Le père n’est pas musicien, ne comprend
pas grand-chose à l’anglais, mais ce qu’il aime avec ce chanteur c’est que tout
devient simple. La musique, elle lui entre dans la tête sans poser de
questions, sans chercher à se faire remarquer, sans chercher à ce qu’on prenne
l’air sérieux pour en comprendre les portées.
Cette musique, surtout les morceaux
acoustiques, on sent qu’elle est faite pour ceux qui n’obligent pas leurs
émotions à prendre d’autres chemins que ceux qu’elles sont habituées à
emprunter. Ce sont les mêmes chemins qu’à la lecture d’un passage de Steinbeck,
de Camus, de Kerouac, ou d’Hemingway. Les paroles il ne les comprend pas
toutes, contrairement à son fils qui est à l’aise avec l’anglais. Il ne les
comprend pas toutes mais il les ressent, il sait qu’elles parlent, pour
beaucoup d’entre elles, de ce qui est vrai.
Le fils lui connaît tout de ce chanteur,
il est un passionné, pas un fan ; le mot ne convient pas pour décrire ce
qui se passe chez lui quand il a les tripes secouées lors des nombreux concerts
auxquels il a assisté. On parle de fans pour les autres, ceux qui reçoivent
paroles et musiques avec passivité, comme des oies qu’on gave, lui il n’a pas
la bouche ouverte, il laisse entrer les émotions, il les laisse naviguer dans l’arrière-pays
de sa tête, alors elle rencontre ses autres passions, ses révoltes, ses
indignations, ses doutes et ce qui se passe c’est plus que du plaisir, c’est
autre chose. Les mots n’existent pas toujours pour décrire quand on sent un
frisson qui parcourt l’échine, avec des picotements sur tout le corps et
irrésistiblement des larmes qui montent, de ces larmes qu’on ne cherche pas à
ravaler parce qu’elles sont le sang de cette vie qu’on a en soi, une vie qu’on
ne retient pas, une vie qu’on laisse dire, qu’on laisse faire.
Le père il comprend bien cela, il
éprouve aussi ces sensations quand il lit les premières pages de l’étranger,
quand il lit et entend ce que dit Léo Ferré. Et lui non plus n’est fan de rien,
parce que lui non plus n’aime pas cette réduction du fanatisme. Tous les deux
ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est la vie, ses contrastes, ses
simplicités, ce qu’ils redoutent, ce qu’ils ne supportent pas, c’est les
fausses certitudes de celles et ceux qui prétendent savoir.
Il se souvient de cet homme. Il lui a
proposé d’entrer avec lui, à l’intérieur, de s’asseoir doucement, d’écouter la
portière qui claque, le craquement du mauvais cuir quand on s’assoit. Il lui a conseillé
de fermer les yeux et d’attendre, d’entendre. Il l’a pris pour un malade, pour un original, mais il est quand même entré. Il a fermé les
yeux, vite, parce qu’il était pressé, et c’est vrai il s’en souvient : il
était bien. Il pleuvait légèrement et les gouttes de pluie faisaient comme une mélodie,
une espèce de mélancolie qui rappelle tant le blues qui navigue toujours entre
le rire et les larmes.
Alors quand il les a vus arriver tous
les deux, il s’est souvenu de son musicien et quand ils les a vus sentir l’intérieur
des voitures il a su qu’il pourrait enfin vendre cette vieille Plymouth.
Il pourrait la vendre sans crainte, il
respecterait sa promesse. Il est un peu superstitieux et chaque fois qu’il fait
le tour de son parc, et qu’il s’approche de la carrosserie verdâtre il ne peut
s’’empêcher de revoir le visage raviné du musicien qui ne voulait plus rouler
dans cette carcasse récalcitrante.
Il leur explique qu’ils ne pourront pas
en attendre grand-chose ; il explique qu’elle est solide, mais pas nerveuse
il ne vaut mieux pas l’utiliser sur de petites routes sinueuses parce
qu’évidemment elle n’a pas de direction assistée.
