Que se passe-t-il ? Que
va-t-il se passer si on apprend dans les médias qu’alors que le chômage ne
cesse d’augmenter, que la situation internationale est gravissime que le
président de la république sourit ? C’est grave ! Il faut réagir !
Il faut, à défaut de comprendre, envisager tous les scénarios possibles et préparer
toutes les réponses politiques appropriées.
Le débat n’est pas animé – il ne
l’est jamais d’ailleurs- chacun surveillant l’autre, évitant de se dévoiler, de
proposer des analyses pertinentes ; le risque étant de se les faire
« piquer » par plus ancien que soi, plus en cours que soi… Bref ça cogite,
mais avec pédale sur le frein ce qui arrange tout le monde parce que finalement
il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent ;
Le conseil des ministres débute à
11 h 00. Tous les ministres sont tendus,
les mâchoires serrées, ils sont évidemment au courant que le président a souri
ce matin. Leurs conseillers politiques ont pondu de petites notes synthétiques
pour tenter d’expliquer ce sourire et surtout envisager toutes les
conséquences.
Le président de la République
prend la parole. Avant qu’il ne prononce le premier mot, tout le monde voit bien
qu’il sourit.
« Monsieur le Premier ministre,
mesdames et messieurs les ministres, je suppose, évidemment que toutes et tous
l’ont remarqué : je souris ! Oui depuis ce matin je souris. Vous
pouvez le constater par vous-même : c’est un beau, un large, un vrai
sourire, un sourire à belles dents.
C’est un sourire qui exprime du
bonheur, pas un de ces sourires dont nous pouvons être coutumiers en politique :
sourire généralement sarcastique, carnassier, sourire dont on use et abuse
surtout face à ses adversaires. Parfois, vous le savez aussi bien que moi le
sourire annonce le rire, souvent un rire entendu, bref, celui qu’on utilise
pour montrer qu’on est encore sensible à l’humour, aux bonnes blagues, qui nous
rendent plus sympathiques, enfin le pense t’on…Et bien mes chers amis ce n’est
aucun de ces sourires qui m’illuminent. C’est bien autre chose et je vais vous
le dire, je vais vous le raconter.
Je souris parce que je suis
heureux. Je suis heureux, parce que ce matin, me promenant dans le parc, j’ai
été touché par la lumière du soleil encore bas à travers les feuillages, par la
fraîcheur persistante de la nuit qui a instantanément éliminé la migraine qui
m’a empoisonné la nuit.
Ce sera à certains de sourire, à présent,
de la futilité de ce bonheur, d’autres penseront ou diront que je suis fatigué,
et que cet épuisement me rend sensible, vulnérable. Et là mes amis, je souris
encore. Je souris encore parce que ces petites choses simples auquel il
faudrait que j’ajoute le sifflement d’un merle, se sont imposées comme une
évidence, une nécessité. Nous devons et c’est urgent cesser de nous comporter
comme des êtres inaccessibles, insensibles, intouchables, infaillibles.
Mes chers amis j’ai décidé que
nous devions aujourd’hui ne pas traiter cet insupportable ordre du jour. De
toute façon tout est déjà décidé et engagé. Nos pâles conseillers de cabinets
s’occuperont de donner du corps, de la réalité à ces différents points. Ce que
je vais vous proposer c’est de prendre un autocar qui nous attend dans la cour
de l’Elysée et de nous échapper assez loin de Paris pour ne point en entendre
la rumeur. Nous irons marcher en silence
quelques heures, et chacun d’entre vous devra retrouver un sourire, un vrai
sourire, simple naturel ».
Je republie en plusieurs épisodes cette nouvelle écrites il y cinq ans environ…
13 juillet 2015 : Sourires au conseil des
ministres….
Ce mercredi matin, comme tous les
mercredi matin, c’est le conseil des
ministres. L’ordre du jour est fixé un peu avant, avec le premier
ministre : jamais de grandes surprises, les communications des uns et des
autres, des nominations. Bref la routine républicaine. Tous les mercredis matins tout le pouvoir
exécutif se retrouve pendant une heure mais personne n’y prête attention, c’est
ainsi depuis longtemps.
Ce jour-là, pourtant le premier ministre a bien remarqué que le président n’était pas comme d’habitude. C’est simple on aurait dit qu’il était heureux, détendu. Bref de bonne humeur, avec un sourire permanent non pas au bord des lèvres mais au milieu de tout le visage. Pour quelqu’un d’autre que le président de la république ce sourire serait plutôt un bon signe, mais brandir à quelques minutes du conseil des ministres une telle décontraction avait de quoi interroger le locataire de Matignon.
Rejoignant ses principaux
conseillers, Il a fait part de son inquiétude, de son étonnement. Et chacun de
se perdre en conjectures, en hypothèses, chacun s’escrimant à chercher dans les
jours précédents, des signes, politiques ou pas, qui pourraient expliquer
pourquoi en ce mercredi 8 juillet à quelques minutes d’un conseil des ministres
le président pouvait sourire.
Les conseillers sont réunis
autour d’une table au plateau de verre. Tous ont les ongles rongés, ils
tiennent leurs stylos d’une curieuse manière. La main tenant le stylo forme un
angle fermé vers le poignet, le bras venant se poser en haut de la feuille afin
que même en gribouillant, l’ensemble de la page soit visible, ce qui oblige
quand même à une contorsion un peu curieuse. Ceci dit cette simple posture en
dit long sur ce qui se passe dans ces cabinets et aujourd’hui plus que jamais,
les esprits cherchent à comprendre.
La difficulté c’est que personne
n’est en mesure de mobiliser pour affiner sa pensée une des matrices d’analyse
qu’aurait pu proposer l’usine à fabriquer des conseillers : sciences po, HEC,
ENA… Les données du problème sont pourtant simples : le conseil des
ministres va se réunir dans quelques minutes pour traiter comme chaque semaine
de problèmes importants : importants pour la France, pour le gouvernement,
pour le parti, bref importants. Le
conseil des ministres sera et devra comme toujours être sérieux mais, et c’est
l’autre donnée du problème et non des moindres : le président ce matin a souri, pire le premier
ministre prétend qu’il l’a senti heureux et détendu.
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ». Ce matin Jules s’est levé en sueur.
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Ces paroles ne le quittent pas. Elles sont là, elles résonnent, ou plutôt elles chantent au fond de son crâne douloureux.
Jules ne se souvient que très rarement de ses rêves. Mais ce matin, il sait, il sent. Il est certain que ce sont des paroles qu’il a entendues cette nuit, dans son sommeil. Il lui semble même reconnaître cette voix. Une voix douce et gaie. Il faut dire que Jules vit seul, et débute sa journée, comme il l’a finie : dans le silence. C’est pour cette raison qu’il aime tant la compagnie de cette voix, comme une caresse qui le réconforte.
Tous les matins depuis dix jours il prend le temps de faire le tour de son appartement avec ce nécessaire regard d’explorateur, comme s’il découvrait à chaque fois, un territoire inconnu. Oh ce n’est pas très grand, mais il a suffisamment d’imagination pour s’inventer à chacune de ses tournées des aventures nouvelles. Il s’attend toujours à être surpris, à découvrir, qui sait, un coin encore vierge, dans une des quatre pièces de son logement. Intérieurement il sourit de sa naïveté : comme si les lois de la géométrie pouvaient à la faveur de ce confinement être bouleversées. Ce serait incroyable que je sois le premier à découvrir que dans certains rectangles, on peut trouver un cinquième coin. Pauvre Jules, il est seul et ne sait plus quoi inventer pour s’aérer, pour s’obliger à ne pas rester enfermé entre ces quatre murs. Quatre murs ? Il faudra peut-être que je recompte se dit-il ?
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Toujours ce refrain qu’il entend, petite voix désormais familière. Il a même l’impression qu’elle se rapproche désormais
Après avoir traversé le long couloir – sans faire de pause s’il vous plait- Jules se trouve désormais devant sa bibliothèque.
Jules commence par un long moment d’admiration, presque de la contemplation. Il est vrai qu’il a un côté maniaque qu’il assume totalement ; il ne se passe pas journée, en période normale, sans qu’il ne caresse les dos alignés de ses très nombreux livres, il les bouge parfois légèrement, souffle sur le dessus, persuadé que la poussière s’est encore invitée et va coloniser les pages.
Jules aime les livres, nous l’aurons compris. Et depuis le début de cet enferment imposé, Jules accomplit son rite plusieurs fois dans la journée. Nous ne sommes pas loin reconnaissons le de l’obsession.
Bref, Jules après la longue traversée du couloir sombre et aride est là, raide et rigide, plantée devant les rayons de sa bibliothèque. Une belle bibliothèque, bien fournie car Jules nous l’aurons compris aime les livres.
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ». La voix semble se rapprocher.
Jules aime les livres bien sûr, mais Jules aime les oiseaux aussi, il est même passionné, il aime les observer, les écouter, et surtout, Jules aime quand ils s’envolent… Nous aurons donc compris que comme Jules aime les livres et qu’il aime aussi les oiseaux, Jules a beaucoup, mais alors beaucoup de livres sur les oiseaux.
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Et d’un coup, d’un seul Jules comprend. Les livres, les oiseaux, la fenêtre toujours fermée. Jules saisit un de ces magnifiques livres, qu’il aime tant feuilleter. Celui qu’il tient est un livre sur les oiseaux de mer, il le sort délicatement, caresse amoureusement la couverture et l’ouvre, lentement, très lentement…
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Comme tous les matins, Jules se
lève tôt, s’habille rapidement, et visage encore barbouillé des restes de la nuit,
s’en va acheter la presse. Il ne se contente pas du seul journal régional, il aime
aussi les quotidiens nationaux. Jamais les mêmes, il butine, il n’aime s’enfermer
dans aucune camisole, encore moins de papier. Il aime ce moment ou devant le
présentoir, il hésite, il compare les unes, les titres du jour et suivant son humeur,
il en choisit un ou deux, jamais les mêmes. Il paie, les plie soigneusement et accélère
le pas, impatient de les étaler sur la table, tout en buvant un grand bol de
café.
Trois unes l’ont attiré ce matin : la première « Ecoute l’automne », la seconde : « Le monde : une île ! » et la troisième « Elle aime la lune ». Surprenants ces titres, on ne dirait pas de l’actualité se dit-il sur le chemin du retour. Mais il n’ouvre pas les journaux, il aime ce rite matinal, qu’il ne veut pas transgresser sous prétexte de curiosité.
Jules est dans sa cuisine, le
café est prêt. Il s’installe. Comme d’habitude, son bol est légèrement sur la gauche
pour qu’il puisse étaler les journaux et il commence sa revue de presse. Il débute
par « Elle aime la lune ». Il lit rapidement les quelques lignes qui
accompagnent la photo de la une. C’est vrai que cela lui semble léger, plus doux
que d’habitude. Il ouvre le journal, poursuit sa lecture : « mais qui
est-elle celle qui aime la lune ? »
Bref il lit et l’impression se confirme. Sa lecture est agréable ! Il ne parvient pas à en expliquer les raisons, mais il se sent bien. Il ouvre son deuxième quotidien, « Ecoute l’automne » : mêmes impressions, douceur, bonheur, sourires. D’ailleurs il le sent parfaitement qu’il sourit. Il est bien, tellement bien qu’il s’empresse d’ouvrir le troisième : « Le monde : une île ! ». Et là, comment dire c’est l’apothéose : c’est comme le premier stade de l’ivresse, il se sent gai, insouciant avec l’envie de s’étirer en souriant. C’est ce qu’il fait d’ailleurs !
C’est dans ce mouvement qu’il aperçoit le gros titre du quotidien régional : « Catastrophe dans le monde de la presse nationale : les lettres R et les lettres S ont totalement disparu des rédactions ! ».
Une nouvelle rubrique : « mes rêves éveillé, et je précise que bien sûr celui qui est éveillé, c’est moi, je rêve et j’écris : voici le premier de cette petite série
C’est un mardi matin du mois de novembre 2020, je crois, que tout a commencé. Ou plutôt que tout a recommencé. C’est simple. Ce matin-là, au réveil, aucun écran n’est éclairé. Et quand je dis aucun, c’est vraiment aucun !
Ecrans petits et grands, Écrans numériques, Écrans électroniques, Ecrans cathodiques, C’est le noir, Noir sidéral, Pas une diode, Pas un clic, C’est la panique
C’est impossible, il doit y avoir un hic. Chacun accuse : c’est la prise, c’est le câble, c’est le réseau électrique…. Au saut du lit, le premier geste est pour l’écran. Vite : réveiller la machine, vite regarder, on ne sait jamais…Une information importante est peut-être arrivée dans la nuit. Mais là rien, l’écran est figé, glacé, il ne réagit pas. Le doigt s’agite, le cœur palpite… Et c’est ainsi qu’au même moment, dans tout le pays, des millions de personnes allument, rallument leur téléphone et rien ne ,se passe. Ils triturent le câble, vérifient la prise, cherchent un coupable : l’époux, l’épouse, les enfants, le chat, l’état. En quelques minutes, la panique enfle, elle s’installe, partout. En quelques minutes… Façon de parler. Le temps est difficile à estimer. L’heure aussi, n’existe que sur des écrans : l’heure est numérique, l’heure est électronique. Ce matin l’heure n’existe plus, elle s’est échappée, elle s’est enfuie. Le jour est levé. Les pas sont lourds, les épaules sont basses. Il faut se résoudre à prendre le petit déjeuner. Tout le monde se retrouve autour de la table, les écrans vides et gris sont posés à côté du bol, petits objets inertes. Il se produit alors quelque chose d’incroyable, les visages se redressent, les lèvres remuent, et des sons sortent, au début ce ne sont que des grognements. Puis des mots se forment : tiens on avait oublié comme c’est joli un mot, même petit. Partout, on parle, on se parle. Pour commencer la météo, et incroyable on regarde par la fenêtre. Formidable cette application, on voit le temps qu’il fait. Et tout s’accélère, des mots, puis des phrases, des conversations, des sourires.
Il est huit heures, Partout cela bourdonne, Parfois cela ronchonne, Il est huit heures, Plus un clic Numérique, électronique, L’heure est si belle, Vêtue de ses plus belles aiguilles….
