Un vieux texte que j’ai envie de partager a nouveau ce soir…
Il a mis le pied sur le quai et
ce qu’il a tout de suite senti, très fort, c’est l’air. Il l’a senti sur sa
peau, il l’a senti entrer en lui, partout, par tous les pores. Alors il s’est
arrêté, et il a compris que la mer dans la ville, dans cette ville est partout.
L’air qu’on respire n’est pas le même, il est parfumé, avec juste cette
sensation d’humide qui ne glace pas le sang mais qui donne le sourire. Oui,
elle est là la différence, c’est dans l’air ! C’est un sourire qui
caresse, doux comme le premier chant d’oiseau à la fin de l’hiver, on ouvre la
fenêtre, on respire : la vie est partout et on sourit. Il n’est là que
depuis cinq minutes. Il ouvre les yeux, son cœur bat, très fort, les autres il
ne les voit plus. Il est sorti de la gare et il avance, il sent, il reconnaît
il comprend tous ces récits de la mer qui commencent là, au port. Les mouettes
d’abord, leurs cris ne sont pas beaux, mais leurs cris le bouleversent. Elles
l’appellent, elles le savent nouveau. Il avance. Tout est si beau : une
lumière de fin d’après-midi, un soleil déclinant qui laissent traîner quelques
couleurs ; la moindre pierre est étincelle, et les flaques d’eau
graisseuse belles comme des toiles de maître. Le port est encore loin mais il
le comprend déjà, il perçoit les cliquetis, cocktails de bruits symphoniques.
Les bruits, la lumière les odeurs qui racontent la vie qui les a faites. Il
voudrait courir pour être au plus vite au port, mais aussi prendre le temps,
entrer comme un navire, calme, glissant, apaisant, masse métallique qui se pose
le long du quai.
Depuis un mois que j’habitais Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre. Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu’à la mer. Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément. Un murmure vint de droite. C’était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années. » Il se mit à tirer en se servant de poulies. Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d’autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s’habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu’il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s’éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l’estacade. Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, car je n’ai pas de mémoire mais visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu’il poussait l’entraîna lui-même. Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande.
Ils parlent de la mort comme tu parles d’un fruit Ils regardent la mer comme tu regardes un puits Les femmes sont lascives au soleil redouté Et s’il n’y a pas d’hiver, cela n’est pas l’été La pluie est traversière, elle bat de grain en grain Quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin Et par manque de brise, le temps s’immobilise Aux Marquises Du soir, montent des feux et des points de silence Qui vont s’élargissant, et la lune s’avance Et la mer se déchire, infiniment brisée Par des rochers qui prirent des prénoms affolés Et puis, plus loin, des chiens, des chants de repentance Et quelques pas de deux et quelques pas de danse Et la nuit est soumise et l’alizé se brise Aux Marquises Le rire est dans le cœur, le mot dans le regard Le cœur est voyageur, l’avenir est au hasard Et passent des cocotiers qui écrivent des chants d’amour Que les sœurs d’alentour ignorent d’ignorer Les pirogues s’en vont, les pirogues s’en viennent Et mes souvenirs deviennent ce que les vieux en font Veux-tu que je te dise, gémir n’est pas de mise Aux Marquises
