
Et chaque matin, toujours une petite déception
« Une humidité a l’odeur si épaisse qu’on a comme de la crème dans la bouche.
Le froid incapable d’être cinglant qui essaie simplement de s’infiltrer,
Et de traîner en longueur.
Pas une trace de lumière.
Les objets sont gavés de l’ombre qui les étouffe.
Et les gens qui passent,
La météo au pied, comme un boulet. Pas un qui ne rit, plus un qui ne vit, c’est un automne colonisateur.
Il est partout même dans les rires;
Feuilles jamais sèches qu’on piétine et qui restent collées, tristes, au pied.
Tout se traine
Tout se désespère,
Même la mer est habillée de gris,
Pour ne pas froisser un ciel si bas qui pourrait la gober.
Demain ce sera mieux,
Demain on sera heureux. »
Bien sûr il pouvait l’imaginer et ne s’en privait pas.
Il se souvenait de ce que disait son père quand il parlait de la mer, quand il l’écrivait. Cette mer, sa mer à lui, elle était partout, dans le souffle des pins poussés par le vent, dans la brume du matin. Cette mer elle était dans le ciel qui s’affaisse, épuisé d’être scruté pour annoncer le meilleur. La mer, elle était dans le regard des enfants qui montrent du doigt, elle était dans l’étonnement, dans l’inattendu de ce qu’on découvre à la sortie d’un virage ; la mer elle était dans les odeurs, dans les couleurs, dans la musique qu’il avait dans la tête en fermant les yeux.
Pourquoi la mer ne serait réservée qu’aux hommes et femmes des côtes… La mer n’appartient pas aux seuls qui tous les jours à force de la voir ne finissent par ne plus la regarder. Ils la voient et ils finissent par l’oublier, ils finissent par l’intégrer. La mer elle vit d’abord dans la mémoire, elle est là au fond de nous. La mer, il l’avait en lui, il l’avait dans le regard. La mer on lui en parlait, la mer il en parlait parfois, elle glissait au bout de ses doigts elle montait jusqu’au bord de ses lèvres, jusqu’à la fleur de ses yeux et les mots mélodie, respiraient, soulagès de sortir de leur ordres alphabétiques.
Il avait grandi et son regard avait cette profondeur qu’ont ceux qu’on imagine ailleurs. Il avait grandi et la mer n’était pas encore venu jusqu’à lui.
Alors la mer il l’a chanté :
« Regarde la mer, regarde petite.
Regarde, elle est grise
Elle est grise des restes de la nuit
Regarde là sous le vent qui divague
Elle a l’écume qui enrage
Regarde la mer et ses cent vagues
Regarde la mer et sens ses vagues
Elle a revêtu ses couleurs de femme seule
Et s’étire à s’en faire mal
Sur le quai il y a un homme qui pleure
Il écoute le chant des vents
Et entend la plainte qui se répand
Et le ciel cruel, qui dégouline des oiseaux crieurs
Il y a un homme seul qui cherche le passage
Trou de lumière pour un soleil prochain
Regarde- le, regarde petite
Il a une larme qui attend la marée
Un peu de sable dans la bouche
Et du sel séché au coin du sourire
Ses yeux se plissent à suivre le mouvement de la mer qui l’avale.
Et derrière le bout du rien, là- bas, il y a l’horizon
C’est comme un trou qu’on devine
Un trou que la mer rapporte à chaque vague
Et l’homme dit à la mer qu’il sait
Qu’elle se souviendra. »
C’était un soir, un soir que novembre choisit pour peser de toute sa mélancolie, il a pris sa guitare, et les premiers embruns sont entrés dans la pièce. A chaque note ajoutée, les gorges se serraient, les yeux piquaient. Le sel des larmes alourdit les paupières, la mémoire est revenue.
Il chante, les mots sont ronds, ils roulent comme une houle d’automne, on entend comme un rythme à deux temps. Les yeux des autres se ferment, les siens se plissent, ils entament le voyage, un voyage ailleurs, là-bas, de l’autre côté. Avec la mer il y a toujours l’autre côté. Il chante, il murmure plutôt et tout autour de lui les lignes droites soupirent épuisées de leurs rectitudes imposées, soudain la douceur les éveille.
Dehors la fraîcheur enrobe les sons et les formes, on ferme les yeux, le vent du nord ne glace plus, il est une caresse, les cols des vestes se remontent, les épaules se creusent, les pas sont lourds mais décidés. La musique poursuit sa route, le monde des autres se transforme.