Un orage en février, suite…

Photo de Apostolos Vamvouras sur Pexels.com

Jules observe Lisa. Lisa se déshabille. Elle se déshabille lentement, plie lentement chacun de ses vêtements. Elle sait qu’il la regarde, elle sait qu’il attend de voir, qu’il veut vérifier si ce qu’elle lui a suggéré n’est pas encore un de ces mauvais coups du hasard. Elle sait qu’il a déjà la tête pleine de ces images qu’on se fabrique quand l’autre devient un objet de désir. Tout à l’heure au café, il a plusieurs fois laissé tomber sa serviette, pour se pencher, pour admirer ses jambes. Elle en est fière de ses jambes, de longues jambes lisses, soyeuses rien qu’à les regarder. Avec juste ce qu’il faut de muscles pour qu’elles ne s’affaissent pas quand elle se repose. Elle les entretient, elle les polit, les lustre, les enduit. Elle adore les montrer, les offrir aux regards des autres, aux regards de ceux qui voudraient voir plus haut, juste un peu plus, pour se donner des frissons. Elle met des jupes, pas trop courtes, mais suffisamment porteuses d’espoir pour ceux qui attendent un simple mouvement qui provoquera un serrement de gorge, de ces jupes juste au dessus du genou, au dessus de ce morceau qui hésite entre la chair et l’os. Elle n’en montre pas trop, mais sait qu’il devine, parce qu’elles sont belles ses jambes. Elles traversent toutes les étoffes. Ce ne sont jamais les tissus qui sont transparents, ce sont ses jambes qui surlignent.

Ce qu’elle aime le plus, c’est prendre des poses inhabituelles, des poses faites pour celles qui sont si belles qu’on a le cœur qui bat rien qu’à les sentir s’approcher. Tout à l’heure, quand Jules lui a pris la main, dans la rue, quand il lui a serré les doigts comme s’il avait peur, elle a senti les muscles de sa cuisse devenir durs comme après un violent effort physique. Comme après l’amour, quand les corps se tendent, quand ils sont à la limite de la rupture. Elle sentait le bout de ses doigts et elle aurait voulu qu’il la prenne, là, tout de suite, qu’ils s’engouffrent dans un couloir sombre, qu’il la plaque contre un mur. Elle aurait voulu qu’il lui mordille le cou, puis le lobe des oreilles et qu’il lui remonte une jambe, la droite, jusqu’à ce qu’elle forme un angle droit avec l’autre, jusqu’à ce que le petit bout de tissu qui lui couvre le sexe s’étire suffisamment pour laisser le passage à quelques doigts impatients.

Au lieu de cela, il a continué à l’effleurer avec le bout des doigts, si peu, très légèrement, comme un souffle, comme une promesse. Il aurait pu poursuivre, il aurait pu la réduire à l’état de corps. Elle y pense pendant qu’elle achève de se déshabiller et ça lui fait comme une chaleur qui lui monte des jambes, qui lui inonde le bas du ventre. Mais lui, tout à l’heure, il avait du sanglot au bout des doigts. Il lui disait des belles phrases, des phrases qui font comme une caresse quand on les reçoit. Il lui disait des phrases, les plus belles qu’elle ait entendues, avec des mots simples, heureux d’être ensemble pour apporter de la tendresse à une femme, si belle, si prête à entendre toutes les déclinaisons du verbe aimer. Elle est totalement nue et elle sent le contact de ses doigts, il se prolonge comme un écho, comme une vague. Elle déferle, plus rien ne l’arrête.

Tout à l’heure Jules a dit à Lisa qu’il aimait l’orage. Il lui a dit son amour de la pluie, a avoué son attirance pour ce que beaucoup craignent. Il lui a dit ne pas comprendre pourquoi le gris est une couleur que tous refusent. Couleur maudite, bannie par les autres teintes, vives, aux éclats outranciers, ces teintes qui ne survivent qu’accompagnées de sambas ou de fanfares. Jules lui explique que le gris est une couleur qui respecte le regard, elle ne fatigue pas, elle ne s’incruste pas dans la mémoire de l’œil. Quand le soir tombe, que la lumière finit par céder le terrain à l’ombre qui attend patiemment, c’est le gris qui triomphe, ce mélange d’éclats et de noirceurs. D’abord un gris timide pour lancer les débats, puis un gris de plus en plus épais quand la lumière a enfin décidé de laisser toute la place.

Jules aime que Lisa l’écoute lui raconter ses émotions, il aime que ses doigts bougent quand il hausse le ton pour lui parler de sa palette de couleur qu’il garde au fond de lui depuis petit.