Je garde au fond de ma réserve à souvenirs Un reste de soir d’été C’était hier, c’était il y a loin L’océan ne disait plus rien Lassé d’une longue journée A inventer des vacances Pour les ceux qui rêvaient de bleus Le ciel l’avait rejoint Et dans les bras envasés De la terre endormie Ils s’étaient aimés Pour une seule et longue nuit
…Et là-haut, sur ton front, ces nuages si beaux Où pend et se déchire une pourpre en lambeaux ; Cet azur, qui ce soir sera l’ombre infinie ; Cet espace qu’emplit l’éternelle harmonie ; Ce merveilleux soleil, ce soleil radieux Si puissant à changer toute forme à nos yeux Que parfois, transformant en métaux les bruines, On ne voit plus dans l’air que splendides ruines, Entassements confus, amas étincelants De cuivres et d’airains l’un sur l’autre croulants, Cuirasses, boucliers, armures dénouées, Et caparaçons d’or aux croupes des nuées ; L’éther, cet océan si liquide et si bleu, Sans rivage et sans fond, sans borne et sans milieu, Que l’oscillation de toute haleine agite, Où tout ce qui respire, ou remue, ou gravite, A sa vague et son flot, à d’autres flots uni, Où passent à la fois, mêlés dans l’infini, Air tiède et vents glacés, aubes et crépuscules, Bises d’hiver, ardeur des chaudes canicules, Les parfums de la fleur et ceux de l’encensoir, Les astres scintillant sur la robe du soir, Et les brumes de gaze, et la douteuse étoile, Paillette qui se perd dans les plis noirs du voile, La clameur des soldats qu’enivre le tambour, Le froissement du nid qui tressaille d’amour, Les souffles, les échos, les brouillards, les fumées, Mille choses que l’homme encor n’a pas nommées, Les flots de la lumière et les ondes du bruit, Tout ce qu’on voit le jour, tout ce qu’on sent la nuit ; Eh bien ! nuage, azur, espace, éther, abîmes, Ce fluide océan, ces régions sublimes Toutes pleines de feux, de lueurs, de rayons, Où l’âme emporte l’homme, où tous deux nous fuyons, Où volent sur nos fronts, selon des lois profondes, Près de nous les oiseaux et loin de nous les mondes, Cet ensemble ineffable, immense, universel, Formidable et charmant, – contemple, c’est le ciel !…
Un vieux texte que j’ai envie de partager a nouveau ce soir…
Il a mis le pied sur le quai et
ce qu’il a tout de suite senti, très fort, c’est l’air. Il l’a senti sur sa
peau, il l’a senti entrer en lui, partout, par tous les pores. Alors il s’est
arrêté, et il a compris que la mer dans la ville, dans cette ville est partout.
L’air qu’on respire n’est pas le même, il est parfumé, avec juste cette
sensation d’humide qui ne glace pas le sang mais qui donne le sourire. Oui,
elle est là la différence, c’est dans l’air ! C’est un sourire qui
caresse, doux comme le premier chant d’oiseau à la fin de l’hiver, on ouvre la
fenêtre, on respire : la vie est partout et on sourit. Il n’est là que
depuis cinq minutes. Il ouvre les yeux, son cœur bat, très fort, les autres il
ne les voit plus. Il est sorti de la gare et il avance, il sent, il reconnaît
il comprend tous ces récits de la mer qui commencent là, au port. Les mouettes
d’abord, leurs cris ne sont pas beaux, mais leurs cris le bouleversent. Elles
l’appellent, elles le savent nouveau. Il avance. Tout est si beau : une
lumière de fin d’après-midi, un soleil déclinant qui laissent traîner quelques
couleurs ; la moindre pierre est étincelle, et les flaques d’eau
graisseuse belles comme des toiles de maître. Le port est encore loin mais il
le comprend déjà, il perçoit les cliquetis, cocktails de bruits symphoniques.
Les bruits, la lumière les odeurs qui racontent la vie qui les a faites. Il
voudrait courir pour être au plus vite au port, mais aussi prendre le temps,
entrer comme un navire, calme, glissant, apaisant, masse métallique qui se pose
le long du quai.
