
Oublié le temps, pas si lointain, où eux aussi étaient en attente de grandeur. Ils ne veulent pas tout démolir, cela ne les concerne pas. Ils ne veulent pas tout refuser, on ne leur propose rien. Ils veulent vivre, comme ils sont, sans l’éternelle menace du doigt pointé vers l’avenir.
Quand ils parlaient de ce monde qu’il ne voulait plus, et de celui qu’ils désiraient Fanny était la plus dure, la plus violente. C’est elle qui a donné le ton de cette révolte, c’est elle qui bat la mesure. Elle a longuement réfléchi à tous ces problèmes. Chez elle, à Istres, elle entend souvent dire que l’enfant est roi. Il est peut être roi, mais ne gouverne qu’un royaume corrompu, où chacun s’enferme dans une tour d’égoïsme. Elle est écœurée, ne supporte plus de voir les adultes tricher avec elle. Ils commencent par donner l’illusion qu’ils écoutent, puis ils finissent par prouver qu’ils sont incapables de communiquer autrement que par des formules convenues et inutiles. Elle voudrait les entendre dire qu’elle les fatigue, les indispose, les dérange dans leur monde trop parfait. Ce qu’elle souhaite par dessus tout, c’est qu’ils cessent de jouer aux enfants, de les singer, de les caricaturer. Ils sont ridicules, tristes à pleurer quand ils se roulent dans l’herbe, s’éclaboussent, pour faire bien, pour faire jeune. Elle a honte. Honte d’être cette image stupide. Non, elle ne ressemble pas à cela, elle ne ressemblera jamais à cela. Elle n’est pas ce spectacle grotesque, elle n’est pas cet amoncellement de niaiseries qu’on lui sert avec délectation chaque fois qu’il est prévu de lui faire plaisir.
Fanny estime qu’il ne devrait pas y avoir de droit des enfants. Elle les a étudiés l’année dernière avec son institutrice. Dans sa chambre elle a affiché la déclaration des droits de l’homme. Elle connaît l’article un par cœur. « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » . Au début elle ne saisissait pas ce que l’on entendait par « les hommes ». Elle voyait des êtres humains de sexe masculin, les mêmes dont sa mère s’affublait régulièrement. Son institutrice avait expliqué que lorsqu’on dit les hommes, cela regroupe tous les êtres humains, masculins ou féminins, petits ou grands, jeunes ou vieux. Nous sommes tous des êtres humains, avait elle écrit sur le tableau.
Aussi Fanny ne comprenait pas pourquoi il fallait ajouter des droits aux enfants puisqu’ils en avaient déjà. A moins que, à moins que comme en orthographe, il n’y ait aussi des exceptions. Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, sauf s’ils ont moins de dix huit ans… L’autre jour elle a feuilleté le Quid et a lu ce qui concernait le droit des enfants. Elle n’a pas tout compris, mais a ri intérieurement en découvrant que dès l’âge de douze ans un enfant peut livrer des combats de boxe. Elle a lu aussi qu’aux Etats Unis un certain Gregory Kingsley a attaqué ses parents en justice pour obtenir le droit de s’en séparer.
C’est curieux, elle n’y avait jamais pensé. Comme ce serait bien d’avoir le droit d’abandonner ses propres parents, de les déclarer inaptes au service, de les répudier en quelque sorte. Pas forcément pour en changer. Elle a en partie réussi ce travail puisque son père, enfin l’être humain de sexe masculin qui a le plus longtemps partagé la chambre de sa belle blonde de mère est parti. Il s’est enfui même. Il faut dire qu’elle lui rendait la vie impossible. Elle le trouvait ridicule avec sa queue de cheval et son gros anneau à l’oreille droite. Ridicule aussi son rire, comme si quelqu’un l’avait chatouillé à l’aide d’un plumeau. Ridicule aussi tous ces mots : cool, super, extra, génial, je m’éclate. Fanny, elle aurait voulu un papa Rambo. Rambo un, c’est celui qu’elle préférait. Qu’est ce qu’il était fort ! Elle aurait voulu un papa qui ne fume pas n’importe quoi sous ses narines, qui ne lui impose pas ses musiques planantes donnant envie de pleurer au plus grand des comiques.
Elles est restée avec sa mère. Gentille, sa mère, mais un peu paumée, incapable de prendre une décision. Sa mère, c’était une toxicomane du futur. On verra, on ira, on fera, un futur se transformant invariablement en conditionnel ou même en futur antérieur : « on aurait pu faire, on aurait pu aller…
Fanny les impressionne avec ses discours fleuves. Ils ne partagent pas tous ses raisonnements. Même Armand est circonspect. Ils estiment qu’elle pousse un peu loin sa haine des autres, des adultes. Mais elle refuse d’admettre qu’elle puisse avoir tort, elle prétend que le temps lui donnera raison, qu’un jour ils se souviendront de ce qu’elle avait annoncé. Armand est fasciné et voudrait la féliciter. Mais Fanny n’aime pas être complimentée, ni par Armand, ni par ses parents. Elle ne supporte pas d’être considérée comme une enfant exceptionnelle pour son âge. Elle répond souvent que si c’est exceptionnel de savoir autant de choses pour une gamine de onze ans, c’est par contre courant pour un adulte d’en savoir si peu. Sa mère rit de cette réponse. Sans comprendre…
Fanny est cruelle. Elle admet difficilement la stupidité de beaucoup de filles de son âge. Surtout chez celles qui jouent à être plus grandes. Elles jouent à être comme la grande sœur qui, elle, essaie d’être comme maman qui se prépare déjà à ressembler à grand mère. Ridicule. Fanny ne rêve pas d’être plus vieille. Ni plus jeune. Elle est bien comme elle est. Elle se suffit à elle même et se dit qu’elle aura le temps, plus tard, de se dégoûter, sans déjà prendre de l’avance. Elle ne regarde pas derrière elle, ni devant, elle regarde autour. Elle regarde autour et ne voit que les autres qui courent, qui sont poursuivis ou qui cherchent à attraper des personnages qu’ils seront un jour.
Lorsque dans son message Fanny a proposé à Armand de supprimer ou de menacer quelques innocents, elle redoutait une réaction négative, un refus même. Elle voulait le tester, vérifier s’ils étaient de la même révolte, s’il y avait concordance, ou s’il n’était qu’un vulgaire affabulateur. L’opération Eugène devrait concerner plusieurs milliers d’enfants, mais pour le moment la partie ne semblait ne concerner qu’Armand et Fanny…