Quelques mardis en novembre, suite…

Je suis assis, et essaie d’oublier la réalité de ce qui m’entoure, y compris ce qui constitue mon apparence. Lorsque je décide de combler les gouffres de mon angoisse, j’ai besoin de concentrer toutes mes forces sur les mécanismes de ma pensée qui se mettent en marche pour fabriquer des morceaux d’avenir. Je m’oblige à choisir toutes sortes d’itinéraires, à essayer toutes sortes de futurs.
Les mots surgissent, les images défilent. Des images fortes, des images créées de toutes pièces, selon des règles précises. Des règles suivant lesquelles le bonheur ne peut être que la reproduction, l’imitation d’autres histoires dont on est presque sûr qu’elles ont réussi. Des règles suivant lesquelles aucune place ne peut être laissée à l’imprévu, à l’original. Des règles où la vie n’est qu’une succession d’événements au rythme des fanfares et sous les jets de confettis.
Pendant cette première histoire, dans cette première tentative pour m’inventer des lendemains idylliques, je souris béatement. Comme s’il était inscrit dans les gènes de tout individu en cours de fabrication que la réussite d’une vie ne passe que par ces cases aseptisées. Je souris béatement. Une à une, les images défilent. Je retournerai à mes chères études, chaque jour, sagement, inexorablement. J’oublierai toutes ces brunes, j’oublierai toutes ces bières. J’irai jusqu’au bout. Je boirai du champagne millésimé. Je fréquenterai les boîtes branchées car ma compagne sera blonde. Je serai aisé mais l’aurai mérité. J’aurai de l’ambition, mais serai récompensé. Mes amis seront triés. Je ferai bâtir une grande villa et le samedi je tondrai le gazon en blue jeans et polo Lacoste. J’aurai un sauna, un barbecue en pierres rustiques. L’été je traverserai le Sahara ou la Lozère avec la nouvelle Mercedes tout terrain que je me serai offerte pour mes quarante ans.
J’aurai, j’aurai… J’aurai un cercueil dans le crâne et à chaque instant, j’y enfermerai avec moi dans un peu du regard de tous les autres. Ce rêve là ne me convient plus. Je l’efface peu à peu. Son odeur m’est trop connue. Il sent le Jour de France qu’on déguste dans les salles d’attente de tous les bons dentistes. Il sent les beaux quartiers, les autres quartiers, ceux dans lesquels je ne vais jamais. Il sent la réussite voulue, la réussite imposante, bedonnante, qui ne pourra jamais laisser la place à la passion et aux vrais chagrins. J’ai les mâchoires serrées, et m’efforce de stimuler l’apparition d’une nouvelle tranche de vie dans laquelle je pourrai mordre avec plus d’appétit.
Je pourrai partir. Partir loin d’ici. Loin d’ici, loin des soucis, loin des gris de la vie quotidienne. Partir dans un voyage forcément inorganisé. Voyager sans buts, si ce n’est celui de s’éloigner de quelque part pour un jour y revenir en parfait inconnu. Voyager sans port d’attache, pour rompre définitivement avec le regret, avec le remords. Voir des pays, voir des villes, voir des gens dans les villes. Oublier le brouillard, oublier la rectitude de la grande rue. Et peut-être en affronter d’autres. Choisir l’étranger, l’étrange, l’ailleurs, pour justifier son propre silence, cette décision m’effraie aussi et m’amène à un constat. Les autres, il y a toujours les autres. L’ailleurs n’est qu’un concept géographique, mais l’autre, les autres sont partout. L’autre est universel, indéfinissable. Et puis je me dis que partout il y en a qui, comme moi, veulent s’enfuir, rechercher autre chose sans savoir quoi, et que nous ne pourrons que nous croiser. Et nous aurions tant à dire, à partager. J’ai les mains qui se crispent, signal externe qui confirme la panne de rêves.
Je ne rêve plus, je suis revenu dans le monde de ceux qui ne peuvent qu’attendre ou espérer. Je continue pourtant à chercher et ne trouve pas. Cela me rend plus angoissé. Je me dis qu’il faudra bien, me résigner et m’habituer. Je me dis que ce que je vis n’a rien d’extraordinaire, ce n’est que la suite logique de circonstances extérieures. La seule solution est de résister à cette tempête et de la savourer, de s’en délecter pour mieux apprécier les calmes plats qui suivront.
Je lis mes cours de droit. J’essaie, c’est difficile. Je ne prends aucun plaisir. Je sens mes yeux qui essaient, imperceptiblement, de s’échapper pour partir ailleurs, vers d’autres mots, ceux contenus dans mon Camus et qui attendent patiemment une nouvelle rencontre. Peu à peu ce livre que je tiens, se transforme en une histoire qui s’est répétée et qui se répétera sans cesse. Ce n’est même plus un livre, c’est un alignement de lettres puis de mots qui se coalisent grammaticalement pour construire des phrases qui en s’accouplant meurent en paragraphes. La soirée s’est déroulée sur le même ton. Je me suis couché tôt, autant fatiguée par l’ivresse de la veille que par les songes de la journée.


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