Il lui fallait maintenant s’enfoncer dans la mer chaude, se perdre pour se retrouver, nager dans la lune et la tiédeur pour que se taise ce qui en lui restait du passé et que naisse le chant profond de son bonheur. Il se dévêtit, descendit quelques rochers et entra dans la mer. Elle était chaude comme un corps, fuyait le long de son bras, et se collait à ses jambes d’une étreinte insaisissable et toujours présente. Lui, nageait régulièrement et sentait les muscles de son dos rythmer son mouvement. A chaque fois qu’il levait un bras, il lançait sur la mer immense des gouttes d’argent en volées, figurant, devant le ciel muet et vivant, les semailles splendides d’une moisson de bonheur. Puis le bras replongeait et, comme un soc vigoureux, labourait, fendant les eaux en deux pour y prendre un nouvel appui et une espérance plus jeune. Derrière lui, au battement de ses pieds, naissait un bouillonnement d’écume, en même temps qu’un bruit d’eau clapotante, étrangement clair dans la solitude et le silence de la nuit. A sentir sa cadence et sa vigueur, une exaltation le prenait, il avançait plus vite et bientôt il se trouva loin des côtes, seul au cœur de la nuit et du monde. Il songea soudain à la profondeur qui s’étendait sous ses pieds et arrêta son mouvement. Tout ce qu’il avait sous lui l’attirait comme le visage d’un monde inconnu, le prolongement de cette nuit qui le rendait à lui-même, le cœur d’eau et de sel d’une vie encore inexplorée. Une tentation lui vint qu’il repoussa aussitôt dans une grande joie du corps. Il nagea plus fort et plus avant. Merveilleusement las, il retourna vers la rive. A ce moment il entra soudain dans un courant glacé et fut obligé de s’arrêter, claquant les dents et les gestes désaccordés. Cette surprise de la mer le laissait émerveillé. Cette glace pénétrait ses membres et le brûlait comme l’amour d’un Dieu d’une exaltation lucide et passionnée qui le laissait sans force. Il revint plus péniblement et sur le rivage, face au ciel et à la mer, il s’habilla en claquant des dents et en riant de bonheur.
Depuis un mois que j’habitais Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre. Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu’à la mer. Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément. Un murmure vint de droite. C’était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années. » Il se mit à tirer en se servant de poulies. Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d’autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s’habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu’il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s’éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l’estacade. Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, car je n’ai pas de mémoire mais visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu’il poussait l’entraîna lui-même. Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande.
Anton, tête contre la vitre, en route vers l’Ouest…
Dans le compartiment, Anton
trouve une place contre la vitre. C’est ce qu’il veut : poser son front,
un peu de côté, sentir le contact de l’humide et la vibration qui finit par
entrer en lui. Dans le compartiment, il n’y a qu’un couple. Ils se regardent si
fort qu’on entend presque ce qu’ils se voudraient se dire, si lui n’était pas
là à s’emplir du dehors qui l’avale.
Beaucoup de champs immenses : c’est du maïs. Il n’aime pas le maïs, ni dans les champs, ni dans l’assiette. Aujourd’hui peu importe, à cette vitesse, avec la buée qui s’est formée sur la vitre, cette vague le prépare à la mer. S’il plisse les yeux, à presque les fermer, il ressent comme une ondulation qui le traverse. La mer est au bout, il y va, il va la voir il va savoir si elle est comme celle de ses rêves comme celle qui lui entre dans la tête les soirs quand il aime être seul, à tourner les pages de ces livres qui lui racontent ces aventures de solitaires qui un jour sont partis. Il est contre la vitre et souvient de ce roman qu’il a lu à quinze ans : « perdus dans l’Atlantique ». Sur la première page, une petite barque, deux enfants sont à l’intérieur, regards pleins d’effroi. Autour, d’immenses vagues vertes prêtes à les avaler. Il a aimé ce livre, la peur il ne la ressent pas. Il sait que c’est autre chose qui doit se passer, la peur il la connaît, elle est froide, elle noue le ventre et assèche la gorge. Elle s’entend avec le silence, avec le vide. Anton pense à la peur de la mer. Il ferme les yeux et se fabrique une tempête, avec les mots qu’il a lus, qu’il a retenus. Il vibre, ce n’est plus la vitre, c’est un frisson. La peur ? Il ne peut plus se contenter de ce mot. Seul au milieu de l’Atlantique avec des montagnes d’eau qui se déversent, ce n’est pas de la peur, c’est autre chose, cette autre chose qui se fabrique quand on les mots ont disparu, les mots les gestes qui vont avec parce que tout est inutile, la peur c’est pour les terriens pour ceux qui sont en mer, il n’y a rien, il n’y a plus rien, il le sait, il le sent.