Comme tous les matins, Jules se
lève tôt, s’habille rapidement, et visage encore barbouillé des restes de la nuit,
s’en va acheter la presse. Il ne se contente pas du seul journal régional, il aime
aussi les quotidiens nationaux. Jamais les mêmes, il butine, il n’aime s’enfermer
dans aucune camisole, encore moins de papier. Il aime ce moment ou devant le
présentoir, il hésite, il compare les unes, les titres du jour et suivant son humeur,
il en choisit un ou deux, jamais les mêmes. Il paie, les plie soigneusement et accélère
le pas, impatient de les étaler sur la table, tout en buvant un grand bol de
café.
Trois unes l’ont attiré ce matin : la première « Ecoute l’automne », la seconde : « Le monde : une île ! » et la troisième « Elle aime la lune ». Surprenants ces titres, on ne dirait pas de l’actualité se dit-il sur le chemin du retour. Mais il n’ouvre pas les journaux, il aime ce rite matinal, qu’il ne veut pas transgresser sous prétexte de curiosité.
Jules est dans sa cuisine, le
café est prêt. Il s’installe. Comme d’habitude, son bol est légèrement sur la gauche
pour qu’il puisse étaler les journaux et il commence sa revue de presse. Il débute
par « Elle aime la lune ». Il lit rapidement les quelques lignes qui
accompagnent la photo de la une. C’est vrai que cela lui semble léger, plus doux
que d’habitude. Il ouvre le journal, poursuit sa lecture : « mais qui
est-elle celle qui aime la lune ? »
Bref il lit et l’impression se confirme. Sa lecture est agréable ! Il ne parvient pas à en expliquer les raisons, mais il se sent bien. Il ouvre son deuxième quotidien, « Ecoute l’automne » : mêmes impressions, douceur, bonheur, sourires. D’ailleurs il le sent parfaitement qu’il sourit. Il est bien, tellement bien qu’il s’empresse d’ouvrir le troisième : « Le monde : une île ! ». Et là, comment dire c’est l’apothéose : c’est comme le premier stade de l’ivresse, il se sent gai, insouciant avec l’envie de s’étirer en souriant. C’est ce qu’il fait d’ailleurs !
C’est dans ce mouvement qu’il aperçoit le gros titre du quotidien régional : « Catastrophe dans le monde de la presse nationale : les lettres R et les lettres S ont totalement disparu des rédactions ! ».
Une nouvelle rubrique : « mes rêves éveillé, et je précise que bien sûr celui qui est éveillé, c’est moi, je rêve et j’écris : voici le premier de cette petite série
C’est un mardi matin du mois de novembre 2020, je crois, que tout a commencé. Ou plutôt que tout a recommencé. C’est simple. Ce matin-là, au réveil, aucun écran n’est éclairé. Et quand je dis aucun, c’est vraiment aucun !
Ecrans petits et grands, Écrans numériques, Écrans électroniques, Ecrans cathodiques, C’est le noir, Noir sidéral, Pas une diode, Pas un clic, C’est la panique
C’est impossible, il doit y avoir un hic. Chacun accuse : c’est la prise, c’est le câble, c’est le réseau électrique…. Au saut du lit, le premier geste est pour l’écran. Vite : réveiller la machine, vite regarder, on ne sait jamais…Une information importante est peut-être arrivée dans la nuit. Mais là rien, l’écran est figé, glacé, il ne réagit pas. Le doigt s’agite, le cœur palpite… Et c’est ainsi qu’au même moment, dans tout le pays, des millions de personnes allument, rallument leur téléphone et rien ne ,se passe. Ils triturent le câble, vérifient la prise, cherchent un coupable : l’époux, l’épouse, les enfants, le chat, l’état. En quelques minutes, la panique enfle, elle s’installe, partout. En quelques minutes… Façon de parler. Le temps est difficile à estimer. L’heure aussi, n’existe que sur des écrans : l’heure est numérique, l’heure est électronique. Ce matin l’heure n’existe plus, elle s’est échappée, elle s’est enfuie. Le jour est levé. Les pas sont lourds, les épaules sont basses. Il faut se résoudre à prendre le petit déjeuner. Tout le monde se retrouve autour de la table, les écrans vides et gris sont posés à côté du bol, petits objets inertes. Il se produit alors quelque chose d’incroyable, les visages se redressent, les lèvres remuent, et des sons sortent, au début ce ne sont que des grognements. Puis des mots se forment : tiens on avait oublié comme c’est joli un mot, même petit. Partout, on parle, on se parle. Pour commencer la météo, et incroyable on regarde par la fenêtre. Formidable cette application, on voit le temps qu’il fait. Et tout s’accélère, des mots, puis des phrases, des conversations, des sourires.
Il est huit heures, Partout cela bourdonne, Parfois cela ronchonne, Il est huit heures, Plus un clic Numérique, électronique, L’heure est si belle, Vêtue de ses plus belles aiguilles….
Il n’est pas du genre à rêver que
de couleurs exotiques aux senteurs de vanille. Ce matin il a l’émotion facile,
et il s’emplit de ces odeurs de vrai, de ces bruits qui hésitent à dépasser le
silence. Il se met alors à aimer cette salle lugubre au carrelage rafraîchi par
l’air vif qui transperce les corps. Il se délecte de ce paysage humain qui
raconte que la vie c’est aussi le muscle qui souffre, il aime ce quotidien qui
rend ridicule les sornettes de ceux qui imaginent un monde devenu uniquement fluorescent.
Là, il y a du gris, de ce gris noble et parlant qui creuse les regards et serre
les gorges. Et il pense à tous ces discours qu’on dit beau, de ceux qui parlent
des autres sans ne les avoir jamais croisés. Il pense à ceux qui affirment, à
ceux qui concluent, à ceux qui cherchent à mettre en mot, ce qui ne peut être
que vu, que ressenti.
Il se dit : « oui
messieurs les penseurs, les décideurs, les chercheurs du matin tiède, quand
vous rêvez, quand vous rêvez dans vos vies au relief pastel, il y en a des qui
se tassent les uns contre les autres pour avoir moins froid, pour mieux se
comprendre, pour mieux s’aider. Il y en a qui mettent de l’amour dans des
gestes que vous analysez avec mépris, avec arrogance en les affublant du nom de
compétences. Oui messieurs, il y en a qui rêve plus fort que vous, plus vrai
que vous. Et quand vous retournerez dans votre confort nocturne ou que votre
esprit se reposera des efforts de la veille à imaginer ce qui se passe lorsque
vous n’y êtes plus, il y en a qui prendront un train un peu plus gris que le
vôtre, pour vous construire un monde que vous avez oublié de comprendre.
Le 25 février 2005, j’ai écrit ce texte que je viens de retrouver et que je publie en deux parties.
L’air est glacial, coupant, comme
un rasoir neuf sur une peau juvénile. Il a laissé tourner le moteur de sa voiture,
encore quelques instants, pour s’emplir de cette chaleur aux senteurs
mécaniques, qui donne encore pour quelques instants l’illusion du bien-être. Lorsqu’il
est sorti, qu’il a claqué la portière, il a perçu comme un rétrécissement. Il est
encore plein de ces sensations « ouateuses » que laissent une nuit
sous une couette. Le train est annoncé dans un quart d’heure. Il attendra dans
le grand hall d’accueil. Il aime ses petits moments de presque rien, où on sent
chaque minute qui passe laisser sa trace grise dans la chair. Il est un habitué
du lieu, mais pas de cet horaire. Il est de ceux qui entrent dans le train,
avec des souliers vernis, les mains fines et l’air préoccupés. A cette heure,
ce sont surtout ceux qui travaillent dur, ce sont dont les mains racontent l’histoire
caleuse des chantiers. Dans la salle, ils sont six à lutter contre les courants
d’air. Sept avec la femme de ménage de la gare. Elle semble hors du temps, qui
passe et qu’il fait, absorbée par son entreprise de nettoyage. Elle est haute
comme trois pommes et sautille pour atteindre les vitres du guichet. Elle est
comme une mélodie virevoltante dans le silence glacial de l’aurore. Contre le
mur, tassés les uns contre les autres, quatre hommes, épaules larges, l’œil vif.
Ce sont des turcs, ils parlent entre eux doucement. Il ne semble pas souffrir
du froid, on dirait que toutes leurs forces, toute leur énergie est consacrée à
se donner une contenance sereine. Contre les fenêtres, un grand, bonnet vissé jusqu’aux
lunettes, d’une immobilité qui s’apparente à de la pétrification. On croirait
que le froid ne l’atteint pas , qu’il le contourne, qu’il hésite à le déranger
dans sa raideur matinale.
Pas une voix pour arrondir les
angles du froid. Seuls les regards se croisent : on se connait, mais
chaque matin on se découvre. Et dans ce simple petit matin de février, il y a
comme une éruption de solennel dans ce petit espace de ce rien de tous les
jours. Il est le seul à ne pas rester en place. Comme toujours, il cherche à
embrasser de tous ses sens ce qui l’entoure…
Ouais, c’est cool, je n’ai pas tout compris mais c’est cool…
C’est peut-être un peu tordu non, tu ne trouves pas que je me suis un peu compliqué la vie, dis-moi franchement
Ils sont quatre autour de la table. Des amis, des vrais, on comprend tout de suite aux regards qu’ils se portent, qu’ils se connaissent parfaitement, profondément, et qu’ils s’aiment. Oui surtout qu’ils s’aiment. Dans ce bar ils sont chez eux, Alice rit, souvent, fort, très fort. Derrière le bar, le patron sourit. Alice il l’aime beaucoup lui aussi. Elle est de ces clientes qu’on aime voir entrer. Quand elle ouvre la porte tu te rappelles pourquoi tu vis.
Il les observe depuis un moment, il sait qu’ils ont un projet de pièce, ils en ont parlé. Une pièce qui assemble leurs amitiés, une pièce qui leur ressemble. Ils sont souvent là. Il les entend, chacun avec leurs carnets ; la plus bavarde c’est Alice. Dans son sac elle a toujours son carnet à rêves. Il entend. Et les trois autres l’écoutent, Gabriela est dramaturge, elle prend des notes. Il entend elle pose des questions, elle raconte, elle aussi, pas comme Alice, elle ne lit pas, ce ne sont pas ses rêves qu’elle raconte, c’est sa vie, ses souvenirs enfin il le suppose. Il aime sa voix, son accent, elle est née au Chili. Elle est en France depuis 12 ans, elle veut retenir au pays avec un projet.
Ils viennent depuis plusieurs semaines tous les soirs, au début c’était Alice qui parlait le plus. Maintenant elle prend des notes. Elle fait des croquis. Et puis il y a les deux autres, Fabrice et Tonio. Eux ce sont des comédiens, ils écoutent, ils attendent.
Le premier soir où ils sont venus tous les quatre je me souviens que Alice était impatiente de lire son carnet à rêve. Mais Gabriella, comme souvent a parlé la première, elle venait de recevoir une carte postale de sa famille à Santiago, la photo d’une rue étroite, lumineuse, avec des enfants qui jouent, un chien, les façades sont ocres, toutes les fenêtres sont fermées sauf une. On y distingue un visage.
Alors Alice tu en penses quoi, franchement elle n’est pas trop tordue mon histoire ?
Fabrice et Tonio se regardent. Ils ont aimé ce texte, ils ont déjà quelques idées à suggérer.
Alice les regarde aussi, elle n’aime pas forcément parler en premier. Alors oui elle a dit que c’était cool, c’est le mot qu’elle aime utiliser, comme le signe de ponctuation de la tendresse qu’elle a pour beaucoup, mais là elle comprend qu’il faut en dire plus.
C’est un peu compliqué, comme tu dis, mais de toute façon la vie c’est un peu compliqué non ? Mais là oui franchement j’aime bien les contrastes, j’ai déjà pas mal de trucs en tête,
Et vous vous en pensez quoi Fabrice, Tonio
Nous on vous suit. On signe, mais là on ne veut pas faire les vieux mais il faut qu’on rentre
Alice se tourne vers moi, je suis affalé, contre mon bar, je les écoute. Je suis bien.
C’est quelle heure Max ?