Peu importe, ce qu’ils veulent tous les
deux c’est prendre la route, et aller le plus droit possible.
Ils expliquent. Ce qu’ils veulent, c’est
rouler en se relayant pendant plus de 37 heures, c’est le cadeau qu’ils ont
décidé de se faire, un cadeau dont ils sont à peu près les seuls à comprendre
le sens.
Pourquoi trente-sept heures ? Parce
que c’est à quelques minutes près la durée compilée de tous les disques de leur
maître, de leur idole commune, de leur compagnon de rêveries de celui qui
aurait pu conduire lui aussi cette voiture celui que les autres appellent le
Boss.
Ils ont décidé simplement de s’offrir un
voyage en voiture avec comme fonds musical tout ce que Bruce Springsteen a
écrit, chanté, joué, simplement sur un lecteur de CD assez simple avec des
vrais boutons qui tournent.
Au début ils avaient simplement décidé qu’il
faudrait qu’ils fassent quelque chose, ensemble, autour de cette passion
commune. Ils peuvent, ils s’en sont souvenus l’un comme l’autre recevoir des
bouquets d’émotions à l’écoute de ces
mélodies, avec pour envelopper la voix rauque, parfois plaintive de Bruce, le
ronronnement d’un moteur et le glissement des essuie- glaces.
Je poursuis la publication de mes nouvelles, j’ai déjà évoqué celle-ci qui participe à un concours sur le site short-édition. Je l’ai écrite il y a presque 10 ans. Comme la précédente je la publierai en quatre parties.
Sur le pare- brise, de la buée ; on
ne sait pas au juste si c’est de la buée posée là par le souffle du père et de
son fils, ou s’il s’agit d’une simple humidité, conséquence d’une mauvaise
isolation.
La voiture qu’ils ont prise leur va
bien. Ils ne l’ont pas choisie pour le confort, encore moins pour le compte-tours
ou le carburateur mais pour l’odeur. Quand ils ont fait le tour du parc des
occasions, curieusement ils n’ont pas tapé dans les pneus avec les pieds.
Ils ne connaissent pas ces gestes
d’hommes, ils ne les connaissent pas et ne les comprennent pas. Ça ne les
intéresse pas. Lorsqu’un capot est ouvert, ils ne songent même pas à se pencher
au-dessus des entrailles de la bête. Ce qu’ils distinguent n’a pas beaucoup de
sens.
Non, tous les deux ils ont ouvert les
portières, ont reniflé l’intérieur. Ils se baissent, passent la tête en tendant
le cou. Ils savent, sans se le dire, ce qu’ils cherchent. Ils savent, ils le savent,
parce qu’ils ont lu et aimé Kerouac ; ils sentent, ils respirent, les yeux
légèrement plissés pour que les odeurs appellent rapidement les souvenirs. Ils
s’emplissent les narines des ces effluves si particuliers, et finissent, naturellement,
sans le besoin d’en discuter, par se mettre d’accord sur une drôle de machine, toute
droite débarquée d’un vieux road movie.
Son odeur est un mélange de mauvais cuir
vieilli, une odeur de mécanique fatiguée, imprégnée de graisse froide, avec
même derrière, qui produit comme un picotement dans les narines une sensation
de chaleur, diffuse comme si la route, l’asphalte avaient traversé l’habitacle.
« C’est celle-ci qui nous
faut ! »
Le garagiste a le sourire. On ne sait
pas s’il se moque ou s’il est heureux d’enfin se séparer de cette carcasse.
Elle est un peu vivante, elle garde en elle un peu de toutes ces vies que les
autres lui ont confiées dans l’intimité métallique.
Il se souvient de celui qui l’a vendue,
un musicien, mal rasé, la voix recouverte d’une fine couche de tabac, une voix
qu’on n’oublie pas même quand on est garagiste et qu’on a des goûts musicaux
assez sommaires. L’homme qui lui a vendu la machine n’en voulait pas
grand-chose, juste de quoi payer un billet de train pour rentrer chez lui, à
l’est.