C’était un soir de novembre, et
la mer était à la porte, la mer avait remonté les vallées, vertes et grises, de
ces vallées qui s’étirent lentement. L’ordre s’était inversé, les fleuves ne se
jettent plus ni dans l’océan, ce nom qu’on donne à la mer si grande, à la mer
si forte. Les fleuves ne se jettent plus, ils se sont arrêtés, et la mer est
remontée, la mer a pris le chemin qu’ils ont tracés depuis si longtemps,
doucement lentement elle est remontée là-haut vers le nord, pour la mer d’en
bas, là-bas vers l’Est pour l’océan.
« Au nord, entre fleuve et brume
La lumière est en sursis
Chaque matin, quand la nuit se déchire
Elle attend, elle respire
Chaque matin, quand les regards se plissent
Et glissent dans un soupir
Elle entend sa condamnation
A ternir la beauté des sourires
Plus bas, on rejoint la mer
La brume est une vapeur
La lumière s’étire, l’ombre se retire
Pas de douleur, on s’éveille
La beauté est à l’heure
On entend le dehors qui fête les lueurs
La mer nous attend, la mer nous entend
Pas une larme, pour ternir le bonheur
C’est si beau un ciel sans chagrin
C’est si beau la mer au matin »
La mélodie l’a guidée, les
paroles l’ont apaisée, l’eau glisse.
C’était un soir de novembre, un
de ces soirs ou l’ennui gagne même les nuages, ou la grisaille s’insinue même
dans le sourire de celle qu’on aime, il a pris sa guitare. Il avait dans ses
yeux la flamme de celui qui aime et les mots se sont envolés, oiseaux marins
ils sont devenus et la mer les a entendus. La mer est remontée, la mer l’a
entendu, c’est d’abord comme dans un songe et doucement tout indique que le
rêve est passé, que le rêve a franchi les frontières. Ce qu’il rêvait, il le
voulait, ce qu’il le voulait la mer le lui a donné.
Les autres ne comprenaient pas, ou
ne voyaient pas, trop occupés qu’ils étaient à compter, à espérer l’impossible.
Les autres, beaucoup d’autres n’existaient pas, ils étaient d’un autre monde,
d’un de ces mondes ou un arbre reste un arbre, ou le vent est entendu sans être
écouté avec cette machine à émotion qu’il avait au fond de lui, là dans
l’arrière-pays de sa tête.
Il a joué, il a chanté et la mer est
remontée, la mer a pris le large, à l’intérieur, partout où on l’ignorait,
partout on la redoutait. Quand il a posé le dernier accord, quand les derniers
mots ont été libérés, on a entendu des sons nouveaux de ces sons qui ne font
pas de bruit. Il a posé son instrument et s’est étiré, puis il est sorti.
Dehors la vallée s’est emplie d’un bleu qui brille, déjà les cris des goélands
heureux de ces nouveaux territoires. Au loin on entend des rumeurs, des foules
qui se rassemblent pour comparer leurs peurs. Ici, autour de lui personne n’a
peur.
« Une humidité a l’odeur si épaisse qu’on a comme de la crème dans la bouche.
Le froid incapable d’être cinglant qui essaie simplement de s’infiltrer,
Et de traîner en longueur.
Pas une trace de lumière.
Les objets sont gavés de l’ombre qui les étouffe.
Et les gens qui passent,
La météo au pied, comme un boulet. Pas un qui ne rit, plus un qui ne
vit, c’est un automne colonisateur.
Il est partout même dans les rires;
Feuilles jamais sèches qu’on piétine et qui restent collées, tristes,
au pied.
Tout se traine
Tout se désespère,
Même la mer est habillée de gris,
Pour ne pas froisser un ciel si bas qui pourrait la gober.
Demain ce sera mieux,
Demain on sera heureux. »
Bien sûr il pouvait l’imaginer et
ne s’en privait pas.