Je les aime tous les quatre, ils ne sont pas comme tout le monde, leurs smartphones ne sont jamais posés sur la table, ce sont des objets qu’ils n’utilisent que très peu m’ont-ils expliqué. Alors l’heure ils aiment la demander et je suis tellement heureux de la leur offrir
Elle est retournée dans sa chambre. Son lit est en pleine lumière, la lumière d’un si beau jour. La fenêtre est toujours ouverte, les chiens aboient, on entend des enfants qui jouent, ils crient, dans une autre langue. Elle aime tellement voyager. Il faut reprendre le carnet, la lecture, écrire peut-être. Se souvenir : 23 h 17… Elle l’a écrit. Elle ne sait pas, ne sait plus, lit ce qu’elle a écrit, l’histoire de ce rêve commencé, pour qu’il se fabrique, pour qu’il entre à l’intérieur Le 23 h 17 du carnet. Le 23 h 17 de la cuisine. Curieuses ces heures, l’une est lourde, poisseuse, engluée de noir et l’autre est légère pleine de soleil. Elle la sent, là, sur la peau, par la fenêtre. Elle poursuit sa lecture. …La fenêtre est ouverte, et j’entends toujours cet aboiement, et une rumeur, la rumeur de la ville, une ville étrangère parce que je ne saisis ni ne comprends aucun mot, je me lève, je me sens légère, vaporeuse presque, et m’approche de la fenêtre, enfin j’essaie, car elle est loin, de plus en plus loin, mais j’entends toujours le brouhaha de la ville. Je ne sais pas où je suis, j’ai dû dormir trop profondément. Un aboiement, et ce mur, avec tous les mots que j’aime…. Elle poursuit sa lecture, l’écriture est plus tremblante, certaines lettres à la fin des mots coulent, elles s’effondrent même, le sommeil devait être proche. Ce rêve est étrange, je ne l’ai pas encore eu, mais je le sens tellement. Il est là en moi ; ce n’est pas un rêve, c’est un désir. Un désir de lumière ; ces lumières dont on dit qu’elles sont chaudes : lumières du sud, lumières qui sentent le pain qui sort du four. J’ai sommeil, je sens que mes yeux papillonnent ; ils vont se fermer ; je n’ai pas fini. Il ne faut pas que je finisse, les mots restent suspendus là, ils planent au-dessus de mon carnet, et ils se poseront tout à l’heure sur mes paupières qui se fermeront et le rêve se poursuivra et demain je me réveillerai et je le raconterai. Un aboiement, au loin, des cris d’enfants, des femmes emplies de couleurs…. Elle est parvenue au bas de la page. C’est ce qu’elle a écrit hier soir, juste avant de s’endormir à 23 h 17 ou un peu plus tard. Le temps qu’il faut pour écrire sur cette page de carnet. Et maintenant elle est là assise, au bord du lit, il faut qu’elle tourne la page, la nuit est finie, elle a rêvé, il le faut. Raconter, écrire, la suite, ce qui s’est passé pendant cette nuit. Elle tourne la page, elle est pleine, remplie, la suivante aussi et celle d’après, et toujours plus, elle feuillette fébrilement, le carnet est plein. Toutes les pages sont noires. Une écriture serrée, nerveuse. Elle ne se souvient pas. Quelques lignes encore. Il faut qu’elle lise quelques lignes Un aboiement, au loin, des cris d’enfants, des femmes emplies de couleurs…. Ce sont les derniers mots qu’elle a écrits. C’est sûr, certain, elle s’en souvient. Elle poursuit sa lecture. J’ai ouvert la fenêtre. Dehors il fait grand jour, et je reconnais cette petite rue étroite, c’est au Chili. A Santiago. Je me penche ; dans la rue en bas, je reconnais, mon père, il lève la tête, l’aboiement que j’entends est celui de mon chien notre chien. C’est drôle ce gros chien des montagnes, ici dans cette ville chaude. Mon père me parle, je ne comprends pas tout de suite mais il me dit de descendre, de venir le rejoindre. On ira se promener. Je lui dis d’accord. Je ferme la fenêtre et je veux pousser la porte. C’est impossible elle est lourde, si lourde. Elle ne comprend plus rien, elle a l’impression d’être dans une boucle qui n’en finit plus. Les pages du carnet sont remplis d’une écriture fine, régulière, c’est son écriture. Elle ne sait pas que faire, elle ne sait plus. Elle est partagée ; elle est comme dans un rêve. Son rêve qu’elle n’a pas fini, mais qu’elle a déjà raconté, c’est écrit là, elle le sait, il y a la suite. …et je veux pousser la porte mais c’est impossible elle est lourde, si lourde. La phrase d’après. Il le faut. Une seule, pour savoir, pour comprendre. Chaque pas que je fais est lourd, comme si j’étais engluée dans du sable mouvant ; j’ouvre la porte, il fait encore nuit. Ici il fait encore nuit, et pourtant il y a quelques instants je sentais les rayons du soleil qui me caressaient la peau ? Ici il fait nuit, encore, j’entends le son d’une télé, un son familier. Je me dis que je rêve e… Mais où, quand. Je repense en souriant « et si tout cela n’était qu’un rêve » ou ce que me dit mon père « et si nous n’étions tous que le rêve d’un papillon ». Je souris. Pourvu qu’il ne se réveille pas : mon père ou le papillon… Elle ne lit plus, elle est certaine qu’elle sait déjà ce qu’il y a d’écrit. Elle le sait. Elle est dans le brouillard. Se réveiller, s’endormir. Entre les deux. C’est si compliqué. Inspirer, souffler. Il faut qu’elle le fasse. Et l’heure, quelle est-elle, ou est-elle ?
C’est bien son écriture. Comme s’il pouvait en être autrement. Comme s’il était possible d’en douter. Mais elle doute. Tout est si étrange ce matin : la lumière, l’aboiement de ce chien. Sa légèreté. Elle n’a presque pas eu besoin de s’étirer. Pas mal au dos ce matin. Elle commence à promener ses yeux sur les dernières pages. Elles ont été noircies hier soir. C’est écrit : il y a la date : « mardi 3 novembre, 23 h 17 ». C’est étrange, elle ne se souvient pas, elle avait tellement sommeil. Elle commence sa lecture : « une fois n’est pas coutume avant de m’endormir j’ai besoin de raconter mon rêve. Mais pas celui de la veille, non celui de la veille c’est le matin que je le raconte. Non je veux raconter celui de maintenant enfin de tout à l’heure de cette nuit. Je veux faire cette expérience ; je veux écrire le rêve que je n’ai pas eu, pas encore, et puis m’endormir. On ne sait jamais, je vais commencer et lorsque je m’endormirai, le carnet glissera par terre, comme une feuille volante et moi dans le sommeil. Une feuille volante. Comme un signe. « Tout a commencé par un aboiement : il me réveille et lorsque je me lève, ma chambre n’est plus la même, à commencer par la tapisserie. Il est curieux ce papier peint, blanc, couvert de graffitis, de mots, des mots que j’aime. La fenêtre est ouverte : j’entends toujours cet aboiement, et une rumeur, la rumeur de la ville. Ce doit être une ville étrangère parce que je ne saisis ni ne comprends aucun mot. Je me lève, je me sens légère, vaporeuse presque, m’approche de la fenêtre ; enfin j’essaie, car elle est loin, de plus en plus loin, elle s’éloigne. Mais j’entends toujours le brouhaha de la ville. Je ne sais pas où je suis, j’ai dû dormir trop profondément. Un aboiement. Ce mur, avec tous les mots que j’aime… » Elle est toujours assise au bord du lit. Elle a tourné la page. Le dernier mot qu’elle a écrit avant de s’endormir est tremblant le e de aime s’affaisse en dessous de la ligne. Mais la page est blanche. Il faut qu’elle se souvienne. Que s’est -il passé ensuite ? Elle ne se rappelle pas : son expérience n’a pas fonctionné. Elle aimerait tellement pouvoir raconter la suite. Une autre fois peut-être. Après tout, se dit-elle, je suis peut-être encore en train de rêver, je vais me réveiller… Me réveiller. Et les carnets : où sont-ils ? Elle doute maintenant. Elle les a peut-être oubliés. Ou alors elle ne les a pas tous sortis. Elle hésite. Elle n’est jamais au même endroit, un jour chez l’une, une nuit chez l’autre. C’est une nomade, une nomade organisée. Elle va prendre l’air. Il faut qu’elle prenne l’air. Rien de tel pour se remettre les idées en place. Nous sommes en novembre. La fraîcheur lui fera du bien. Elle s’approche de la fenêtre, ferme les yeux, prend une longue inspiration. Aboiements, bruits de rue, chants, cris. Elle n’est pas chez elle ; elle ne se retrouve pas. Peut-être a-t-elle trop dormi ? Cela lui arrive parfois : ne plus savoir où on se trouve. Cette rue, là juste sous sa fenêtre, étroite, très étroite, en face juste en face des murs blancs. Quelques fenêtres attrapent des rayons de soleil et les envoient. Elle est belle cette lumière. Si belle… Elle ferme la fenêtre. Sortir de la chambre. Il faut que je sorte de cette chambre. La porte est fermée. Chaque pas qu’elle fait est lourd. Comme si elle était engluée dans du sable mouvant. Elle ouvre la porte. Ici, il fait encore nuit. Pourtant il y a quelques instants elle sentait les rayons du soleil qui lui caressaient la peau… Ici il fait encore nuit. Elle distingue le son d’une télé. Un son familier. Je rêvais dit-elle… Mais où, quand. Elle sourit : « et si tout cela n’était qu’un rêve » et ce que lui disait son père « et si nous n’étions tous que le rêve d’un papillon ». Elle sourit. Pourvu qu’ils ne se réveillent pas : son père, le papillon… Elle ne sait pas, elle ne sait plus. Elle avance. Jusqu’à la cuisine. Tout est normal. Boire un verre d’eau. Il le faut. Elle regarde la pendule : elle marque 23 h 17.
Tiens j’aurai pensé avoir dormi plus.
Elle ne fait pas de bruit. Elle entend le son de la télévision. Le plancher craque.
Elle s’endort vite. Enfin c’est ce qu’elle supposera peut-être demain.
Elle dira.
Je me suis endormie tout de suite,
Mais comment le savoir, saisir le moment, précis où on plonge de l’autre côté ? Alors oui elle dit qu’elle s’endort vite, très vite, toujours. Elle rêve beaucoup. Des rêves touffus, comme un champ d’herbes sauvages. Ce sont de véritables histoires, des épopées même. Elle s’endort en se disant, ou peut-être qu’elle entend quelqu’un lui murmurer.
J’espère que pour terminer sa nouvelle il ne va pas te faire le coup de la chute classique : « et elle se réveilla car tout cela n’était qu’un rêve ! »
Un rêve. Comme si tout cela ne pouvait être qu’un rêve
Elle ne dort jamais les volets fermés. Peut-être ce besoin de lumière. Cette lumière qui même la nuit est là, tapie, dans l’ombre.
Dehors un bruit de feuilles mortes. Bruit qui craque, qui froisse. Et une odeur : un mélange d’humide et de sec. Elle dort. Profondément.
Quand elle s’est levée, comme toujours, elle s’est étirée. Elle a souri en regardant la lumière douce du matin qui entre discrètement.
C’est un joli matin de novembre.
Quelques grains de poussières flottent. Ils sont suspendus à ce qui ressemble quand même à un magnifique rayon de soleil.
Elle a rêvé encore, beaucoup. Mais curieusement aujourd’hui elle ne se souvient de rien. De toute façon elle n’aura pas le temps de chercher à se souvenir. Elle a tellement à faire aujourd’hui. Une liste, longue, hétérogène, échevelée. Elle l’a inscrite sur un carnet. C’était hier soir. Cela fait partie des rites. Elle aime tant les carnets, elle en plusieurs, un pour chaque usage. Carnet pour les voyages, carnet pour les spectacles, carnet pour les rêves, carnet pour les mots qu’elle aime, carnet pour dessiner la lumière, carnet pour son chat. Elle aime tellement son chat qu’elle lui consacre un carnet, rien que pour lui, et comme elle a le sens de l’humour, sur la couverture, elle a noté « Charnet » …
Sur le carnet aux rêves, elle écrit presque tous les matins. Les carnets, ses carnets. Ils sont tous là rangés, alignés, au pied de son lit. Fidèles compagnons
Mais ce matin, c’est le vide. Ils n’y sont plus. Il n’y a plus rien, ou presque. Il n’en reste qu’un seul. Elle ne le connait pas. C’est un gros carnet. Les autres ont dû glisser sous le lit.
C’est curieux quand même ! Glisser sous le lit…Elle sourit, ses yeux se plissent. Elle est certaine qu’hier soir, comme tous les jours elle a écrit quelques lignes. Sur chacun d’entre eux.
Hier soir. Quelques lignes : sur son carnet, sur ses carnets. Elle ne souvient pas ou mal.
Un carnet. Un seul. Il est là.
Il n’y a rien. Elle le sait, elle le sent. Elle ne l’ouvre pas. Il est peut-être trop tôt.
Dehors un chien aboie. Un aboiement lourd qu’elle connaît bien, même s’il y a bien longtemps que…
Bien longtemps qu’il est parti. Quelque part, ailleurs, dans la nuit des chiens. La nuit des chiens. Elle se souvient ; cette phrase, ces mots. Léo Ferré.
Ce n’est pas de son âge d’écouter Léo Ferré. C’est ce que certains lui ont dit. Léo Ferré : sa chienne qui n’avait que trois pattes : « elle est partie, Misère, dans des cachots, quelque part dans la nuit des chiens… »
Un chien aboie. Il aboie. Elle entend. Frissons.
Bruit de feuilles. Se pencher à la fenêtre et observer. Non : ne pas modifier l’ordre, l’ordre du monde, de son monde. Se lever, s’étirer, vérifier que tout est en place.
Les carnets, le carnet.
Le carnet. Elle ne le reconnait pas. Il faut qu’elle le lise, qu’elle se relise. Elle s’assied au bord du lit, le carnet est ouvert sur ses genoux. La lumière est si belle, caressante, une lumière qui invite les sourires.
Comme je vous l’ai annoncé hier, je vais publier une nouvelle que j’ai écrite en fin d’année dernière. C’est un cadeau pour ma dernière fille, Alice. J’avais fait la même chose pour mes trois autres enfants. Et comme pour les autres je lui ai demandé si elle acceptait que je la publie. J’ai beaucoup, beaucoup travaillé ce texte. Et disons le j’en suis particulièrement fier. Je le publierai jusqu’à Dimanche en cinq parties puis lundi prochain en entier…
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« Eh papa, n’oublie pas, cette année j’ai vingt-cinq ans ! C’est l’année de ma nouvelle. Je te le rappelle parce que je te connais tu vas t’y mettre la veille…
C’est vrai que dans cette famille, c’est devenu une tradition. Le plus vieux des quatre enfants aujourd’hui âgé de trente-cinq ans a eu le privilège d’ouvrir ce bal littéraire. C’était il y a dix ans et à quelques années d’intervalle, les deux autres ont aussi bénéficié du même traitement.
Pour vos 25 ans je vous écris une nouvelle !
Voilà c’est comme ça : en quelque sorte c’est écrit.
C’est écrit. Mais il faut l’écrire…
Le voici arrivé à la quatrième : la dernière, la petite dernière… Disons-le tout net : il y pense ! Pas tout le temps : mais il y pense… Il cherche, il tâtonne. Plus la date approche, plus il est inquiet.
Très inquiet même. On le voit parfois, dehors sur la terrasse, il regarde le ciel, la cime des arbres, les nuages qui roulent comme des vagues.
Qu’est-ce que tu fais encore papa ?
J’écoute, j’attends, j’entends…
N’oublie pas…
Pourtant chez lui, la peur d’écrire n’existe pas. Il est même dans une période où il écrit beaucoup, peut-être trop. Bref, ça le « travaille ». Il a peur. Ce n’est même pas la peur d’être mauvais. Non le pire pour lui serait d’être moyen, dans cet entre-deux un peu mou. Son angoisse est de ne pas réussir à poser sur le papier tout ce qu’il entend dans ce qu’il appelle souvent l’arrière-pays de sa tête. Ne pas écrire quelque chose de banal, à côté de la plaque. Il faut des idées, les rassembler et surtout, surtout, trouver un fil conducteur.