Il lui a parlé de ses promenades d’adolescent, rue des aciéries, le long du laminoir, pendant que les autres, ceux de son âge, s’abîment la tendresse dans de brèves étreintes de fond de garage. Il lui raconte ses moments de solitude à la recherche de cocktails de sensations. Il est le long des murs, gris, et les machines grincent dans une odeur de copeaux d’acier légèrement huilés, comme il les aime. Il aime s’emplir les narines des effluves graisseuses que les autres rejettent avec dégoût. Lisa est amusée mais ne le montre pas. C’est une tendre moquerie bien différente du sarcasme des autres, de ceux qui traversent la vie comme on va au supermarché en déambulant au milieu des rayons de lessive qui exterminent le gris.

Il lui a raconté la sirène, celle qui hurle quand il est au fond de son lit. C’est le matin et il y a le pas lourd des ouvriers, de ceux que le cri de la ville qui souffre a sorti de la chaleur, le pas lourd qui résonne en dessous de la fenêtre de sa chambre et lui qui s’enfonce sous les couvertures parce qu’il est bien, parce qu’il sait que dehors il y a la vie qui commence. Et l’odeur du café qui suit, qui lui excite les narines. Jules, il est comme ça avec Lisa, il n’en finit plus de lui offrir des morceaux de ces histoires qu’il a accumulées. Elle l’écoute, elle est bien, ne pose pas de questions. Elle l’aime. Elle aime.

Lisa aime Jules et Jules le sait. Il le sait et quand elle le rejoint dans le lit, comme ce soir, quand elle plaque la fraîcheur de son corps contre le sien. Il ferme les yeux et se durcit. Jules aime Lisa mais n’ose pas le dire, il craint de mal prononcer ce mot auquel il n’est pas habitué. Il n’a pas l’habitude du bonheur, il n’y est pas entraîné et si ce n’était les jambes de Lisa qu’il sent contre les siennes, il croirait qu’il rêve, qu’il est encore dans un de ces entre deux qui l’habitent depuis qu’il est tout petit.

Jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas réussi à vivre, il n’est encore jamais parvenu à autre chose qu’éprouver la sensation du rien ou du si peu. Hier les autres ne le voyaient pas, hier les autres ne l’existaient pas. Ils ne veulent pas qu’on les dérange dans leurs perpendiculaires habitudes. Les autres ils ne veulent pas changer, ils sont si appliqués, si consciencieux dans leur obstination à rechercher la similitude. Il se souvient d’avoir essayé, d’avoir dit à sa mère, cette femme qu’il aurait volontiers évitée, son rêve de départ pour Thionville, pour le Havre. Il avait vu des reportages, lu des livres et savait que là-bas il y aurait des ombres comme la sienne. Il se souvient des images qu’il collectionnait, des images d’usines, vieilles, grises, majestueuses dans leur uniformité. Il pensait qu’on les avait repeintes. Sa mère ça ne l’a pas fait rire. Comme d’habitude, elle n’a pas répondu et s’est contentée de hausser les épaules. C’est sa façon à elle de lui répondre, de lui rappeler qu’il est là par hasard, pour une simple étreinte qui se prolonge une seconde de trop, celle qu’il n’aurait jamais fallu, cette seconde oubliée qui se termine dans un orage de février. Elle lui dit de chercher du travail plutôt que de raconter des bêtises. Ça c’était juste avant qu’elle ne le chasse qu’elle prétende ne plus le connaître.

Il s’en souvient de tous ces moments Jules pendant que Lisa se déshabille. C’est long, c’est si bon de voir son corps apparaître. Il a le temps de s’emplir la tête de tous ces moments. Jules revoit sa mère. Il revoit cette femme, derrière la porte, qu’il a poussée. Il avait la clé, il se souvient, il avait la clé.  Elle lui dit de partir parce qu’elle ne le connaît pas, parce qu’il n’existe pas. Il se souvient de cette journée ordinaire, cette journée à marcher dans les rues désertes. Dans les rues autour de l’usine. Il se souvient quand il est revenu, il avait la tête pleine, il avait mal. Il se sentait un peu ivre. Cette femme lui a demandé de partir, il n’a pas insisté.

Il est parti et aujourd’hui, il est là à regarder Lisa qui finit de s’habiller de nudité. Elle est nue, complètement. Tellement nue qu’il a froid dans l’en dedans.

Son corps est mince, il est d’une couleur qui vient d’apparaître. C’est une couleur sans nom, quand on la regarde on sait qu’elle est douce, électrique aussi. Une couleur comme l’orage en préparation. Ce mélange de gris qui apparaît à l’horizon avant que les éclairs ne se déchaînent. La chambre est dans le noir mais il la voit, le blanc des draps fait comme un halo quand elle les soulève pour se glisser dans le lit.

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