
J’ai la tête qui bourdonne, les mains moites. Mes jointures gardent en mémoire les arêtes du stylo.
Chargé d’impressions bizarres, je quitte la salle d’examen. J’ai le crâne coincé entre deux mâchoires. Mes tempes résonnent, épuisées elles aussi, par ce long face à face avec quelques souvenirs livresques.
J’avais attendu l’épreuve de philosophie avec une impatience orgueilleuse. Au contact des concepts et des mots qu’ils produisent, la fine pointe carbure de mon stylo glisse sans retenue.
Ce n’étaient pas seulement quelques souvenirs scolaires que j’engageais dans un combat inégal contre l’empire des connaissances. Mon être tout entier se livrait au combat avec passion.
Le reste m’importait peu : toutes les disciplines définitives, composantes essentielles du savoir académique ne me procuraient jamais le grand frisson. Elles m’encombraient tout au plus le cerveau de petits tiroirs destinés à n’être vidés de leurs maigres contenus qu’au cours de ces seules cérémonies. Il était nécessaire de subir l’enchaînement épuisant de ce « décathlon » du savoir. L’accouplement arithmétique de ces épreuves pouvait nous transformer en d’authentiques champions du savoir.
Dans une semaine environ, je serai peut-être détenteur d’un laissez-passer pour m’introduire en ces lieux où se pratique l’alchimie du verbe…
Il est surprenant que chaque année, au moment où l’été pourrait autoriser tous les excès, une part de plus en plus importante de la jeunesse aspire à être le plus près possible de cette fameuse et ridicule moyenne. Une moyenne, qui lorsqu’elle est atteinte va se métamorphoser en un sceau signifiant l’entrée dans un monde d’adultes. Un monde d’adultes majuscules auquel on rêvait d’appartenir, durant ces années de doute.
A la lecture des résultats, je me dis qu’il est encore tôt pour réaliser l’importance de ce qui m’arrive. J’ai la vague impression d’être heureux.
Et pourtant, rien de très excitant, hormis la présence de ce nom. Ce nom, mon nom, timidement incrusté au milieu d’une liste. Soldat anonyme d’une armée en campagne, il apparaît, vêtu de quelques lettres noires contrastant sur un fond de blanc virginal. Et dans le soleil de juin les lettres se mettent à danser…
Je me sens gai, léger, persuadé que bientôt tout sera différent. Je m’estime plus large dans ma démarche citadine. L’ombre de ma silhouette décontractée s’allonge. Elle ondule sur la chaussée. Sa noirceur donne à ma gaieté le privilège du solennel.
Tout le monde est heureux. Etre bachelier, c’est une victoire. C’est la conquête de l’Annapurna des connaissances. En ces premiers soirs d’été, nombreux sont ceux qui, épuisés d’avoir supporté leurs favoris pendant une saison scolaire, explosent à l’issue des résultats. C’est comme une vague qui enfle.
Le vainqueur est félicité. Conformément à la plus pure des traditions familiales, le champagne est incontournable. Les regards s’essayent à la fierté. L’émotion et les bulles tièdes ponctuent les paroles qui s’échappent.
C’est curieux comme l’enfance et l’adolescence ressemblent à un parcours d’obstacles, prétextes à roteries, distributions de quincailleries et projection d’avenirs aseptisés. Tout commence par le baptême : le nouveau né après avoir été pesé et emballé, est étiqueté. Il peut sortir en toute protection, il porte en lui le label qui en fera un beau bébé joufflu. Ainsi nettoyé de tous ses reliquats honteusement orgasmiques, le fruit de l’amour deviendra fils de dieu, et pour le remercier de cet engagement solennel, il sera décoré, médaillé, contrôlé, fiché.
Enfant, je n’avais pas eu à souffrir de ces carnavals réguliers où pour mieux s’identifier on se pare de blanc. Je n’avais été que le témoin des ces mascarades et en avais retiré la conviction que rien n’est plus humiliant que d’être noyé au milieu du troupeau. Les festivités familiales achevées, les nouveaux reçus ont soudain bénéficié d’une grande liberté pour organiser et participer à de multiples et éprouvants arrosages.
Tout, dans ce mois de juillet hésitant respirait la nouveauté, l’aboutissement. J’avais la sensation de m’être débarrassé d’une carapace étouffante. Victor m’accompagnait souvent dans ces soirées délirantes. Il était un des rares avec qui je parlais. Il m’écoutait. Nous enchaînions ces interminables fêtes comme d’agréables examens de passage. Nous nous fondions dans l’ambiance sans poser de questions.
Pourtant il y avait dans ces retrouvailles de vainqueurs un parfum de superficiel. Les rires sonnaient faux à vouloir jouer la ressemblance avec ceux dont on voulait se rapprocher, à quelques horizons de là. Victor était de ceux qui riaient le plus. Derrière ses yeux, se lisait la satisfaction d’avoir achevé une tâche. Moi, je trouvais que tout allait trop vite. Je savais qu’il y aurait des changements. Je savais que j’étais passé sur l’autre rive.