Un fil conducteur, ou une lumière. Une belle lumière.
Alors il écrit. Les feuilles sont là, lisses et blanches. Il les caresse, les sent. Il respire.
Et l’inspiration jaillit. Au début quelques larmes, et puis un long sanglot, une rivière, un torrent. Les idées coulent sur le papier. Les mots, des phrases, des souvenirs, des images, des personnages, des caractères, des inventions, des convictions.
Et la lumière encore, toujours…
Tout cela fait un joli fatras. Fatras, il est beau ce mot. Mais il y a encore mieux : il y a taffetas. Le taffetas que forment les tas de feuilles. Tas de feuilles posés ici ou là, traces de ses inspirations.
C’était le premier mardi de novembre : le trois pour être précis. Fatiguée elle s’est levée pour aller se coucher, s’est arrêtée au milieu de l’escalier de la mezzanine et brusquement s’est retournée avec un sourire mi ironique mi inquiet.
Eh papa n’oublie pas, mais vous connaissez la suite…
Et là, il a eu comme un moment de panique. Une bouffée d’angoisse.
La nouvelle, sa nouvelle, les papiers, les feuilles. J’ai écrit, c’est fini. Oui presque fini mais, les feuilles, oui les feuilles, où sont-elles ? Où sont-elles passées ? Où se sont-elles envolées ?
J’aurai dû écrire sur un carnet, pas sur des feuilles volantes. Curieuse cette expression : feuilles volantes… Il pense aux feuilles mortes ; elles s’accrochent, elles résistent, et puis elles tombent ou s’envolent. On est en novembre, ce mois si gris où les feuilles tremblent, tremblent et meurent.
On est en novembre. C’est aussi le mois où les feuilles blanches se remplissent.
Où se sont-elles envolées ces feuilles volantes ?
Arrivée dans sa chambre, elle sourit. Un joli, un vrai sourire intérieur qui brille sur le visage comme une petite flamme. Elle aime taquiner : son papa, les autres. Elle le fait toujours avec légèreté et ce magnifique sourire intérieur qui se devine derrière le miroir des yeux.
Avant de se coucher, elle s’astreint à quelques rites immuables, indispensables. Des rites qu’on ne croirait réservés qu’à celles et ceux dont on trouve qu’ils sont un peu raides, un peu rigides mais certainement pas à la saltimbanque de la famille.
Mais qu’on le veuille ou non les artistes, et c’est une artiste, une artiste de la lumière, sont des personnes organisées, ordonnées.
Chaque soir il y a de façon immuable une liste de choses à faire. Parmi celles-ci, ce soir, justement, elle a prévu de relire ce magnifique texte sur les artistes. Un texte de Léo Ferré. Léo Ferré un artiste. Peut-être le plus grand.
Les artistes,
Ils vous tendent leurs mains et vous donnent le bras
Vous les laissez passer, ils ne sont pas à vous
Les artistes
Ils sont le clair matin dans vos nuits des tempêtes
Finalement, ce ne sera qu’en trois parties… Je me suis levé très tôt ce matin et j’en ai profité pour terminer de mettre au propre le manuscrit
Les réponses viennent, faciles. A chacun d’entre elles le puzzle se reconstitue…Dans la voiture, ça s’est passé comment, elle vous a parlé ?
Oui, enfin pas beaucoup, parce qu’on aurait dit qu’elle était fatiguée, ou triste…
Camille regarde toujours son frère quand elle répond, comme pour vérifier, se rassurer.
Tu ne penses pas qu’elle avait plutôt peur ?
On ne peut pas vraiment dire parce que de derrière on voyait pas bien ses yeux.
Et il n’y a rien qui vous a paru anormal pendant le trajet ?
Non. Elle nous a dit : « à demain les enfants, à moins que je sois malade. » Il faut dire qu’elle n’arrêtait pas de renifler.
Les inspecteurs en avaient assez entendu et ils s’apprêtaient à les libérer pour qu’ils puissent aller jouer lorsque Camile s’est souvenu d’un détail.
Ah oui, il y a un truc que je voulais dire. Sur le tableau de bord de sa voiture, y a une photo. Ça m’a fait drôle parce que c’était une photo d’elle. C’est marrant d’avoir sa tête sous les yeux quand on conduit !! Moi mon papa il a une photo de maman et puis de nous à côté du volant…
Et maman elle a une photo du chat…
C’est Denis qui n’a rien dit jusque là qui ajoute cette information, essentielle. Les inspecteurs se regardent avec le sourire.
Les enfant sortis, les inspecteurs ont rappelé Mr Malouin.
Monsieur Malouin, vous aviez une liaison avec Danielle Lemoine ? C’est bien ce que vous nous avez dit tout à l’heure ?
Monsieur Malouin a les larmes aux yeux et la voix complétement nouée.
C’était plus qu’une liaison, bien plus ! On voulait se marier : enfin on, je dois dire que c’était surtout moi. Elle, il y avait quelque chose qui semblait la gêner, la retenir. Je dois dire que cela m’énervait. Hier soir je suis allé la voir dans sa classe. J’en pouvais plus. Je lui ai dit que si elle n’acceptait pas de vivre avec moi, de m’épouser, j’allais faire une connerie, une grosse connerie.
Et qu’est-ce qu’elle a répondu à cette menace ?
Une menace ? Vous y allez fort quand même, je suis tellement amoureux d’elle, vous n’imaginez même pas.
Continuez Mr Malouin, que vous a-t-elle répondu ?
Elle s’est mise à pleurer, à sangloter même, elle n’arrêtait pas, je ne comprenais pas, cela prenait des proportions incroyables…
Monsieur Malouin, saviez vous que Danielle Lemoine avait une sœur jumelle ?
Une sœur jumelle ? Non je l’apprends. Elle ne m’en avait jamais parlé. De toute façon elle ne me parlait jamais d’elle. Mais je me doutais bien qu’il y avait un truc qui clochait. Mais enfin inspecteur, une sœur jumelle ça ne l’empêchait quand même pas de m’épouser.
Quand vous vous êtes quittés, que vous a-t-elle dit ?
Elle m’a dit qu’elle prendrait sa décision le soir-même et qu’elle reviendrait avec une réponse, le lendemain, aujourd’hui donc.
Et ce matin que s’est-il passé ?
Quand elle est arrivée, elle était tout excitée, je ne l’avais jamais vu comme ça, elle ne se souvenait même plus du nom d’un élève, le plus terrible de l’école, il l’avait bousculé… Puis elle m’a dit qu’elle m’aimait beaucoup, mais qu’elle ne pouvait pas, pas encore, qu’il était trop tôt…
Mr Malouin vous n’avez rien constaté d’anormal ?
Je ne peux pas dire. C’était si violent, si brusque. Mais c’est vrai qu’elle était vraiment bizarre. Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait accompagné Camille et Denis en voiture hier soir, elle a coupé court comme si elle était surprise. Et elle m’a répondu un peu sèchement qu’après 16 h 30, elle transportait qui elle voulait dans sa voiture.
En début de soirée Melle Lemoine fut arrêtée. Elle était sur le point de se jeter dans le vide, elle était sur le parapet d’un pont à quelques centaines de mètres de chez elle. Cela faisait plus de trente ans qu’elle vivait avec sa sœur, elles ne s’étaient jamais quittées. Tous les soirs, elle l’attendait. Sa grande joie était de lui préparer de succulents repas. Puis elles parlaient, se racontaient leurs journées dans les menus détails. Ce soir-là, quand Danielle en rentrant de l’école lui apprit qu’elle allait partir, qu’elle avait rencontré quelqu’un, le directeur de l’école, Hélène ne répondit pas. Le repas s’était terminé dans un silence trouble. Puis chacune d’elle s’était couchée sans embrasser l’autre, et sans se dire le moindre mot. Ce n’était pas dans les habitudes de la maison Lemoine…
Aux alentours d’une heure du matin, Hélène s’était levée et avait étouffée Danielle dans son sommeil avec l’oreiller. C’est au petit matin qu’elle avait décidé de devenir Melle Lemoine l’institutrice. Elle s’occuperait du corps le soir après la classe. Le crime sera parfait. Le crime sera parfait. Personne ne la connaissait, elle ne sortait presque jamais, ni seule, ni même avec sa sœur adorée. Et la ressemblance était si frappante. Si frappante. Et puis comme Danielle lui raconte tout avec plein de détails elle a l’impression de connaître tous les enfants.
Elle n’avait commis qu’une seule erreur, celle de croire que sa sœur lui vouait un amour infini et indestructible. En fait elle n’en pouvait plus de ce double qui lui pesait de plus en plus. Juste avant de rentrer chez elle, la veille au soir, Danielle Lemoine était passée par la poste, elle avait envoyée une lettre en recommandée, « très urgente » avait-elle dit au guichet, « il faut absolument qu’elle parvienne au commissariat demain dans la journée ».
Dans cette lettre, elle avouait le crime de sa propre sœur Hélène, elle n’en pouvait plus et préférait la prison qui ne durerait qu’un temps à l’enfer de cette vie qu’Hélène lui imposait. Et en sortant elle pourrait retrouver Mr Malouin. S’il l’aimait tant, il l’attendrait.
Ce soir-là après avoir été appréhendée par la police juste avant de se jeter du haut du pont, Hélène Lemoine passa sa première nuit en prison, mais sur la porte de la cellule, on pouvait lire : « Danielle Lemoine ».
Vous êtes plusieurs à m’avoir demandé la suite. Il me faut un peu de temps, car le texte que j’ai découvert est manuscrit, il faut me relire, et tout retaper…. La suite demain…
Camille qui semble la moins timide répond par la négative, elle explique que, comme souvent, elle les a regardés du haut des escaliers, par-dessus la rampe.
– Et vous ne savez pas où elle est allée après ?
C’est Denis cette fois, le frère de Camille qui a répondu. Il a expliqué qu’elle avait son manteau, que cela lui avait paru bizarre, puisque la photocopieuse est au premier.
Les policiers se sont regardés. On aurait dit qu’ils souriaient. Monsieur Malouin paraissait de plus en plus nerveux. Les inspecteurs sont sortis et le directeur est resté pour répartir les élèves dans les autres classes. Quelque chose, un détail, interrogeait les enfants. Ils n’étaient pas très âgés mais ils savaient parfaitement raisonner. « Comment la police a-t-elle pu faire pour être aussi vite sur place ? » Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire de disparition.
Monsieur Malouin semble embarrassé, il hésite, et finalement se dit que ce sont les CM2, les plus grands. De toute façon ils ne tarderont pas à découvrir la vérité. Il n’a pas besoin de réclamer le silence : tous les enfants sont suspendus à ses lèvres.
– Les enfants, ce qui s’est passé est vraiment bizarre, moi-même je n’y comprends rien, les inspecteurs sont venus ce matin parce qu’ils ont découvert le corps de Melle Lemoine ce matin à son domicile. Elle a été assassinée. Je suis comme vous, je n’y comprends rien, elle était bien là ce matin, c’est ce que je leur ai dit d’ailleurs et c’est quand ils sont arrivés que je me suis aperçu de sa disparition.
Cette histoire devient vraiment compliquée : une maîtresse assassinée, une fausse maîtresse qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la vraie.
Les élèves ont été répartis dans chacune des classes. Certains d’entre eux pleurent, d’autres sont déjà passés à autre chose.
L’après-midi, la plupart des élèves sont revenus à l’école. Ce sont les inspecteurs qui l’ont demandé. Ils peuvent encore avoir besoin d’informations.
En début d’après-midi, juste avant la sonnerie du début de classe Mr Malouin est resté très longtemps dans son bureau avec les inspecteurs. Lorsqu’il est sorti, il était pâle et avait l’air complètement absent.
Les policiers ont souhaité interroger Camille et son frère. Ces deux enfants ont, en effet, l’air d’en savoir un peu plus que les autres.
Hier soir, Camille et son frère sont retournés à l’école. Elle avait oublié ses lunettes et sans elles, elle aurait eu beaucoup de difficultés à faire ses devoirs. Les enfants savent que leur maîtresse reste assez longtemps, le soir, dans sa classe. Elle leur dit régulièrement que s’ils ont le moindre problème ils peuvent venir la voir, elle est là pour les aider. Elle est tellement gentille Danielle Lemoine.
Arrivés devant l’école, ils ont été rassurés en voyant de la lumière dans la classe. Dans les escaliers, ils ont croisé Mr Malouin. Il descend en se tenant à la rampe, comme s’il était épuisé. Il les a un peu grondés, tout surpris de les trouver dans l’école à cette heure-ci. Puis il les a laissés monter en leur recommandant de ne pas courir dans les couloirs.
Quand ils sont arrivés dans la classe, Melle Lemoine était en train de pleurer. Sans se cacher. Elle est surprise de voir Camille et son frère devant la porte, pétrifiés. Ils sont très impressionnés, n’osent rien dire, une maîtresse ça ne pleure pas. Ils se dépêchent de récupérer les lunettes et s’apprêtent à repartir en courant (tant pis pour ce qu’a dit Mr Malouin) quand elle leur propose de les raccompagner…
Camille et son frère ne sont pas impressionnés par les inspecteurs. Peut-être par habitude. Ils regardent beaucoup de films où les policiers sont souvent sympas et habillés en jeans.
Les réponses viennent, faciles. A chacun d’entre elles le puzzle se reconstitue…
En faisant du rangement dans mes cahiers, carnets j’ai découvert cette nouvelle que j’avais écrite il y a une vingtaine d’années. Je n’ai pas trouvé la date précise. Je viens de la relire, et comment dire, elle est un peu surprenante, un peu hors norme par rapport à mon style habituel…. Je la publierai en quatre parties
Quand la fin de la récréation a sonné la classe de Mademoiselle Lemoine s’est regroupée à peu près convenablement à l’endroit habituel. Comme toujours, il faut laisser passer les élèves de Madame Antoine et ensuite il faut monter en classe.
