
Lundi vingt trois octobre : Villeurbanne.
Jacques n’en peut plus. Il dispose de la plus grande réserve de révolte. Pour l’instant il se tait, il supporte, il encaisse, il subit mais n’oublie rien. Il enregistre. Il brûle d’en finir. Le début de l’opération n’a pas été une partie de plaisir. Il a vécu dans l’angoisse permanente que son père découvre tout et lui interdise définitivement l’accès au micro‑ordinateur. Il a fallu obtenir des résultats scolaires encore meilleurs.
Il n’a pas pu compter sur ses frères. En grandissant il se sont réfugiés dans le moule du père. Depuis que leur visage s’est ennobli de quelques pustules et de duvets folâtres, ils se sont attribués de nouvelles prérogatives. Ils se permettent de vérifier les activités informatiques du petit frère et se sentent disposés à le dénoncer à la moindre suspicion de pratiques interdites.
Plus que son père qui a au moins le mérite de la franchise, ce sont ces apprentis adultes que Jacques rêve d’occire. Ils sont des êtres sans identité, déplaisants dans leur manière de rire, ridicules dans leurs tentatives de séduction et tristes à pleurer quand ils se forcent à ignorer le monde d’où ils viennent. Vendredi, Jacques sera prêt. Il pressent une réussite totale. S’il pouvait être le premier à annoncer que la prise d’otage a réussi, s’il pouvait être le premier, le seul, à obtenir ce qu’il a prévu de demander. S’il pouvait être le premier, le premier partout, il pourrait montrer à Fanny qu’il est le meilleur. Meilleur qu’Armand et ses délires d’organisateur. Pour un peu il aurait voulu prévoir les paroles à prononcer le grand jour de l’opération Eugène.
Il n’avait pas osé s’opposer au Che ‑ encore une de ses stupides lubies ‑ par peur de perdre Fanny. C’était elle qui avait insisté pour qu’il soit intégré au noyau dur, elle avait expliqué que son esprit scientifique serait utile. Armand était sceptique. Il ne sentait pas Jacques, le soupçonnait de ne vouloir agir que par intérêt personnel. Armand était impitoyable. Il avait déclaré qu’une telle opération ne pouvait réussir qu’à condition que le noyau dur des révoltés, le premier cercle en quelques sorte, soit coulé dans le même moule. Il avait dit cela en fixant Jacques, avec mépris. Fanny avait calmé les esprits expliquant que chacun a son caractère, et que s’il y a des différences, c’est heureux. Jacques lui devait son maintien dans le groupe. Vendredi serait l’occasion de lui montrer qu’elle avait eu raison
Lundi vingt trois octobre : Saint Etienne.
Armand sent le stress monter. Il s’efforce de ne rien laisser paraître. Mais son enthousiasme est si puissant qu’il ne parvient pas à se projeter quelques jours, voire quelques heures après le début de l’opération Eugène. Il a consacré une partie du Dimanche à récapituler les décisions prises avec l’angoisse de découvrir une faille, une absurdité. Il a rempli de pleines pages de calculs, inutiles sans doute, mais rassurants. Il est certain, enfin presque, qu’environ deux mille huit cents écoles réparties sur tout le territoire seront vendredi prochain, théâtre d’un événement sans précédent. Il a repris le manuscrit, l’a feuilleté avec détachement et bien qu’il ne lui soit plus d’aucune utilité, n’a pu se résigner à le rendre à son père.
Il a compris que Marc était à la recherche d’un manuscrit. A deux reprises, il l’a entendu évoquer cette perte. Aujourd’hui il est vraiment résolu à le dissimuler, ou mieux à le détruire. D’autant plus qu’il n’en a plus l’usage. Il n’en a d’ailleurs jamais eu tellement besoin, si ce n’est au début, pour que tout se déclenche. Le rendre aujourd’hui reviendrait à une trahison. Marc n’est pas le dernier venu. Il est capable de lire derrière les lignes, de voir derrière les yeux. On ne peut rien lui dissimuler. Il pose les bonnes questions permettant un jour ou l’autre à la vérité d’émerger. Le rendre aujourd’hui c’est avouer que quelque chose s’est passée, que quelque chose va se passer.