Il se souvenait de ce que disait son père quand il parlait de la mer, quand il l’écrivait. Cette mer, sa mer à lui, elle était partout, dans le souffle des pins poussés par le vent, dans la brume du matin. Cette mer elle était dans le ciel qui s’affaisse, épuisé d’être scruté pour annoncer le meilleur. La mer, elle était dans le regard des enfants qui montrent du doigt, elle était dans l’étonnement, dans l’inattendu de ce qu’on découvre à la sortie d’un virage ; la mer elle était dans les odeurs, dans les couleurs, dans la musique qu’il avait dans la tête en fermant les yeux.
Pourquoi la mer ne serait réservée qu’aux hommes et femmes des côtes… La mer n’appartient pas aux seuls qui tous les jours à force de la voir ne finissent par ne plus la regarder. Ils la voient et ils finissent par l’oublier, ils finissent par l’intégrer. La mer elle vit d’abord dans la mémoire, elle est là au fond de nous. La mer, il l’avait en lui, il l’avait dans le regard. La mer on lui en parlait, la mer il en parlait parfois, elle glissait au bout de ses doigts elle montait jusqu’au bord de ses lèvres, jusqu’à la fleur de ses yeux et les mots mélodie, respiraient, soulagès de sortir de leur ordres alphabétiques.
Il avait grandi et son regard avait cette profondeur qu’ont ceux qu’on imagine ailleurs. Il avait grandi et la mer n’était pas encore venu jusqu’à lui.
Alors la mer il l’a chanté :
« Regarde la mer, regarde petite.
Regarde, elle est grise
Elle est grise des restes de la nuit
Regarde là sous le vent qui divague
Elle a l’écume qui enrage
Regarde la mer et ses cent vagues
Regarde la mer et sens ses vagues
Elle a revêtu ses couleurs de femme seule
Et s’étire à s’en faire mal
Sur le quai il y a un homme qui pleure
Il écoute le chant des vents
Et entend la plainte qui se répand
Et le ciel cruel, qui dégouline
des oiseaux crieurs
Il y a un homme seul qui cherche le passage
Trou de lumière pour un soleil prochain
Regarde- le, regarde petite
Il a une larme qui attend la marée
Un peu de sable dans la bouche
Et du sel séché au coin du sourire
Ses yeux se plissent à suivre le mouvement de la mer qui l’avale.
Et derrière le bout du rien, là- bas, il y a l’horizon
C’est comme un trou qu’on devine
Un trou que la mer rapporte à chaque vague
Et l’homme dit à la mer qu’il sait
Qu’elle se souviendra. »
C’était un soir, un soir que novembre choisit pour peser de toute sa mélancolie, il a pris sa guitare, et les premiers embruns sont entrés dans la pièce. A chaque note ajoutée, les gorges se serraient, les yeux piquaient. Le sel des larmes alourdit les paupières, la mémoire est revenue.
Il chante, les mots sont ronds, ils roulent comme une houle d’automne, on entend comme un rythme à deux temps. Les yeux des autres se ferment, les siens se plissent, ils entament le voyage, un voyage ailleurs, là-bas, de l’autre côté. Avec la mer il y a toujours l’autre côté. Il chante, il murmure plutôt et tout autour de lui les lignes droites soupirent épuisées de leurs rectitudes imposées, soudain la douceur les éveille.
Dehors la fraîcheur enrobe les sons et les formes, on ferme les yeux, le vent du nord ne glace plus, il est une caresse, les cols des vestes se remontent, les épaules se creusent, les pas sont lourds mais décidés. La musique poursuit sa route, le monde des autres se transforme.
…Un jour,
c’était peut-être à la table de la cantine de son lycée Marcel a dit comme ça,
sans prévenir, « si plus tard j’ai un fils je voudrais qu’il atteigne
l’impossible et qu’il parvienne à l’incroyable » …
Impossible, incroyable, Anton est né avec ces deux mots gravés en lui. Il est né avec…
Pour atteindre l’impossible, Marcel disait qu’il faut commencer à regarder le monde avec les yeux de l’intérieur, ceux qui ne sont pas abîmés, par la morale, la connerie, l’ambition et surtout par le regard des autres. Le regard qui juge. Marcel l’a expliqué à Anton, très jeune : « ne regarde pas comme les autres, n’écoute pas ce qu’ils te disent, sors de leur route toute tracée, choisis ton chemin ». « Et si on te répond que ce n’est pas possible d’entendre la mer lorsque tu es dans la forêt, ne dis rien, ferme les yeux et plains les, eux qui n’entendent pas les arbres qui s’essaient au bruit des vagues ». « S’ils te disent que c’est ton imagination qui te joue des tours, dis-leur que c’est leur imagination qui est en panne, qui est fatiguée, dis-leur que c’est quand on ne veut pas voir ce qui est vrai, quand on ne veut pas entendre le bruit des vagues qui secouent les crêtes des sapins qu’on s’est trompé ».
