
J’ai soudain le sentiment de n’être plus qu’une infime particule d’une immense douleur, de n’être que l’un des multiples communs de la somme de tous les cris de la ville. J’ai envie de hurler. Ce cri m’emplit de désespoir. Ce n’est pas un cri. C’est le cri ; celui de la souffrance. Je viens de naître une seconde fois. La ville et son siècle viennent d’accoucher d’une de ces si nombreuses ombres qui lui vont si bien au teint. J’ai les jambes qui tremblent. Jamais mes yeux n’ont été si ouverts. Ils sont ouverts à se faire mal au regard. Mais ils ne voient rien. Tout est dans l’en dedans, dans le cri qui serre la solitude entre ses mâchoires jusqu’à la faire devenir haine.
Ce soir, je boirai, je boirai au noir qui m’habille, je boirai à cette ville si longue et si grise qu’elle n’en finit pas de survivre. Je chercherai à noyer cette souffrance qui m’habite ou à la nourrir.
Je m’apprête à quitter cette pseudo bibliothèque lorsque j’aperçois, seul à une table, vierge de tout livre de droit, un étudiant bizarre. Un étudiant qui regarde dehors et qui semble rêver. On dirait qu’il s’ennuie ou plutôt qu’il attend. Nos regards se croisent et je comprends tout de suite que lui aussi s’interroge sur la signification de sa présence en ce lieu. Je m’assois en face de lui, et comme pour lui lancer un signe, le rassurer, je sors mon Camus. Le Camus du libraire qui, j’en suis sûr, souffrirait aussi ici. Ce geste semble le réveiller, le sortir de sa torpeur. Il saisit l’ouvrage en souriant, l’ouvre, le feuillette, et à ma grande surprise le porte à hauteur des narines. « C’est fou ce qu’ils sentent bon ces bouquins, c’est un cadeau ou t’en as d’autres ! » Son ton n’est pas provocant, ni même méprisant ; il est passionné. Il continue de parler, calmement, doucement, et enlève les réticences que j’éprouve d’habitude à établir un contact. J’ai déjà oublié le malaise de tout à l’heure, je l’ai enfoui, quelque part au fond de moi-même. Je le garde en réserve, au cas où cette rencontre oxygénante serait une fausse alerte, je le laisse vieillir pour le consommer au moment choisi. Quand il prendra la pleine saveur du désespoir.
Je récupère mon Camus et ne résiste pas à l’envie de lui raconter mon aventure du samedi matin à la librairie du centre.
‑ Et bien, on peut dire que tu as eu de la chance. Ce n’est pas à moi que ça arriverait des trucs pareils. Tu dois avoir une bonne tête. Mais qu’est ce que tu fais avec ton intégrale de Camus, tu lui fais prendre l’air ou tu l’habitues à ses futurs nouveaux voisins.
‑ Franchement je ne sais pas ce que je viens faire ici, de toute façon j’allais partir, je me sens mal. C’est la même lumière que dans les halls de gare.
‑ T’es étudiant en droit ou tu cherches quelqu’un ?
‑ Je suis en droit, c’est marqué sur ma carte d’étudiant, mais je n’arrive pas à m’y mettre, le droit c’est trop…
‑ Trop droit ! C’est ça, je suis bien d’accord. Moi ça fait deux ans que j’essaie de penser droit, de marcher droit, de lire droit. Mais il arrive toujours un moment où j’ai envie de prendre une autre direction. En fait j’ai envie de tourner ailleurs, d’avoir les idées courbes.
J’aimais ce qu’il disait, cela correspondait à tout ce que j’avais en moi et que j’avais du mal à exprimer.
‑ Je pense comme toi mais je n’arrive pas à le dire, avec des mots aussi justes, et puis moi, je m’énerve facilement. Je craque, et j’y crois plus, et pourtant ça fait que deux mois que j’y suis. Comment tu as pu faire pour tenir si ça ne te plaisait pas ?
‑ Je ne tiens pas, je tiens plus, j’ai jamais tenu, j’en ai marre, j’aurai envie d’aller voir ailleurs, mais j’ose pas et je sais pas où aller !
Sans même nous en rendre compte, nous avions ajouté quelques minutes à ce temps, très droit lui aussi, que nous imposait une funeste pendule. Nous ne parlions pas, nous murmurions, nous avions fait le vide autour de nos mots. J’avais appris qu’il s’appelait Rémi, qu’il était du quartier, et vivait avec sa mère. Brusquement, un de nos voisins le plus proche pose rageusement son Waterman, nous regarde d’un air haineux et nous demande d’aller nous confesser ailleurs. Devant notre silence et notre regard amusé, il ne parvient pas à se contenir. Il nous dit que, lui, il travaille et qu’il a autre chose à faire que d’écouter nos jérémiades et que si ça continue, il va aller trouver la scrutatrice pour qu’elle nous fasse interdire de séjour. Nous ne nous efforçons même pas de lui répondre. Deux tables nous séparent, mais il est à plusieurs continents de nous. Il est aux antipodes de nos préoccupations. Son bonheur semble se résumer à être entouré de ces nombreux registres qu’il consulte, avec fébrilité, comme s’il s’agissait de vieux grimoires pour alchimiste. Nous nous levons, et tout en passant près de lui, Rémi a un geste qui m’époustoufle, il lui pose la main sur l’épaule, simplement, la laisse quelques secondes. Et l’autre ne dit rien ou n’ose rien dire. Je le sens complètement affolé, comme si ce simple contact l’avait renvoyé à ses propres cauchemars. Il ne parvient à rien d’autre que sourire, tout en soupirant, s’essayant sans grand succès à la condescendance.
Nous sortons avec soulagement de ce vaisseau fantôme où pas un équipier n’ose porter le regard au-delà de la bulle dans laquelle il s’est enveloppé. Dehors, le gris semble avoir remporté le combat qu’il livre depuis plusieurs jours contre les quelques restes de bleu et de jaune qui se sont oubliés dans cette saison dont on pourrait croire qu’elle n’existe que pour la Toussaint. Il ne fait pas froid, mais l’air est chargé d’une humidité cotonneuse qui s’infiltre dans toutes les silhouettes, dans toutes les démarches.
Nous continuons à parler. Nous nous sommes rencontrés il y a quelques minutes et déjà nous nous sommes rejoints dans le fil de nos propres histoires. Chacun semble avoir accompagné l’autre depuis longtemps déjà. Je propose de lui offrir un verre, dans mon bar, chez Simon. Il le connaît et je n’en suis pas étonné. La ville est petite et nous finirons par nous apercevoir que c’est le hasard qui nous a empêchés de nous réunir auparavant. Nous connaissons les mêmes lieux, nous fréquentons les mêmes paumés.
Je ne lui parle pas d’Héléna, il est un peu tôt. Je ne voudrais pas lui donner l’impression que je suis un adolescent qui cherche à se fabriquer une histoire sur papier glacé.