Arrivés dans leur salle, les élèves n’ont pas l’air surpris de n’y pas trouver leur maîtresse. Elle passe souvent la récréation à la salle de photocopie. Ils s’installent et se mettent au travail. Au bout d’un quart d’heure, ils sont un peu étonnés d’être toujours seuls. Ils ont d’abord pris ce retard pour une prolongation de récréation, puis une espèce d’angoisse a pris le dessus sur la satisfaction. Ils sont seuls à cet étage. Aucun bruit extérieur ne leur parvient.
C’est au moment où l’un d’entre eux s’est auto-désigné pour aller voir ce qui se passait que le directeur est entré, entouré de deux hommes aux regards nerveux. Le directeur, Monsieur Malouin semble inquiet. Les enfants n’ont plus envie de chahuter. Quelque chose n’est pas normal. Certains se souviennent que ce matin, Mademoiselle Lemoine est arrivée en retard. Camille a même cru voir qu’elle avait pleuré. Jusqu’à la récré de dix heures, tout s’était déroulé normalement. Enfin à peu près, parce qu’elle leur avait faire exactement la même dictée qu’hier et ils n’avaient évidemment rien dit, bien trop heureux de pouvoir faire zéro faute. Mais maintenant elle n’est pas là, ou pour être plus exact, elle n’est plus là. Et il y a ces trois hommes aux visages gris.
Monsieur Malouin leur explique que Mademoiselle Lemoine a eu un petit problème, qu’elle a dû s’absenter en urgence. Il leur dit aussi que ces messieurs sont de la police et qu’ils vont leur poser quelques questions. Les inspecteurs se sont assis sur le bureau et le directeur est resté au milieu de l’estrade, à se tordre les mains.
Tout à l’heure Monsieur Malouin leur a menti : Mademoiselle Lemoine n’est pas partie, elle a disparu et on ne sait pas pourquoi. Les inspecteurs sont là pour essayer de comprendre. Le plus âgé d’entre eux a commencé à poser des questions :
Est-ce que certains d’entre vous ont remarqué quelque chose d’anormal ces derniers jours, ou ce matin ?
Et voici pour clôturer la publication en cinq parties, la version intégrale de cette nouvelle que j’ai beaucoup aimé écrire. N’hésitez pas à me donner votre avis…
23 h 17…
« Une nouvelle de Eric Nédélec pour Alice : 12 décembre 2020 »
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« Eh papa, n’oublie pas, cette année j’ai vingt-cinq ans ! C’est l’année de ma nouvelle. Je te le rappelle parce que je te connais tu vas t’y mettre la veille…
C’est vrai que dans cette famille, c’est devenu une tradition. Le plus vieux des quatre enfants aujourd’hui âgé de trente-cinq ans a eu le privilège d’ouvrir ce bal littéraire. C’était il y a dix ans et à quelques années d’intervalle, les deux autres ont aussi bénéficié du même traitement.
Pour vos 25 ans je vous écris une nouvelle !
Voilà c’est comme ça : en quelque sorte c’est écrit.
C’est écrit. Mais il faut l’écrire…
Le voici arrivé à la quatrième : la dernière, la petite dernière… Disons-le tout net : il y pense ! Pas tout le temps : mais il y pense… Il cherche, il tâtonne. Plus la date approche, plus il est inquiet.
Très inquiet même. On le voit parfois, dehors sur la terrasse, il regarde le ciel, la cime des arbres, les nuages qui roulent comme des vagues.
Qu’est-ce que tu fais encore papa ?
J’écoute, j’attends, j’entends…
N’oublie pas…
Pourtant chez lui, la peur d’écrire n’existe pas. Il est même dans une période où il écrit beaucoup, peut-être trop. Bref, ça le « travaille ». Il a peur. Ce n’est même pas la peur d’être mauvais. Non le pire pour lui serait d’être moyen, dans cet entre-deux un peu mou. Son angoisse est de ne pas réussir à poser sur le papier tout ce qu’il entend dans ce qu’il appelle souvent l’arrière-pays de sa tête. Ne pas écrire quelque chose de banal, à côté de la plaque. Il faut des idées, les rassembler et surtout, surtout, trouver un fil conducteur.
Un fil conducteur, ou une lumière. Une belle lumière.
Alors il écrit. Les feuilles sont là, lisses et blanches. Il les caresse, les sent. Il respire.
Et l’inspiration jaillit. Au début quelques larmes, et puis un long sanglot, une rivière, un torrent. Les idées coulent sur le papier. Les mots, des phrases, des souvenirs, des images, des personnages, des caractères, des inventions, des convictions.
Et la lumière encore, toujours…
Tout cela fait un joli fatras. Fatras, il est beau ce mot. Mais il y a encore mieux : il y a taffetas. Le taffetas que forment les tas de feuilles. Tas de feuilles posés ici ou là, traces de ses inspirations.
C’était le premier mardi de novembre : le trois pour être précis. Fatiguée elle s’est levée pour aller se coucher, s’est arrêtée au milieu de l’escalier de la mezzanine et brusquement s’est retournée avec un sourire mi ironique mi inquiet.
Eh papa n’oublie pas, mais vous connaissez la suite…
Et là, il a eu comme un moment de panique. Une bouffée d’angoisse.
La nouvelle, sa nouvelle, les papiers, les feuilles. J’ai écrit, c’est fini. Oui presque fini mais, les feuilles, oui les feuilles, où sont-elles ? Où sont-elles passées ? Où se sont-elles envolées ?
J’aurai dû écrire sur un carnet, pas sur des feuilles volantes. Curieuse cette expression : feuilles volantes… Il pense aux feuilles mortes ; elles s’accrochent, elles résistent, et puis elles tombent ou s’envolent. On est en novembre, ce mois si gris où les feuilles tremblent, tremblent et meurent.
On est en novembre. C’est aussi le mois où les feuilles blanches se remplissent.
Où se sont-elles envolées ces feuilles volantes ?
Arrivée dans sa chambre, elle sourit. Un joli, un vrai sourire intérieur qui brille sur le visage comme une petite flamme. Elle aime taquiner : son papa, les autres. Elle le fait toujours avec légèreté et ce magnifique sourire intérieur qui se devine derrière le miroir des yeux.
Avant de se coucher, elle s’astreint à quelques rites immuables, indispensables. Des rites qu’on ne croirait réservés qu’à celles et ceux dont on trouve qu’ils sont un peu raides, un peu rigides mais certainement pas à la saltimbanque de la famille.
Mais qu’on le veuille ou non les artistes, et c’est une artiste, une artiste de la lumière, sont des personnes organisées, ordonnées.
Chaque soir il y a de façon immuable une liste de choses à faire. Parmi celles-ci, ce soir, justement, elle a prévu de relire ce magnifique texte sur les artistes. Un texte de Léo Ferré. Léo Ferré un artiste. Peut-être le plus grand.
Les artistes,
Ils vous tendent leurs mains et vous donnent le bras
Vous les laissez passer, ils ne sont pas à vous
Les artistes
Ils sont le clair matin dans vos nuits des tempêtes
Ils sont le soleil noir de vos étés d’hiver
Ils chantent dans la nuit à vos tempes muettes
Ils plantent la Folie au fond de vos galères !
2
Elle s’endort vite. Enfin c’est ce qu’elle supposera peut-être demain.
Elle dira.
Je me suis endormie tout de suite,
Mais comment le savoir, saisir le moment, précis où on plonge de l’autre côté ? Alors oui elle dit qu’elle s’endort vite, très vite, toujours. Elle rêve beaucoup. Des rêves touffus, comme un champ d’herbes sauvages. Ce sont de véritables histoires, des épopées même. Elle s’endort en se disant, ou peut-être qu’elle entend quelqu’un lui murmurer.
J’espère que pour terminer sa nouvelle il ne va pas te faire le coup de la chute classique : « et elle se réveilla car tout cela n’était qu’un rêve ! »
Un rêve. Comme si tout cela ne pouvait être qu’un rêve
Elle ne dort jamais les volets fermés. Peut-être ce besoin de lumière. Cette lumière qui même la nuit est là, tapie, dans l’ombre.
Dehors un bruit de feuilles mortes. Bruit qui craque, qui froisse. Et une odeur : un mélange d’humide et de sec. Elle dort. Profondément.
Quand elle s’est levée, comme toujours, elle s’est étirée. Elle a souri en regardant la lumière douce du matin qui entre discrètement.
C’est un joli matin de novembre.
Quelques grains de poussières flottent. Ils sont suspendus à ce qui ressemble quand même à un magnifique rayon de soleil.
Elle a rêvé encore, beaucoup. Mais curieusement aujourd’hui elle ne se souvient de rien. De toute façon elle n’aura pas le temps de chercher à se souvenir. Elle a tellement à faire aujourd’hui. Une liste, longue, hétérogène, échevelée. Elle l’a inscrite sur un carnet. C’était hier soir. Cela fait partie des rites. Elle aime tant les carnets, elle en plusieurs, un pour chaque usage. Carnet pour les voyages, carnet pour les spectacles, carnet pour les rêves, carnet pour les mots qu’elle aime, carnet pour dessiner la lumière, carnet pour son chat. Elle aime tellement son chat qu’elle lui consacre un carnet, rien que pour lui, et comme elle a le sens de l’humour, sur la couverture, elle a noté « Charnet » …
Sur le carnet aux rêves, elle écrit presque tous les matins. Les carnets, ses carnets. Ils sont tous là rangés, alignés, au pied de son lit. Fidèles compagnons
Mais ce matin, c’est le vide. Ils n’y sont plus. Il n’y a plus rien, ou presque. Il n’en reste qu’un seul. Elle ne le connait pas. C’est un gros carnet. Les autres ont dû glisser sous le lit.
C’est curieux quand même ! Glisser sous le lit…Elle sourit, ses yeux se plissent. Elle est certaine qu’hier soir, comme tous les jours elle a écrit quelques lignes. Sur chacun d’entre eux.
Hier soir. Quelques lignes : sur son carnet, sur ses carnets. Elle ne souvient pas ou mal.
Un carnet. Un seul. Il est là.
Il n’y a rien. Elle le sait, elle le sent. Elle ne l’ouvre pas. Il est peut-être trop tôt.
Dehors un chien aboie. Un aboiement lourd qu’elle connaît bien, même s’il y a bien longtemps que…
Bien longtemps qu’il est parti. Quelque part, ailleurs, dans la nuit des chiens. La nuit des chiens. Elle se souvient ; cette phrase, ces mots. Léo Ferré.
Ce n’est pas de son âge d’écouter Léo Ferré. C’est ce que certains lui ont dit. Léo Ferré : sa chienne qui n’avait que trois pattes : « elle est partie, Misère, dans des cachots, quelque part dans la nuit des chiens… »
Un chien aboie. Il aboie. Elle entend. Frissons.
Bruit de feuilles. Se pencher à la fenêtre et observer. Non : ne pas modifier l’ordre, l’ordre du monde, de son monde. Se lever, s’étirer, vérifier que tout est en place.
Les carnets, le carnet.
Le carnet. Elle ne le reconnait pas. Il faut qu’elle le lise, qu’elle se relise. Elle s’assied au bord du lit, le carnet est ouvert sur ses genoux. La lumière est si belle, caressante, une lumière qui invite les sourires.
Elle sourit. Elle est bien.
3
C’est bien son écriture. Comme s’il pouvait en être autrement. Comme s’il était possible d’en douter. Mais elle doute. Tout est si étrange ce matin : la lumière, l’aboiement de ce chien. Sa légèreté. Elle n’a presque pas eu besoin de s’étirer. Pas mal au dos ce matin.
Elle commence à promener ses yeux sur les dernières pages. Elles ont été noircies hier soir. C’est écrit : il y a la date : « mardi 3 novembre, 23 h 17 ». C’est étrange, elle ne se souvient pas, elle avait tellement sommeil.
Elle commence sa lecture : « une fois n’est pas coutume avant de m’endormir j’ai besoin de raconter mon rêve. Mais pas celui de la veille, non celui de la veille c’est le matin que je le raconte. Non je veux raconter celui de maintenant enfin de tout à l’heure de cette nuit. Je veux faire cette expérience ; je veux écrire le rêve que je n’ai pas eu, pas encore, et puis m’endormir. On ne sait jamais, je vais commencer et lorsque je m’endormirai, le carnet glissera par terre, comme une feuille volante et moi dans le sommeil.
Une feuille volante. Comme un signe.
« Tout a commencé par un aboiement : il me réveille et lorsque je me lève, ma chambre n’est plus la même, à commencer par la tapisserie. Il est curieux ce papier peint, blanc, couvert de graffitis, de mots, des mots que j’aime. La fenêtre est ouverte : j’entends toujours cet aboiement, et une rumeur, la rumeur de la ville. Ce doit être une ville étrangère parce que je ne saisis ni ne comprends aucun mot. Je me lève, je me sens légère, vaporeuse presque, m’approche de la fenêtre ; enfin j’essaie, car elle est loin, de plus en plus loin, elle s’éloigne. Mais j’entends toujours le brouhaha de la ville. Je ne sais pas où je suis, j’ai dû dormir trop profondément. Un aboiement. Ce mur, avec tous les mots que j’aime… »
Elle est toujours assise au bord du lit. Elle a tourné la page. Le dernier mot qu’elle a écrit avant de s’endormir est tremblant le e de aime s’affaisse en dessous de la ligne. Mais la page est blanche. Il faut qu’elle se souvienne. Que s’est -il passé ensuite ? Elle ne se rappelle pas : son expérience n’a pas fonctionné.
Elle aimerait tellement pouvoir raconter la suite. Une autre fois peut-être. Après tout, se dit-elle, je suis peut-être encore en train de rêver, je vais me réveiller…
Me réveiller. Et les carnets : où sont-ils ? Elle doute maintenant. Elle les a peut-être oubliés. Ou alors elle ne les a pas tous sortis. Elle hésite. Elle n’est jamais au même endroit, un jour chez l’une, une nuit chez l’autre. C’est une nomade, une nomade organisée.
Elle va prendre l’air. Il faut qu’elle prenne l’air. Rien de tel pour se remettre les idées en place. Nous sommes en novembre. La fraîcheur lui fera du bien. Elle s’approche de la fenêtre, ferme les yeux, prend une longue inspiration.