« L’imagination qu’ils te proposent n’est pas la tienne,
tu n’en veux pas de ces artifices pour enfant naïf qui fabriquent du magique pour
empêcher d’aller ailleurs, de choisir d’autres chemins, tu n’en veux pas de
cette mythologie préfabriquée qui fabrique des rêves à la chaîne, toujours les
mêmes, depuis longtemps, et pour tout le monde. Toi tu dois leur dire que les
arbres tu les vois bien comme des arbres, pas comme de vieilles femmes aux
doigts crochus ou autres monstres qu’on veut entrer de force dans les têtes
pour que toutes les peurs soient identiques. Toi tu ne dois pas être comme les
autres. Les arbres tu dois les voir arbres et la mer que tu entends, quand ils
bougent dans le vent, tu dois te dire que c’est la mer. Tu ne dois pas
dire : il font comme la mer, c’est comme la mer, j’ai l’impression
d’entendre la mer, tu ne dois pas dire cela parce que c’est injuste , c’est
injuste pour les arbres d’abord, pour la mer surtout ! C’est comme si tu disais
que la mer n’existe pas, qu’elle est ailleurs, plus loin, toujours plus loin,
et qu’elle n’appartient qu’à ceux qui prétendent qu’ils l’ont vue, qu’ils l’ont
entendue, avec leurs mots à eux, avec des mots fabriqués par d’autres pour dire
que la mer existe, ici, et pas ailleurs… »
« Toi tu dois dire que la mer elle existe, ici, dans ces
forêts d’altitude, tu dois te dire qu’elle est là, par ce vent, comme une
mémoire…… »
Son père n’était pas russe, il s’appelait Marcel. Il n’était
pas russe et n’était même pas communiste parce qu’à cette époque quand on était
communiste, on aimait les russes. Non Marcel aimait les russes parce que
c’était un peu bizarre d’aimer les russes, quand on n’était pas communiste et
qu’on s’appelait Marcel. Tout était bizarre dans le début de cette histoire,
d’Anton. Pour être plus précis ce qui était bizarre, nous dirions même plutôt
suspect c’était d’aimer les russes sans être communiste. C’était surtout
suspect pour les communistes qui se disaient que si on dit qu’on aime les
russes et qu’on n’est pas communiste c’est certainement parce qu’on aime les
russes blancs, parce que sinon on ne dit pas les russes mais les soviétiques,
et alors c’est sûr qu’on est anticommuniste. Mais Marcel, le père du désormais
Anton s’en moquait de ces suspicions, il savait qu’on le considérait comme
bizarre, même comme anormal, mais il assumait. Il avait d’autres côtés un peu « à
coté de… » notamment en ce qui concerne tous ses centres d’intérêt,
certains auraient pu croire qu’il le faisait exprès, pour se donner un genre,
comme on dit. Mais lui il savait bien que c’était sincère. Il savait bien que
c’était du vrai quand il avait les larmes qui lui montaient aux yeux alors que
tous, à la vue de ce qui le bouleversait, détournaient ou feignaient de
détourner le regard. Marcel aimait les cargos, on le sait, il aimait aussi les
porte-conteneurs (qui ne sont rien d’autres que des cargos un peu
particuliers), les remorqueurs bien sûr, il aimait les ours aussi, les haches,
les enclumes, le bruit de la pluie sur la tôle, l’arc en ciel que fabrique
l’huile dans les flaques d’eau.
