Quelques mardis en novembre, suite…

Nous sommes entrés à pas lents, en piétinant. A l’intérieur l’atmosphère est épaisse et la musique agréable. Elle réchauffe les prisonniers de novembre que nous sommes. Je n’ai pas le temps de travailler au scénario d’une nouvelle histoire. Héléna danse. Elle danse avec l’anonyme aux cheveux longs. Il a l’air plein d’un enthousiasme expansif. Je l’avais un peu oublié tout à l’heure dans la voiture. Il était devant, à côté du conducteur, sur une autre île me semblait‑il. Je les regarde tous les deux, ils se tiennent chaud par les regards qu’ils travaillent à rendre vrais. Je les vois tous les deux, ils utilisent leurs corps dans une recherche de la perfection que je n’ai jamais comprise ni admise. Leur couple et les cercles qu’il décrit est une insulte, un sourire narquois à la face géométrique de mon aventure automobile. Je pourrais les imiter et me joindre à leurs élucubrations gestuelles. Mais je suis encombré par mes membres. Lorsqu’ils bougent, je les sens qui pendouillent, comme des virgules mal placées. Ils devraient constituer la respiration, le souffle de ma présence, ils n’en sont que les béquilles. Ma raideur est une atteinte à leur liberté d’évoluer.        

       Je souffre. Je souffre parce qu’ils sont beaux. Ils sont beaux dans leurs gestes, ils sont beaux dans leurs sourires, ils sont beaux dans leur fraîcheur, dans leur oubli, dans leur supériorité. Je les vois qui dansent et je le hais. Je les vois qui dansent et je la désire. Je la désire et le hais encore plus pour l’application qu’il met à attirer son regard, à le lui subtiliser, à se l’approprier. Je le hais pour son corps qui perd toute violence contenue dans l’immobilité du suggéré. Je ne sais pas danser parce que le fil musical qui part du cerveau n’a jamais pu descendre que jusqu’au bout des yeux, au bord du vide. J’observe la salle et distingue quelques souffrants qui comme moi n’ont pas le privilège de la distinction rythmique. Héléna ne m’a plus regardé, elle a choisi de s’extirper de mon rêve. Elle a choisi de me rappeler que mon corps n’est que bon à jouer la serre livre dans une automobile prêtée par le père. Elle ne me regarde plus. Je souille son espace de vie. Je profite pourtant d’une accalmie des rythmes pour me risquer à l’inviter à partager mon espace de vide. Il s’agit d’une gesticulation à consonances folkloriques dont l’exécution réclame une haute maîtrise de la culture afro‑cubaine. Je m’efforce de lui donner l’impression d’être un joyeux drille à l’aise dans son enveloppe charnelle comme dans ses discours intérieurs. Tout en nous tenant du bout des doigts, nous effectuons ainsi quelques décamètres douloureux où je lui inflige ma conception très personnelle de la rythmique.

       Tout est dans la sensation, tout est dans la perception que chacun a de la musique. Moi, elle me secoue de l’intérieur, quand des sons me troublent, ce sont toutes mes tripes qui évoluent au gré d’une chorégraphie que je suis le seul à pouvoir décoder. Quand le morceau s’achève, j’ai le souffle court et la gorge sèche. Avec un sourire passible d’être condamné pour crime contre l’humanité tant sa capacité exterminatrice est totale elle me regarde, compatissante.       

       – Tu as encore quelques petits progrès à faire !

       Je ne peux rien dire, je me sens couler, je me répands au milieu de la scène. J’ai l’impression d’avoir des membres en trop. Je ne sais où poser mon corps. J’ai peur d’encombrer. Héléna est déjà partie pour une autre danse. Elle retrouve son fidèle chevalier qui, j’en suis sûr, sourit cyniquement.                                             

       Je n’avais pas aperçu la vaste marmite à laquelle certains semblaient soudés. Je les voyais plonger les mains et les ressortir avec à leurs bouts des gobelets, ruisselants d’un liquide aux couleurs sympathiques. Je m’en approche et entame alors un soigneux prélèvement sur le contenu de ce récipient dont les formes arrondies me réconcilient avec tout ce qui ressemble à une courbe. Et je bois. Je bois comme les autres dansent. Avec application, avec joie, dans l’oubli le plus total de la globalité de mon corps. Je bois avec plaisir, avec un immense plaisir. Le plaisir de souffrir vraiment, autrement que pour de fausses raisons préfabriquées par l’ordinaire du désespoir. Héléna ne me verra plus, je ne lui donnerai pas une nouvelle occasion d’avoir à se débarrasser de moi. Elle virevolte aussi vite que je vide mes gobelets de Punch. Peu à peu je sens mes jambes qui s’agitent sans l’autorisation de mon historique pudeur. J’ai imbibé la musique de mon alcool, mon ivresse redécouvre le lien. Je deviens une créature qui s’allonge et qui croise au détour de ses excroissances quelques flammes de vie qui vacillent. Héléna est à quelques pas de ma puissance gagnée. Désormais, je danse ou plutôt je suis la danse. Mon être tout entier n’est plus que le prolongement charnel d’une mélodie lancinante qui essouffle tous les marathoniens de la contorsion gesticulatoire. Je ne contrôle plus rien, si ce n’est quelques images qui me fascinent le regard. Je sens l’ensemble de mes constituants corporels jouer avec l’espace, mais je ne les accompagne même plus. Je suis dans un couloir sombre, d’une étroitesse métallique où peu à peu le visage d’Héléna se dessine sur chaque contour d’ombre. Tout à l’heure, j’étais seul, adossé à un mur, humide de ruissellements bestiaux. A présent, je suis au centre d’une piste où ma solitude devient si bruyante qu’elle effraie puis agace. Héléna a fini par me remarquer, je la devine dégoûtée, voire méprisante. Elle esquisse un haussement d’épaules qui m’envoie rouler dans un coin du ring ou résiste une autre gamelle, ronde elle aussi, ronde de breuvages encourageants.                

       Puis elle est sortie avec Jacques. Jacques l’artiste, le musicien aux doigts de fée. Jacques celui dont elles disent tous qu’il joue de la guitare comme un dieu, dont elles disent toutes qu’on l’écouterait parler pendant des heures et qui par-dessus tout a de l’humour et fait de la voile en été. Ils ne sont revenus que longtemps après, l’œil velouté et les mains crochetées. Je les ai observés à travers quelques larmes commençant à diluer l’alcool devenu une simple injection de souffrance. La soirée ne fut alors qu’un déversement de mots, s’échappant de leur réserve de douleur avec une violence inouïe. Héléna est devenue une tache d’ombre dans mon horizon d’angoisses. Tout n’est plus que tourbillon.

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