Il s’en souvient. L’homme lui a demandé
de veiller sur elle : « c’est un peu comme ma moitié, ou mon double
vous savez, on a vu toute l’Europe ensemble, elle m’a tant attendu, elle m’a
tant entendu. »
Il lui a fait promettre de ne pas la
vendre à n’importe qui, à des gens qui ne la prendraient que pour une voiture,
pour se déplacer, pour faire des courses ou partir en vacances à la plage:
« voyez vous c’est autre chose, elle a tout gardé dans sa mémoire
intérieure, les chants, les rires, les peurs, les cris, les colères contre elle
et contre les autres, surtout contre les
autres ».
Simple petite invitation à voter pour ma nouvelle « la moitié et son double » publiée sur le site short édition, elle participe au concours été 2019 du court. Elle est classée quarantième, je compte sur vous amis blogueurs pour lui donner quelques voix
Il neigeait fort depuis plusieurs heures. Le silence prenait
de plus en plus de place, tout était étouffé, amorti, pas le moindre
craquement. C’était l’empire du coton. Il n’était pas sorti, préférant la
chaleur de la cheminée, à l’avance épuisé à l’idée d’enfiler chaussettes,
bottes, pulls et manteau. Bref il hibernait. Parfois il tirait un peu le
rideau, pour constater l’avancée du blanc. C’est tout. Tout était simple.
Soudain un long craquement, comme un journal qu’on déchire.
Il regarde le feu, ce n’est pas d’ici que cela vient. Cela craque de plus en
plus, cela crépite même. Il y a peut-être des branches qui ployant sous le
poids de cette neige lourde n’ont pas résisté. Non ce qui est curieux c’est que
cela craque tout doucement, puis cela s’accélère. En fait ça grince, comme
quand on est sur un port et que le vent s’engouffre dans les mâts. Comme quand
on est en mer…..
Il reste là, devant les braises, toujours intrigué par les ces
sons qui tanguent et qui roulent. Il faudrait qu’il aille voir. Il pense à la
mer et sourit. Il sourit pour se moquer de lui-même : être capable
d’entendre la mer, même ici montagne… Certes ce n’est pas très haut, mais c’est
la montagne quand même. Il va sortir. Pour voir, pour entendre.
Il met beaucoup de temps à s’habiller, il n’est pas pressé de
se confronter à ce qui ressemble de plus en plus à une tempête de neige. Il n’a
pas peur. Pourquoi aurait-il peur ?
Il est à l’extérieur, il fait le tour de la maison, pas très
rapidement, il s’enfonce, le son des bottes quand il lève la jambe et qu’elles
s’extirpent de la couche de neige fraîche est magnifique, c’est un son épais,
un son qu’on pourrait écrire. Tiens s’il devait l’écrire il écrirait « onfk ». Oui c’est bien ça « Onfkkkkk ».
Il a fait le tour. Derrière chez lui, c’est une forêt avec de
grands sapins. Une fois on lui a dit ou il a lu quelque part que ces sapins ont
le tronc si droit qu’autrefois on venait les couper pour en faire des mâts. Des
mâts pour les bateaux de la marine royale…
La mer, toujours la mer… Il faudrait qu’il arrête de la voir
partout. Il est devant la forêt. Les mâts sont dressés. Ils sont noirs dans le
soir qui tombe. Les branches si blanches font de belles voiles. Quand ils
ferment les yeux, il sent les embruns qui lui fouettent le visage. Il est bien,
c’est salé.
« Onfkkkk », une mouette s’est envolée quand il s’est avancé. Elle a ri de tout ce blanc, il l’a regardé planer. Il est bien, il est rentré.
J’ai proposé plusieurs textes : nouvelles, micro-nouvelles, poésies au site Short-Edition, en voici un qui vient d’être accepté par le comité des lecteurs et qui participera au grand concours de l’été 2019, au delà de la possibilité de voter… je vous recommande vivement ce site pour le sérieux et la qualité de sa production.