…Anton est en avance. Sur le quai, l’ombre que laisse le cargo sur le sol poisseux est si épaisse qu’on la croirait couverte d’une bâche graisseuse. Il est seul, sa gorge se serre, face à ce mur de métal qui dans quelques heures l’abritera. Il aime cette odeur, elle n’existe nulle part ailleurs. C’est un savant mélange de toutes ces matières qu’on hésite à marier parce que les lois de la physique ne veulent pas les réunir. Le fer, cette chair que la terre offre aux hommes pour qu’ils aillent sur l’eau sur d’immenses bâtiments. Le fer, la mer, tout à l’heure il sera à bord, il touchera, il sentira et il sourira. L’homme qui lui a promis d’embarquer, croisé la veille sur le vieux port vient d’arriver. Il lui fait signe de le suivre, ils franchissent ensemble la coupée. Ils sont à l’intérieur du monstre d’acier, l’homme marche vite, Anton peine un peu, il n’a pas l’habitude, tout est nouveau, les coursives sont étroites, il faut baisser la tête pour franchir les portes. Ils arrivent dans le carré des officiers, l’homme est un des leurs, il présente sa dernière trouvaille. « C’est un jeune homme de Limoges, il veut naviguer… » Ils se regardent et sourient. On lui explique que c’est l’habitude de ce cargo, prendre un jeune, comme lui, pour voir, pour l’aider. Il ne sera affecté à aucune touche en particulier, un peu le factotum ou le bouche trou quoi. Anton serre les dents, c’est sa manière à lui de ne pas laisser échapper sa joie…
Immobile, face au port qui lui fait les yeux doux, Maurice enregistre tout, il accumule des réserves, pour demain, quand il tirera les couvertures de son lit et qu’il fermera les yeux. Il a marché sur le quai, lentement, très lentement, vite ça fait touriste pressé qui oublie que les dalles usées ont été polies par l’impatience de toutes ces femmes qui attendaient que la mer ramène leurs hommes, leurs fils, leur frère. Maurice sent tout cela. Amarré, à quelques mètres un petit chalutier. Ils sont deux à hisser des caisses sur le bord. Maurice ne regarde pas le contenu des casiers, il ne veut pas s’ébahir à la vue des poissons luisants oubliant ceux qui sont allés les chercher. Il regarde leurs mains. Ce sont des mains qui semblent vivre seules, qui ne s’agitent pas inutilement. Les gestes sont précis, lents, définitifs. Elles plongent d’une caisse à l’autre saisissent des poissons avec respect, délicatesse. Maurice se souvient des mains du poissonnier. Ce ne sont pas les mêmes, ce sont des mains qui ont oubliés d’où vient la sole ou le bar, des mains pour découper, pour écailler, pour peser, pour rendre la monnaie. Ils les regardent, ils ne se parlent pas, c’est inutile : ils viennent de passer une journée en mer, à travailler, en plissant les yeux, à cause du soleil, du sel, de la peur, de la fatigue. Maurice comprend qu’on ne parle pas à la mer comme à n’importe qui, on ne parle pas de la mer comme s’il s’agissait simplement d’une étendue d’eau. Il est temps. Maurice doit rentrer, à l’intérieur, dans les terres. Il n’est pas triste, il reviendra. Il sait à cet instant qu’il n’est plus et ne sera plus jamais le même. Aujourd’hui tant de sensations ont accosté dans son port intérieur. Il lui faudra plusieurs jours pour décharger. Maurice reviendra, il reviendra et partira sur un bateau, sur son bateau…
Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues Et de vagues rochers que les marées dépassent Et qui ont à jamais le cœur à marée basse Avec infiniment de brumes à venir Avec le vent de l’est écoutez-le tenir Le plat pays qui est le mien
Avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu Avec un ciel si bas qu’il fait l’humilité Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner Avec le vent du nord qui vient s’écarteler Avec le vent du nord écoutez-le craquer Le plat pays qui est le mien
…Lui parti, j’ai retrouvé le
calme. J’étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette. Je crois que j’ai
dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits
de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel
rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en
moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont
hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m’était à
jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à
maman…
…C’est
un voilier qui hésite encore entre la voile d’hier, faite de bois et de cordes
qui sentent la paille et la voile de demain faite de matériaux lisses, et de
cordages qui sentent le plastic. C’est un bateau qui hésite, entre deux, il a
du gris dans les rares couleurs que le soleil lui a laissé, un gris qui parle
des marées, un gris qui parle des pluies d’hiver qui déchire le bleu de la mer.