Armand a peur. Il aurait voulu traduire en langage clair les signes d’inquiétudes qui ponctuaient le visage de son père. Cet air tourmenté ne pouvait être le fruit de la simple perte d’un manuscrit. Marc a reçu un courrier d’Eugène Mollard. Son père l’a lu, sourcils froncés, muscles des mâchoires tétanisés, comme chaque fois qu’une contrariété l’atteignait. Armand craignait qu’il ne finisse par avoir des doutes. Au courrier, Eugène Mollard avait joint plusieurs feuilles, une dizaine environ.
Marc avait commencé de lire dans l’allée conduisant à la boîte aux lettres. Il n’avait pu en savoir plus, mais avait le pressentiment, la conviction, qu’il s’agissait d’une nouvelle mouture. De la fin peut‑être. Il voudrait la découvrir. Pour ne pas commettre d’erreurs , ne pas se ridiculiser, ne pas laisser la possibilité à Jacques de le narguer à la prochaine colo.
La prochaine colonie. Cela le rend bizarre d’imaginer l’après vendredi. Il est étonné d’encore raisonner avec le temps d’avant, celui où les années ne sont que scolaires, où les vacances sont grandes lorsqu’il fait trop chaud pour réfléchir. Armand hésite. Tout à l’heure il était empli d’enthousiasme, maintenant il hésite. Il hésite par crainte de se tromper, de décevoir. Il aurait voulu deviner ce qui inquiétait son père.
Ces quelques pages, quatre tout au plus, doivent enfermer quelque chose de terrible, d’inhabituel.
Armand a été frappé par le trouble de son père. Comme lorsqu’on apprend la mort d’un proche par télégramme, le papier tremblait, les lèvres remuaient. En classe, il est resté avec cette image : Marc ouvrant fébrilement la boîte aux lettres, n’attendant pas d’être à l’intérieur pour décacheter la grosse enveloppe. Il devait l’attendre. Il avait parcouru une première feuille, pomme d’Adam agitée de spasmes nerveux. Armand avait demandé s’il s’agissait de mauvaises nouvelles. Marc avait répondu qu’il n’y avait rien de grave, simplement un auteur impatient lui proposant un nouveau dénouement pour son manuscrit.
- Un certain Eugène Mollard avait‑il ajouté.
Armand avait accusé le coup, ne pouvant que s’incliner devant la totale franchise de son père.
Qu’y avait‑il dans ces quatre pages ? Elles contenaient probablement la solution au problème essentiel qui le hantait. Que feraient t’il après ? Comment utiliseraient t’ils leur force ? Bien sûr ils en avaient débattu cet été, mais ce fut un des points de divergence.
Comme il n’avait pas été possible de s’accorder sur le minimum, il avait été décidé que la meilleure solution était d’attendre. Attendre, pour aviser le jour J. Chaque classe aurait à négocier en autonomie complète. C’est ce qui l’inquiétait. Aujourd’hui, à quatre jours de l’apothéose, il ignorait ce qu’ils demanderaient, revendiqueraient. Il imaginait bien la prise d’otage. Elle se déroulait, limpide, comme dans le manuscrit. Mais après ?
Il lui manquait des éléments, ou peut‑être était‑ce de la maturité pour se projeter au delà de la simple révolte. Que se passera t’il après ? Que réclameront‑ils s’ils remportent la victoire du vendredi.
Cette victoire, il n’en doute plus, elle lui semble assurée. Mais comment ne pas commettre d’erreurs, ne pas donner l’image d’un simple caprice ? Un caprice d’enfants gâtés. Il a peur. Il a peur de s’être trompé, peur d’avoir entraîné des milliers d’enfants vers des lendemains difficiles. Il a peur d’un réveil douloureux, peur d’un samedi matin s’ouvrant sur un sentiment de honte. Une phrase lui revient fréquemment en mémoire. Une phrase entendue à la radio à propos du mouvement de grève des traminots. Ils avaient réussi leurs actions, leurs manifestations, ils avaient alerté l’opinion publique. Mais ils avaient complètement échoué dans leurs revendications, certains réclamant des hausses de salaire, d’autres souhaitant la retraite à cinquante cinq ans, et quelques uns se battant pour le travail à temps partiel. Les pouvoirs publics n’eurent aucune difficulté à jouer de ces divisions et c’est finalement avec le minimum sur tout, et surtout des promesses, que les salariés reprirent le travail.
Le lendemain les commentateurs ne cessaient de répéter la même rengaine.
- Ce matin les conducteurs de bus se sont réveillés avec la gueule de bois !