Aboiements, bruits de rue, chants, cris. Elle n’est pas chez elle ; elle ne se retrouve pas. Peut-être a-t-elle trop dormi ? Cela lui arrive parfois : ne plus savoir où on se trouve. Cette rue, là juste sous sa fenêtre, étroite, très étroite, en face juste en face des murs blancs. Quelques fenêtres attrapent des rayons de soleil et les envoient.
Elle est belle cette lumière. Si belle…
Elle ferme la fenêtre. Sortir de la chambre. Il faut que je sorte de cette chambre. La porte est fermée. Chaque pas qu’elle fait est lourd. Comme si elle était engluée dans du sable mouvant. Elle ouvre la porte. Ici, il fait encore nuit. Pourtant il y a quelques instants elle sentait les rayons du soleil qui lui caressaient la peau…
Ici il fait encore nuit. Elle distingue le son d’une télé. Un son familier. Je rêvais dit-elle… Mais où, quand. Elle sourit : « et si tout cela n’était qu’un rêve » et ce que lui disait son père « et si nous n’étions tous que le rêve d’un papillon ».
Elle sourit. Pourvu qu’ils ne se réveillent pas : son père, le papillon…
Elle ne sait pas, elle ne sait plus. Elle avance. Jusqu’à la cuisine.
Tout est normal. Boire un verre d’eau. Il le faut.
Elle regarde la pendule : elle marque 23 h 17.
Tiens j’aurai pensé avoir dormi plus.
Elle ne fait pas de bruit. Elle entend le son de la télévision. Le plancher craque.
Je vais aller me recoucher.
4
Elle est retournée dans sa chambre. Son lit est en pleine lumière, la lumière d’un si beau jour. La fenêtre est toujours ouverte, les chiens aboient, on entend des enfants qui jouent, ils crient, dans une autre langue. Elle aime tellement voyager.
Il faut reprendre le carnet, la lecture, écrire peut-être. Se souvenir : 23 h 17…
Elle l’a écrit. Elle ne sait pas, ne sait plus, lit ce qu’elle a écrit, l’histoire de ce rêve commencé, pour qu’il se fabrique, pour qu’il entre à l’intérieur
Le 23 h 17 du carnet. Le 23 h 17 de la cuisine. Curieuses ces heures, l’une est lourde, poisseuse, engluée de noir et l’autre est légère pleine de soleil. Elle la sent, là, sur la peau, par la fenêtre. Elle poursuit sa lecture.
…La fenêtre est ouverte, et j’entends toujours cet aboiement, et une rumeur, la rumeur de la ville, une ville étrangère parce que je ne saisis ni ne comprends aucun mot, je me lève, je me sens légère, vaporeuse presque, et m’approche de la fenêtre, enfin j’essaie, car elle est loin, de plus en plus loin, mais j’entends toujours le brouhaha de la ville. Je ne sais pas où je suis, j’ai dû dormir trop profondément. Un aboiement, et ce mur, avec tous les mots que j’aime….
Elle poursuit sa lecture, l’écriture est plus tremblante, certaines lettres à la fin des mots coulent, elles s’effondrent même, le sommeil devait être proche.
Ce rêve est étrange, je ne l’ai pas encore eu, mais je le sens tellement. Il est là en moi ; ce n’est pas un rêve, c’est un désir. Un désir de lumière ; ces lumières dont on dit qu’elles sont chaudes : lumières du sud, lumières qui sentent le pain qui sort du four. J’ai sommeil, je sens que mes yeux papillonnent ; ils vont se fermer ; je n’ai pas fini. Il ne faut pas que je finisse, les mots restent suspendus là, ils planent au-dessus de mon carnet, et ils se poseront tout à l’heure sur mes paupières qui se fermeront et le rêve se poursuivra et demain je me réveillerai et je le raconterai. Un aboiement, au loin, des cris d’enfants, des femmes emplies de couleurs….
Elle est parvenue au bas de la page. C’est ce qu’elle a écrit hier soir, juste avant de s’endormir à 23 h 17 ou un peu plus tard. Le temps qu’il faut pour écrire sur cette page de carnet.
Et maintenant elle est là assise, au bord du lit, il faut qu’elle tourne la page, la nuit est finie, elle a rêvé, il le faut. Raconter, écrire, la suite, ce qui s’est passé pendant cette nuit.
Elle tourne la page, elle est pleine, remplie, la suivante aussi et celle d’après, et toujours plus, elle feuillette fébrilement, le carnet est plein.
Toutes les pages sont noires. Une écriture serrée, nerveuse. Elle ne se souvient pas. Quelques lignes encore. Il faut qu’elle lise quelques lignes
Un aboiement, au loin, des cris d’enfants, des femmes emplies de couleurs….
Ce sont les derniers mots qu’elle a écrits. C’est sûr, certain, elle s’en souvient.
Elle poursuit sa lecture.
J’ai ouvert la fenêtre. Dehors il fait grand jour, et je reconnais cette petite rue étroite, c’est au Chili. A Santiago. Je me penche ; dans la rue en bas, je reconnais, mon père, il lève la tête, l’aboiement que j’entends est celui de mon chien notre chien. C’est drôle ce gros chien des montagnes, ici dans cette ville chaude. Mon père me parle, je ne comprends pas tout de suite mais il me dit de descendre, de venir le rejoindre. On ira se promener. Je lui dis d’accord. Je ferme la fenêtre et je veux pousser la porte. C’est impossible elle est lourde, si lourde.
Elle ne comprend plus rien, elle a l’impression d’être dans une boucle qui n’en finit plus. Les pages du carnet sont remplis d’une écriture fine, régulière, c’est son écriture. Elle ne sait pas que faire, elle ne sait plus. Elle est partagée ; elle est comme dans un rêve. Son rêve qu’elle n’a pas fini, mais qu’elle a déjà raconté, c’est écrit là, elle le sait, il y a la suite.
…et je veux pousser la porte mais c’est impossible elle est lourde, si lourde.
La phrase d’après. Il le faut. Une seule, pour savoir, pour comprendre.
Chaque pas que je fais est lourd, comme si j’étais engluée dans du sable mouvant ; j’ouvre la porte, il fait encore nuit. Ici il fait encore nuit, et pourtant il y a quelques instants je sentais les rayons du soleil qui me caressaient la peau ? Ici il fait nuit, encore, j’entends le son d’une télé, un son familier. Je me dis que je rêve e… Mais où, quand. Je repense en souriant « et si tout cela n’était qu’un rêve » ou ce que me dit mon père « et si nous n’étions tous que le rêve d’un papillon ». Je souris. Pourvu qu’il ne se réveille pas : mon père ou le papillon…
Elle ne lit plus, elle est certaine qu’elle sait déjà ce qu’il y a d’écrit. Elle le sait.
Elle est dans le brouillard. Se réveiller, s’endormir. Entre les deux. C’est si compliqué. Inspirer, souffler. Il faut qu’elle le fasse.
Et l’heure, quelle est-elle, ou est-elle ?
5
Alors Alice tu en penses quoi ?
Ouais, c’est cool, je n’ai pas tout compris mais c’est cool…
C’est peut-être un peu tordu non, tu ne trouves pas que je me suis un peu compliqué la vie, dis-moi franchement
Ils sont quatre autour de la table. Des amis, des vrais, on comprend tout de suite aux regards qu’ils se portent, qu’ils se connaissent parfaitement, profondément, et qu’ils s’aiment. Oui surtout qu’ils s’aiment. Dans ce bar ils sont chez eux, Alice rit, souvent, fort, très fort. Derrière le bar, le patron sourit. Alice il l’aime beaucoup lui aussi. Elle est de ces clientes qu’on aime voir entrer. Quand elle ouvre la porte tu te rappelles pourquoi tu vis.
Il les observe depuis un moment, il sait qu’ils ont un projet de pièce, ils en ont parlé. Une pièce qui assemble leurs amitiés, une pièce qui leur ressemble. Ils sont souvent là. Il les entend, chacun avec leurs carnets ; la plus bavarde c’est Alice. Dans son sac elle a toujours son carnet à rêves. Il entend. Et les trois autres l’écoutent, Gabriela est dramaturge, elle prend des notes. Il entend elle pose des questions, elle raconte, elle aussi, pas comme Alice, elle ne lit pas, ce ne sont pas ses rêves qu’elle raconte, c’est sa vie, ses souvenirs enfin il le suppose. Il aime sa voix, son accent, elle est née au Chili. Elle est en France depuis 12 ans, elle veut retenir au pays avec un projet.
Ils viennent depuis plusieurs semaines tous les soirs, au début c’était Alice qui parlait le plus. Maintenant elle prend des notes. Elle fait des croquis. Et puis il y a les deux autres, Fabrice et Tonio. Eux ce sont des comédiens, ils écoutent, ils attendent.
Le premier soir où ils sont venus tous les quatre je me souviens que Alice était impatiente de lire son carnet à rêve. Mais Gabriella, comme souvent a parlé la première, elle venait de recevoir une carte postale de sa famille à Santiago, la photo d’une rue étroite, lumineuse, avec des enfants qui jouent, un chien, les façades sont ocres, toutes les fenêtres sont fermées sauf une. On y distingue un visage.
Alors Alice tu en penses quoi, franchement elle n’est pas trop tordue mon histoire ?
Fabrice et Tonio se regardent. Ils ont aimé ce texte, ils ont déjà quelques idées à suggérer.
Alice les regarde aussi, elle n’aime pas forcément parler en premier. Alors oui elle a dit que c’était cool, c’est le mot qu’elle aime utiliser, comme le signe de ponctuation de la tendresse qu’elle a pour beaucoup, mais là elle comprend qu’il faut en dire plus.
C’est un peu compliqué, comme tu dis, mais de toute façon la vie c’est un peu compliqué non ? Mais là oui franchement j’aime bien les contrastes, j’ai déjà pas mal de trucs en tête,
Et vous vous en pensez quoi Fabrice, Tonio ?
Nous on vous suit. On signe, mais là on ne veut pas faire les vieux il faut qu’on rentre
Alice se tourne vers moi, je suis affalé, contre mon bar, je les écoute. Je suis bien.
C’est quelle heure Max ?
Je les aime tous les quatre, ils ne sont pas comme tout le monde, leurs smartphones ne sont jamais posés sur la table, ce sont des objets qu’ils n’utilisent que très peu m’ont-ils expliqué. Alors l’heure ils aiment la demander et je suis tellement heureux de la leur offrir
Ouais, c’est cool, je n’ai pas tout compris mais c’est cool…
C’est peut-être un peu tordu non, tu ne trouves pas que je me suis un peu compliqué la vie, dis-moi franchement
Ils sont quatre autour de la table. Des amis, des vrais, on comprend tout de suite aux regards qu’ils se portent, qu’ils se connaissent parfaitement, profondément, et qu’ils s’aiment. Oui surtout qu’ils s’aiment. Dans ce bar ils sont chez eux, Alice rit, souvent, fort, très fort. Derrière le bar, le patron sourit. Alice il l’aime beaucoup lui aussi. Elle est de ces clientes qu’on aime voir entrer. Quand elle ouvre la porte tu te rappelles pourquoi tu vis.
Il les observe depuis un moment, il sait qu’ils ont un projet de pièce, ils en ont parlé. Une pièce qui assemble leurs amitiés, une pièce qui leur ressemble. Ils sont souvent là. Il les entend, chacun avec leurs carnets ; la plus bavarde c’est Alice. Dans son sac elle a toujours son carnet à rêves. Il entend. Et les trois autres l’écoutent, Gabriela est dramaturge, elle prend des notes. Il entend elle pose des questions, elle raconte, elle aussi, pas comme Alice, elle ne lit pas, ce ne sont pas ses rêves qu’elle raconte, c’est sa vie, ses souvenirs enfin il le suppose. Il aime sa voix, son accent, elle est née au Chili. Elle est en France depuis 12 ans, elle veut retenir au pays avec un projet.
Ils viennent depuis plusieurs semaines tous les soirs, au début c’était Alice qui parlait le plus. Maintenant elle prend des notes. Elle fait des croquis. Et puis il y a les deux autres, Fabrice et Tonio. Eux ce sont des comédiens, ils écoutent, ils attendent.
Le premier soir où ils sont venus tous les quatre je me souviens que Alice était impatiente de lire son carnet à rêve. Mais Gabriella, comme souvent a parlé la première, elle venait de recevoir une carte postale de sa famille à Santiago, la photo d’une rue étroite, lumineuse, avec des enfants qui jouent, un chien, les façades sont ocres, toutes les fenêtres sont fermées sauf une. On y distingue un visage.
Alors Alice tu en penses quoi, franchement elle n’est pas trop tordue mon histoire ?
Fabrice et Tonio se regardent. Ils ont aimé ce texte, ils ont déjà quelques idées à suggérer.
Alice les regarde aussi, elle n’aime pas forcément parler en premier. Alors oui elle a dit que c’était cool, c’est le mot qu’elle aime utiliser, comme le signe de ponctuation de la tendresse qu’elle a pour beaucoup, mais là elle comprend qu’il faut en dire plus.
C’est un peu compliqué, comme tu dis, mais de toute façon la vie c’est un peu compliqué non ? Mais là oui franchement j’aime bien les contrastes, j’ai déjà pas mal de trucs en tête,
Et vous vous en pensez quoi Fabrice, Tonio
Nous on vous suit. On signe, mais là on ne veut pas faire les vieux mais il faut qu’on rentre
Alice se tourne vers moi, je suis affalé, contre mon bar, je les écoute. Je suis bien.
C’est quelle heure Max ?
