé, de ne pas avoir pris la pleine mesure de l’originalité de son fils. Il y a ce mot dangereux qui lui est revenu, ce soir, en pleine mémoire. Ce mot qui le dérange, qui l’inquiète, qui l’obsède. La rosée commence à tomber et il est parcouru d’un léger frisson, de froid cette fois, qui le pousse à reprendre le fil de son insomnie là où il l’a laissée. Dans le lit, Lucie dort calmement, elle stationne dans la diagonale. Marc se recroqueville à ses côtés pour ne pas la réveiller. Elle devine la présence fraîche et l’accueille au centre d’un nouvelle figure géométrique…

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