A bord sur le pont, encombré de tous ces objets qui parlent vrai tant ils sont
usés, un homme se déplace lentement. Chaque chose qu’il touche semble le
remercier. Il n’est pas comme les autres, il semble déjà un peu plus loin, son
regard ne se disperse pas, son regard est à ce qu’il fait. Les autres, ceux
qui virevoltent sur des bateaux de
catalogue ont les yeux absents, on ne les devine même pas derrière des verres
de marques ou se reflètent des couleurs qui n’existent que pour les touristes
canonisés. Sur le pont, l’homme sans
lunettes se prépare pour le départ. Arrivé hier soir, sans bruit, il a cherché
un mouillage éloigné des autres pour ne rien dire, pour ne pas parler d’où il vient, pour ne pas utiliser de mots qui n’ont pas de
sens pour lui. Les autres, lorsqu’ils
sont au port aiment à raconter, se raconter, l’homme au navire sans âge n’est
pas de ceux-là. Il ne se mêle pas à la vie du port. Il ne les méprise pas, il
lui arrive même parfois de les écouter, de s’emplir de leurs rires pour s’en
faire une couverture, douillette pour la nuit. Il ne les méprise pas, mais il
n’aime pas qu’on pose de questions, il n’aime pas qu’on cherche à savoir. Son
histoire ne doit intéresser personne, il ne le veut pas. Il se souvient,
lorsqu’il est parti, il a mis le cap vers le nord, avec le vent de face.
C’était un vent coupant et lui serrait les dents, pour ne pas faiblir, pour ne
pas se poser de questions. Il était parti un matin tout simplement et quand il
avait posé la main sur la barre en sortant du port de Concarneau, il savait
qu’il ne parlerait plus, il avait tant à faire, tant à se dire à l’intérieur…
… Une ville se fâne Dans les brouillards salés La colère océane est trop près Les tourments la condamnent Aux écrans de fumée Et personne ne s’éloigne du quai…
Il a mis le pied sur le quai et
ce qu’il a tout de suite senti, très fort, c’est l’air. Il l’a senti sur sa
peau, il l’a senti entrer en lui, partout, par tous les pores. Alors il s’est
arrêté, et il a compris que la mer dans la ville, dans cette ville est partout.
L’air qu’on respire n’est pas le même, il est parfumé, avec juste cette
sensation d’humide qui ne glace pas le sang mais qui donne le sourire. Oui,
elle est là la différence, c’est dans l’air ! C’est un sourire qui
caresse, doux comme le premier chant d’oiseau à la fin de l’hiver, on ouvre la
fenêtre, on respire : la vie est partout et on sourit. Il n’est là que
depuis cinq minutes. Il ouvre les yeux, son cœur bat, très fort, les autres il
ne les voit plus. Il est sorti de la gare et il avance, il sent, il reconnaît
il comprend tous ces récits de la mer qui commencent là, au port. Les mouettes
d’abord, leurs cris ne sont pas beaux, mais leurs cris le bouleversent. Elles
l’appellent, elles le savent nouveau. Il avance. Tout est si beau : une
lumière de fin d’après-midi, un soleil déclinant qui laissent traîner quelques
couleurs ; la moindre pierre est étincelle, et les flaques d’eau
graisseuse belles comme des toiles de maître. Le port est encore loin mais il
le comprend déjà, il perçoit les cliquetis, cocktails de bruits symphoniques.
Les bruits, la lumière les odeurs qui racontent la vie qui les a faites. Il
voudrait courir pour être au plus vite au port, mais aussi prendre le temps,
entrer comme un navire, calme, glissant, apaisant, masse métallique qui se pose
le long du quai.