Je les aime tous les quatre, ils ne sont pas comme tout le monde, leurs smartphones ne sont jamais posés sur la table, ce sont des objets qu’ils n’utilisent que très peu m’ont-ils expliqué. Alors l’heure ils aiment la demander et je suis tellement heureux de la leur offrir
Elle est retournée dans sa chambre. Son lit est en pleine lumière, la lumière d’un si beau jour. La fenêtre est toujours ouverte, les chiens aboient, on entend des enfants qui jouent, ils crient, dans une autre langue. Elle aime tellement voyager. Il faut reprendre le carnet, la lecture, écrire peut-être. Se souvenir : 23 h 17… Elle l’a écrit. Elle ne sait pas, ne sait plus, lit ce qu’elle a écrit, l’histoire de ce rêve commencé, pour qu’il se fabrique, pour qu’il entre à l’intérieur Le 23 h 17 du carnet. Le 23 h 17 de la cuisine. Curieuses ces heures, l’une est lourde, poisseuse, engluée de noir et l’autre est légère pleine de soleil. Elle la sent, là, sur la peau, par la fenêtre. Elle poursuit sa lecture. …La fenêtre est ouverte, et j’entends toujours cet aboiement, et une rumeur, la rumeur de la ville, une ville étrangère parce que je ne saisis ni ne comprends aucun mot, je me lève, je me sens légère, vaporeuse presque, et m’approche de la fenêtre, enfin j’essaie, car elle est loin, de plus en plus loin, mais j’entends toujours le brouhaha de la ville. Je ne sais pas où je suis, j’ai dû dormir trop profondément. Un aboiement, et ce mur, avec tous les mots que j’aime…. Elle poursuit sa lecture, l’écriture est plus tremblante, certaines lettres à la fin des mots coulent, elles s’effondrent même, le sommeil devait être proche. Ce rêve est étrange, je ne l’ai pas encore eu, mais je le sens tellement. Il est là en moi ; ce n’est pas un rêve, c’est un désir. Un désir de lumière ; ces lumières dont on dit qu’elles sont chaudes : lumières du sud, lumières qui sentent le pain qui sort du four. J’ai sommeil, je sens que mes yeux papillonnent ; ils vont se fermer ; je n’ai pas fini. Il ne faut pas que je finisse, les mots restent suspendus là, ils planent au-dessus de mon carnet, et ils se poseront tout à l’heure sur mes paupières qui se fermeront et le rêve se poursuivra et demain je me réveillerai et je le raconterai. Un aboiement, au loin, des cris d’enfants, des femmes emplies de couleurs…. Elle est parvenue au bas de la page. C’est ce qu’elle a écrit hier soir, juste avant de s’endormir à 23 h 17 ou un peu plus tard. Le temps qu’il faut pour écrire sur cette page de carnet. Et maintenant elle est là assise, au bord du lit, il faut qu’elle tourne la page, la nuit est finie, elle a rêvé, il le faut. Raconter, écrire, la suite, ce qui s’est passé pendant cette nuit. Elle tourne la page, elle est pleine, remplie, la suivante aussi et celle d’après, et toujours plus, elle feuillette fébrilement, le carnet est plein. Toutes les pages sont noires. Une écriture serrée, nerveuse. Elle ne se souvient pas. Quelques lignes encore. Il faut qu’elle lise quelques lignes Un aboiement, au loin, des cris d’enfants, des femmes emplies de couleurs…. Ce sont les derniers mots qu’elle a écrits. C’est sûr, certain, elle s’en souvient. Elle poursuit sa lecture. J’ai ouvert la fenêtre. Dehors il fait grand jour, et je reconnais cette petite rue étroite, c’est au Chili. A Santiago. Je me penche ; dans la rue en bas, je reconnais, mon père, il lève la tête, l’aboiement que j’entends est celui de mon chien notre chien. C’est drôle ce gros chien des montagnes, ici dans cette ville chaude. Mon père me parle, je ne comprends pas tout de suite mais il me dit de descendre, de venir le rejoindre. On ira se promener. Je lui dis d’accord. Je ferme la fenêtre et je veux pousser la porte. C’est impossible elle est lourde, si lourde. Elle ne comprend plus rien, elle a l’impression d’être dans une boucle qui n’en finit plus. Les pages du carnet sont remplis d’une écriture fine, régulière, c’est son écriture. Elle ne sait pas que faire, elle ne sait plus. Elle est partagée ; elle est comme dans un rêve. Son rêve qu’elle n’a pas fini, mais qu’elle a déjà raconté, c’est écrit là, elle le sait, il y a la suite. …et je veux pousser la porte mais c’est impossible elle est lourde, si lourde. La phrase d’après. Il le faut. Une seule, pour savoir, pour comprendre. Chaque pas que je fais est lourd, comme si j’étais engluée dans du sable mouvant ; j’ouvre la porte, il fait encore nuit. Ici il fait encore nuit, et pourtant il y a quelques instants je sentais les rayons du soleil qui me caressaient la peau ? Ici il fait nuit, encore, j’entends le son d’une télé, un son familier. Je me dis que je rêve e… Mais où, quand. Je repense en souriant « et si tout cela n’était qu’un rêve » ou ce que me dit mon père « et si nous n’étions tous que le rêve d’un papillon ». Je souris. Pourvu qu’il ne se réveille pas : mon père ou le papillon… Elle ne lit plus, elle est certaine qu’elle sait déjà ce qu’il y a d’écrit. Elle le sait. Elle est dans le brouillard. Se réveiller, s’endormir. Entre les deux. C’est si compliqué. Inspirer, souffler. Il faut qu’elle le fasse. Et l’heure, quelle est-elle, ou est-elle ?
C’est bien son écriture. Comme s’il pouvait en être autrement. Comme s’il était possible d’en douter. Mais elle doute. Tout est si étrange ce matin : la lumière, l’aboiement de ce chien. Sa légèreté. Elle n’a presque pas eu besoin de s’étirer. Pas mal au dos ce matin. Elle commence à promener ses yeux sur les dernières pages. Elles ont été noircies hier soir. C’est écrit : il y a la date : « mardi 3 novembre, 23 h 17 ». C’est étrange, elle ne se souvient pas, elle avait tellement sommeil. Elle commence sa lecture : « une fois n’est pas coutume avant de m’endormir j’ai besoin de raconter mon rêve. Mais pas celui de la veille, non celui de la veille c’est le matin que je le raconte. Non je veux raconter celui de maintenant enfin de tout à l’heure de cette nuit. Je veux faire cette expérience ; je veux écrire le rêve que je n’ai pas eu, pas encore, et puis m’endormir. On ne sait jamais, je vais commencer et lorsque je m’endormirai, le carnet glissera par terre, comme une feuille volante et moi dans le sommeil. Une feuille volante. Comme un signe. « Tout a commencé par un aboiement : il me réveille et lorsque je me lève, ma chambre n’est plus la même, à commencer par la tapisserie. Il est curieux ce papier peint, blanc, couvert de graffitis, de mots, des mots que j’aime. La fenêtre est ouverte : j’entends toujours cet aboiement, et une rumeur, la rumeur de la ville. Ce doit être une ville étrangère parce que je ne saisis ni ne comprends aucun mot. Je me lève, je me sens légère, vaporeuse presque, m’approche de la fenêtre ; enfin j’essaie, car elle est loin, de plus en plus loin, elle s’éloigne. Mais j’entends toujours le brouhaha de la ville. Je ne sais pas où je suis, j’ai dû dormir trop profondément. Un aboiement. Ce mur, avec tous les mots que j’aime… » Elle est toujours assise au bord du lit. Elle a tourné la page. Le dernier mot qu’elle a écrit avant de s’endormir est tremblant le e de aime s’affaisse en dessous de la ligne. Mais la page est blanche. Il faut qu’elle se souvienne. Que s’est -il passé ensuite ? Elle ne se rappelle pas : son expérience n’a pas fonctionné. Elle aimerait tellement pouvoir raconter la suite. Une autre fois peut-être. Après tout, se dit-elle, je suis peut-être encore en train de rêver, je vais me réveiller… Me réveiller. Et les carnets : où sont-ils ? Elle doute maintenant. Elle les a peut-être oubliés. Ou alors elle ne les a pas tous sortis. Elle hésite. Elle n’est jamais au même endroit, un jour chez l’une, une nuit chez l’autre. C’est une nomade, une nomade organisée. Elle va prendre l’air. Il faut qu’elle prenne l’air. Rien de tel pour se remettre les idées en place. Nous sommes en novembre. La fraîcheur lui fera du bien. Elle s’approche de la fenêtre, ferme les yeux, prend une longue inspiration. Aboiements, bruits de rue, chants, cris. Elle n’est pas chez elle ; elle ne se retrouve pas. Peut-être a-t-elle trop dormi ? Cela lui arrive parfois : ne plus savoir où on se trouve. Cette rue, là juste sous sa fenêtre, étroite, très étroite, en face juste en face des murs blancs. Quelques fenêtres attrapent des rayons de soleil et les envoient. Elle est belle cette lumière. Si belle… Elle ferme la fenêtre. Sortir de la chambre. Il faut que je sorte de cette chambre. La porte est fermée. Chaque pas qu’elle fait est lourd. Comme si elle était engluée dans du sable mouvant. Elle ouvre la porte. Ici, il fait encore nuit. Pourtant il y a quelques instants elle sentait les rayons du soleil qui lui caressaient la peau… Ici il fait encore nuit. Elle distingue le son d’une télé. Un son familier. Je rêvais dit-elle… Mais où, quand. Elle sourit : « et si tout cela n’était qu’un rêve » et ce que lui disait son père « et si nous n’étions tous que le rêve d’un papillon ». Elle sourit. Pourvu qu’ils ne se réveillent pas : son père, le papillon… Elle ne sait pas, elle ne sait plus. Elle avance. Jusqu’à la cuisine. Tout est normal. Boire un verre d’eau. Il le faut. Elle regarde la pendule : elle marque 23 h 17.
Tiens j’aurai pensé avoir dormi plus.
Elle ne fait pas de bruit. Elle entend le son de la télévision. Le plancher craque.
Elle s’endort vite. Enfin c’est ce qu’elle supposera peut-être demain.
Elle dira.
Je me suis endormie tout de suite,
Mais comment le savoir, saisir le moment, précis où on plonge de l’autre côté ? Alors oui elle dit qu’elle s’endort vite, très vite, toujours. Elle rêve beaucoup. Des rêves touffus, comme un champ d’herbes sauvages. Ce sont de véritables histoires, des épopées même. Elle s’endort en se disant, ou peut-être qu’elle entend quelqu’un lui murmurer.
J’espère que pour terminer sa nouvelle il ne va pas te faire le coup de la chute classique : « et elle se réveilla car tout cela n’était qu’un rêve ! »
Un rêve. Comme si tout cela ne pouvait être qu’un rêve
Elle ne dort jamais les volets fermés. Peut-être ce besoin de lumière. Cette lumière qui même la nuit est là, tapie, dans l’ombre.
Dehors un bruit de feuilles mortes. Bruit qui craque, qui froisse. Et une odeur : un mélange d’humide et de sec. Elle dort. Profondément.
Quand elle s’est levée, comme toujours, elle s’est étirée. Elle a souri en regardant la lumière douce du matin qui entre discrètement.
C’est un joli matin de novembre.
Quelques grains de poussières flottent. Ils sont suspendus à ce qui ressemble quand même à un magnifique rayon de soleil.
Elle a rêvé encore, beaucoup. Mais curieusement aujourd’hui elle ne se souvient de rien. De toute façon elle n’aura pas le temps de chercher à se souvenir. Elle a tellement à faire aujourd’hui. Une liste, longue, hétérogène, échevelée. Elle l’a inscrite sur un carnet. C’était hier soir. Cela fait partie des rites. Elle aime tant les carnets, elle en plusieurs, un pour chaque usage. Carnet pour les voyages, carnet pour les spectacles, carnet pour les rêves, carnet pour les mots qu’elle aime, carnet pour dessiner la lumière, carnet pour son chat. Elle aime tellement son chat qu’elle lui consacre un carnet, rien que pour lui, et comme elle a le sens de l’humour, sur la couverture, elle a noté « Charnet » …
Sur le carnet aux rêves, elle écrit presque tous les matins. Les carnets, ses carnets. Ils sont tous là rangés, alignés, au pied de son lit. Fidèles compagnons
Mais ce matin, c’est le vide. Ils n’y sont plus. Il n’y a plus rien, ou presque. Il n’en reste qu’un seul. Elle ne le connait pas. C’est un gros carnet. Les autres ont dû glisser sous le lit.
C’est curieux quand même ! Glisser sous le lit…Elle sourit, ses yeux se plissent. Elle est certaine qu’hier soir, comme tous les jours elle a écrit quelques lignes. Sur chacun d’entre eux.
Hier soir. Quelques lignes : sur son carnet, sur ses carnets. Elle ne souvient pas ou mal.
Un carnet. Un seul. Il est là.
Il n’y a rien. Elle le sait, elle le sent. Elle ne l’ouvre pas. Il est peut-être trop tôt.
Dehors un chien aboie. Un aboiement lourd qu’elle connaît bien, même s’il y a bien longtemps que…
Bien longtemps qu’il est parti. Quelque part, ailleurs, dans la nuit des chiens. La nuit des chiens. Elle se souvient ; cette phrase, ces mots. Léo Ferré.
Ce n’est pas de son âge d’écouter Léo Ferré. C’est ce que certains lui ont dit. Léo Ferré : sa chienne qui n’avait que trois pattes : « elle est partie, Misère, dans des cachots, quelque part dans la nuit des chiens… »
Un chien aboie. Il aboie. Elle entend. Frissons.
Bruit de feuilles. Se pencher à la fenêtre et observer. Non : ne pas modifier l’ordre, l’ordre du monde, de son monde. Se lever, s’étirer, vérifier que tout est en place.
Les carnets, le carnet.
Le carnet. Elle ne le reconnait pas. Il faut qu’elle le lise, qu’elle se relise. Elle s’assied au bord du lit, le carnet est ouvert sur ses genoux. La lumière est si belle, caressante, une lumière qui invite les sourires.