La gueule de bois ! Il connaissait cette expression pour avoir entendu sa mère en user. Elle lui procurait une sensation désagréable. Celle que l’on doit éprouver à mâchonner du carton ondulé. Triste. Il s’imaginait dans quelques jours, samedi peut‑être, seul et mélancolique, mâchouillant des bouts de carton humide dans un coin reculé de la cour de récréation. Il ne pouvait empêcher les cauchemars. Il serait hué, lui le Che, par ses anciens camarades, il serait puni, méprisé par les adultes. Il aurait tant voulu disposer du scénario complet, bien ficelé, avec de la logique, du bon sens.
Il avait interrogé Fanny, lui demandant comment elle envisageait le problème de l’après. Elle s’était fâchée, lui reprochant, une fois encore, son obsession du détail, de l’organisation. Il faut laisser faire, il faut faire confiance en l’imaginaire, en l’imprévu. L’imprévu est parfois merveilleux. Et puis avait‑elle ajouté, ce qu’il y a de plus jouissif, encore un de ces mots qu’elle affectionnait, c’est d’essayer. C’est d’aller jusqu’au bout du rêve.
- Quand tu vois un beau paysage, au loin, une colline par exemple, avec des arbres fleuris, une herbe verdoyante, si tu as envie de t’en approcher, d’aller au sommet, tu ne te poses pas la question de savoir ce qu’il y a derrière. Tu y vas, parce que ça te fait plaisir, parce que tout le long du chemin tu imagines ce que tu vas trouver là‑haut, tu te prépares aux odeurs, aux sons et plus tu t’approches plus tu es heureux. C’est ça qui est beau, c’est ça l’espoir. Parce que si tu te demandes ce que tu vas trouver en haut, derrière la colline, derrière ce que tu ne peux pas voir, alors tu as qu’une solution c’est de rester chez toi et de ne plus en bouger. Comme ça tu ne risqueras jamais de mauvaises surprises. Non tu vois Armand, moi je ne vois pas les choses de cette façon. Je suis sûr que le bonheur, enfin le mien, c’est d’avoir envie d’aller là‑haut, sur cette colline, et tant pis si derrière il y a une autoroute, ou une usine d’incinération, parce que j’aurais éprouvé une telle joie en m’approchant, en me jetant au milieu des fleurs, en me roulant dans l’herbe que je serais capable de supporter la déception de ce qu’il y a derrière. Et puis un jour, je recommencerai…
Armand aimait le style de Fanny, elle écrivait avec le cœur, elle ne s’embarrassait pas à construire les phrases, elle les exprimait. Elles sortaient de son intérieur. Cela lui procurait un plaisir immense. Mais s’il était convaincu qu’elle avait raison, il redoutait des dérapages dans les actions, comme dans les réactions. Il aurait voulu que le groupe des six soit les seuls interlocuteurs possibles pour toutes négociations, que tout passe par eux.
Il craignait les conséquences des discussions locales. Les trois‑quarts des classes seraient libérées avant la fin de la matinée. Il suffirait à un directeur un peu malin de promettre un voyage à Disneyland ou des tickets repas pour Mac‑Donald. Il n’avait confiance en personne. Il n’avait pas confiance en lui. Fanny peut‑être. Fanny.
Il faut qu’il récupère ces feuilles. Ces feuilles qu’il devine pliées en quatre dans la poche de la chemise de Marc. Cette grande poche où il enfourne des paperasses tout au long de la journée. Parfois il oublie de la vider et Lucie râle au moment des lessives.
- Pas étonnant que tu perdes autant de documents importants, tes vêtements sont de véritables poubelles !
Le repas de ce Lundi midi fut pesant. Marc ne disait rien, Lucie semblait bouder pour une raison inconnue d’Armand. Parfois les regards se croisaient. Armand avait le sentiment que son père le soupçonnait. Il y avait un doute qui s’installait entre eux et il était incapable de savoir sur quoi il portait. La disparition du manuscrit ? S’il ne s’agissait que de cela, il n’y avait rien de grave. Mais ce pouvait être pire ! Ce pouvait être un doute concernant l’attitude d’Armand ces dernières semaines.
Et s’il avait eu le temps de lire le manuscrit, avant qu’il ne le subtilise ? Qu’y avait‑il dans ces quelques pages ? N’avait‑il pas commis une grosse erreur en s’inspirant aussi fidèlement du scénario. Il avait voulu organiser une révolte d’enfants mais il utilisait les idées d’un adulte.