Comme je vous l’ai annoncé hier, je vais publier une nouvelle que j’ai écrite en fin d’année dernière. C’est un cadeau pour ma dernière fille, Alice. J’avais fait la même chose pour mes trois autres enfants. Et comme pour les autres je lui ai demandé si elle acceptait que je la publie. J’ai beaucoup, beaucoup travaillé ce texte. Et disons le j’en suis particulièrement fier. Je le publierai jusqu’à Dimanche en cinq parties puis lundi prochain en entier…
1
« Eh papa, n’oublie pas, cette année j’ai vingt-cinq ans ! C’est l’année de ma nouvelle. Je te le rappelle parce que je te connais tu vas t’y mettre la veille…
C’est vrai que dans cette famille, c’est devenu une tradition. Le plus vieux des quatre enfants aujourd’hui âgé de trente-cinq ans a eu le privilège d’ouvrir ce bal littéraire. C’était il y a dix ans et à quelques années d’intervalle, les deux autres ont aussi bénéficié du même traitement.
Pour vos 25 ans je vous écris une nouvelle !
Voilà c’est comme ça : en quelque sorte c’est écrit.
C’est écrit. Mais il faut l’écrire…
Le voici arrivé à la quatrième : la dernière, la petite dernière… Disons-le tout net : il y pense ! Pas tout le temps : mais il y pense… Il cherche, il tâtonne. Plus la date approche, plus il est inquiet.
Très inquiet même. On le voit parfois, dehors sur la terrasse, il regarde le ciel, la cime des arbres, les nuages qui roulent comme des vagues.
Qu’est-ce que tu fais encore papa ?
J’écoute, j’attends, j’entends…
N’oublie pas…
Pourtant chez lui, la peur d’écrire n’existe pas. Il est même dans une période où il écrit beaucoup, peut-être trop. Bref, ça le « travaille ». Il a peur. Ce n’est même pas la peur d’être mauvais. Non le pire pour lui serait d’être moyen, dans cet entre-deux un peu mou. Son angoisse est de ne pas réussir à poser sur le papier tout ce qu’il entend dans ce qu’il appelle souvent l’arrière-pays de sa tête. Ne pas écrire quelque chose de banal, à côté de la plaque. Il faut des idées, les rassembler et surtout, surtout, trouver un fil conducteur.
Un fil conducteur, ou une lumière. Une belle lumière.
Alors il écrit. Les feuilles sont là, lisses et blanches. Il les caresse, les sent. Il respire.
Et l’inspiration jaillit. Au début quelques larmes, et puis un long sanglot, une rivière, un torrent. Les idées coulent sur le papier. Les mots, des phrases, des souvenirs, des images, des personnages, des caractères, des inventions, des convictions.
Et la lumière encore, toujours…
Tout cela fait un joli fatras. Fatras, il est beau ce mot. Mais il y a encore mieux : il y a taffetas. Le taffetas que forment les tas de feuilles. Tas de feuilles posés ici ou là, traces de ses inspirations.
C’était le premier mardi de novembre : le trois pour être précis. Fatiguée elle s’est levée pour aller se coucher, s’est arrêtée au milieu de l’escalier de la mezzanine et brusquement s’est retournée avec un sourire mi ironique mi inquiet.
Eh papa n’oublie pas, mais vous connaissez la suite…
Et là, il a eu comme un moment de panique. Une bouffée d’angoisse.
La nouvelle, sa nouvelle, les papiers, les feuilles. J’ai écrit, c’est fini. Oui presque fini mais, les feuilles, oui les feuilles, où sont-elles ? Où sont-elles passées ? Où se sont-elles envolées ?
J’aurai dû écrire sur un carnet, pas sur des feuilles volantes. Curieuse cette expression : feuilles volantes… Il pense aux feuilles mortes ; elles s’accrochent, elles résistent, et puis elles tombent ou s’envolent. On est en novembre, ce mois si gris où les feuilles tremblent, tremblent et meurent.
On est en novembre. C’est aussi le mois où les feuilles blanches se remplissent.
Où se sont-elles envolées ces feuilles volantes ?
Arrivée dans sa chambre, elle sourit. Un joli, un vrai sourire intérieur qui brille sur le visage comme une petite flamme. Elle aime taquiner : son papa, les autres. Elle le fait toujours avec légèreté et ce magnifique sourire intérieur qui se devine derrière le miroir des yeux.
Avant de se coucher, elle s’astreint à quelques rites immuables, indispensables. Des rites qu’on ne croirait réservés qu’à celles et ceux dont on trouve qu’ils sont un peu raides, un peu rigides mais certainement pas à la saltimbanque de la famille.
Mais qu’on le veuille ou non les artistes, et c’est une artiste, une artiste de la lumière, sont des personnes organisées, ordonnées.
Chaque soir il y a de façon immuable une liste de choses à faire. Parmi celles-ci, ce soir, justement, elle a prévu de relire ce magnifique texte sur les artistes. Un texte de Léo Ferré. Léo Ferré un artiste. Peut-être le plus grand.
Les artistes,
Ils vous tendent leurs mains et vous donnent le bras
Vous les laissez passer, ils ne sont pas à vous
Les artistes
Ils sont le clair matin dans vos nuits des tempêtes
Jules entend la voix de Marie : c’était il y a dix ans, il y avait de l’orage, et aujourd’hui il est là face à Eugène, ce pauvre Eugène à qui il a tout pris, en quelques secondes dans la file qui attendait devant cette boulangerie…
Jules baisse la tête. Depuis le temps, il pensait que tout était fini, oublié, que tout le mal avait été réparé. Bien sûr il savait que Eugène lui en voudrait. Eugène n’y était pour rien, il était l’incarnation même de l’innocence. Mais il y a dix ans la police n’avait pas écouté le pauvre Eugène. Elle n’avait rien compris à son histoire de coup de tonnerre qui lui aurait vidé la tête.
– Il m’a tout pris, tout ! En quelques secondes, il est devenu moi !
Quand il était arrivé devant le restaurant, la tête réellement vide, ou vidé il ne se s’en souvient plus, il y avait cet homme. Il forçait la porte et il hurlait. Il hurlait comme une bête blessée.
-Marie, mais laisse-moi rentrer, laisse-moi, j’apporte le pain. Je t’en prie, ne me rejette pas…
Eugène est toujours en plein doute. Il ne se trouve pas beau et considère qu’il est impossible que Marie puisse l’aimer : elle est si belle, si douce. Les dimanches matin elle travaille en extra au restaurant de l’Hôtel du centre. Et tous les dimanches il est convenu avec le patron qu’il apportera le pain, le pain pour le déjeuner, ça fait un petit plus, et ses quatre enfants sont là aussi. Tous les dimanches. Ils s’installent toujours autour de la même table et c’est maman qui fait le service. C’est une jolie maman même si elle travaille. Ils sont tous heureux. Mais ce dimanche là cela ne s’est pas passé comme d’habitude…
La bonne nouvelle du jour, c’est plutôt une bonne résolution. Je vais poursuivre et peut-être même terminer quelques nouvelles que j’avais commencée. Je vais commencer par celle-ci. Je republie ce soir ce début qui s’éternise et promis, dans la semaine qui vient, je m’y remets. Si de votre côté vous avez des idées à me proposer, pourquoi pas….
C’est au deuxième : il y a l’escalier sur votre droite, mais vous pouvez prendre l’ascenseur, au fond du couloir à gauche ».
Il a eu une légère hésitation, mais après une longue journée de travail, avec en plus cette maudite valise à roulettes à traîner s’éviter un petit effort supplémentaire est bienvenue. Au diable les discours moralisateurs de tous les nouveaux prêcheurs du bien-être.
Il fait chaud, je suis fatigué, ma valise est à roulettes, mais elle n’est pas équipée pour grimper les escaliers, allez hop en route pour l’ascenseur… »
Il appuie sur le bouton d’appel : la cabine est déjà là. Ce sont d’insignifiants petits événements mais qui donnent facilement le sourire.
Curieusement, quelqu’un est déjà dans la cabine. Cabine au demeurant minuscule. Deux personnes, une valise et c’est déjà presque plein. Pourtant il est écrit : 4 personnes ou 250 kg…. Le voyage sera court, pas le temps de se livrer à des calculs sur le poids moyen autorisé…
Je monte au second, et vous ?
Je vous suis.
Les quelques secondes, peut-être 15 ou 20, sont longues, très longues, trop longues. Il n’aime pas cette proximité, le contact est inévitable.
La cabine grince, ou plutôt couine pour s’arrêter. Il y a ensuite le moment toujours un peu gênant, ou s’enchaînent bêtement les formules de politesse : « bonne journée, je vous en prie, après vous… »
Ils se retrouvent tous les deux dans un couloir étroit, ou plutôt qui devient de plus en plus étroit. Au sol une moquette grise, râpée, usée.
Je vous accompagne, il arrive parfois que les clés ne fonctionnent pas
Il ne répond pas. Son compagnon de voyage, si tant est que monter deux étages dans un vieil immeuble du boulevard Magenta puisse être considéré comme un voyage, marche deux pas devant lui.
Il est petit, l’arrière de son crâne est plat. Comme s’il avait passé la moitié de sa vie couché sur le dos sur une plaque de béton, ou de marbre. Cette difformité, car c’en est une, est surlignée par le gras des cheveux, plaqués comme s’il ne s’agissait que d’un bloc. Le couloir est sombre. Très sombre, trop sombre…
La minuterie se déclenche avec le mouvement, mais vous constaterez qu’elle est un peu capricieuse…
Certes sa valise est à roulettes, mais elle accroche, il faut dire que le sol est recouvert d’une moquette, qui a dû être grise, et sur laquelle n’importe quelle roulette, aussi bien huilée soit-elle, ne peut que se bloquer.
Quelle numéro déjà votre chambre ?
Attendez- je regarde sur ma clé : c’est la 27…
Curieux quand même qu’un hôtel aussi modeste, pour ne pas dire crasseux, ait les moyens d’avoir un garçon d’étage…
Après tout, pourquoi pas ? C’est peut-être simplement de la gentillesse. L’homme au crâne plat, s’est retourné, a tendu la main, pour attendre la clé. Il n’avait pas encore eu l’occasion de le voir de face.
Tout en lui posant la clé dans la paume de la main, il le regarde… Oh cela ne dure que peu de temps, car une fois de plus la minuterie s’est interrompue.
La chambre 27 est au bout du couloir. Il y a une seule porte au bout du couloir : celle de la chambre 27. Chambre 27, ce visage, ce visage au regard vitreux, le cheveux gras… Non il doit se tromper : ce n’est pas possible… Il a réservé cet hôtel sur une plateforme, un peu au hasard, comme d’habitude. La lumière n’est toujours pas revenue, crâne plat a ouvert la porte.
Je te passe devant, espèce d’ordure ça changera, pour une fois…
Il referme la porte tout en pensant qu’il a peut-être mal entendu, ou mal compris. Il est fatigué, il fait chaud, il sent la chemise qui lui colle au corps. C’est une sensation tellement désagréable, ce tissu plaqué contre la peau sous cette veste qu’il n’a pas encore pu quitter. Oui c’est cela il a mal entendu. Ce n’est pas possible. L’autre a dû dire quelque chose comme « je passe devant, attention aux murs, le couloir est étroit. »
Incroyable tout ce qui peut passer par la tête en seulement quelques secondes. Et c’est vrai que pour être étroit, il est étroit ce couloir, et long, très long, trop long, aussi long que le couloir de cette autre chambre qu’il essaie d’oublier, depuis…
Il sent la valise à roulettes qui racle. Il doit presque marcher en crabe. L’odeur est insupportable, un mélange de moisi et de poussière acre : ce doit être l’humidité de la tapisserie qu’il imagine : épaisse, vieille, jaunie ou peut-être est-ce l’autre, devant, ou un mélange des deux…
Ça y est, il est au bout, crâne plat a enfin appuyé sur l’interrupteur. Il se tient devant l’encadrement de la porte. Il a les bras croisés et le regarde. Il ne s’est écoulé que quelques secondes, cinq tout au plus, depuis qu’il a cru comprendre – et maintenant il en est sûr – qu’il se faisait insulter par ce nabot au cheveux gras. Il est là. C’est bien lui, il ne peut pas l’avoir oublié. Il y a un mélange de haine et d’ironie dans son regard tordu.
Oui c’est bien moi, espèce d’ordure. Oui tu as bien entendu, mais je le répète encore : espèce d’ordure, espèce d’ordure ! Ça va, c’est bon, tu m’as bien remis. Dans l’ascenseur tu ne m’as pas reconnu, ou plutôt je devrais dire que tu ne m’as même pas vu, pas regardé…Monsieur est un voyageur, monsieur est important maintenant. Je t’attendais, je savais que c’était toi, que tu reviendrais. Et tu vois, j’ai bien fait les choses je me suis débrouillé pour que tu aies la chambre 27. Il est fort Eugène, hein dis le qu’il est fort Eugène…
Attends Eugène, je vais t’expliquer, laisse-moi entrer, je pose mes affaires, je prends une douche et je te rejoins en bas. On ira boire un verre…
Oh non mon grand, on ne va pas aller boire un verre, jamais de la vie, cela fait tellement longtemps que j’attends ce moment, je vais déguster, entre donc, ne reste pas là à te balancer dans le couloir. Je t’en prie, mets-toi à l’aise.
Il est enfin sorti de devant la porte et lui fait signe d’entrer pour de bon dans la chambre 27. Autant le couloir était petit, glauque, oppressant, autant la chambre est grande, immense, claire, magnifiquement décorée, avec une bonne odeur de frais. Il lui semble même entendre comme un fonds musical, une douce mélodie. Le lit aussi est immense. Au fond, la porte de la salle de bains est entrouverte ; il entend des voix, plusieurs. Elles chuchotent, on ne saurait dire combien elles sont. Il doit y avoir des enfants, une ou plusieurs femmes aussi.
Sa chemise ne colle plus, la sueur est devenue glacée, instantanément ; son cœur bat fort, très fort…
Au milieu de la pièce, Eugène jubile. Jubile, oui c’est le mot, un léger filet de bave s’est formé à l’angle de sa bouche. Jules, car c’est bien de Jules dont il s’agit est pétrifié. Maintenant il sait ce qui va se passer et ne peut plus reculer. C’est trop tard, bien trop tard, il ne pourra pas fuir comme il y a dix ans. Dix ans ou peut-être plus. Tout devient flou, à moins que cela ne soit les gouttes de sueur qui lui brûlent les yeux. Eugène est là devant lui et derrière la porte entrouverte, Jules sait que les autres sont là : les autres, cette famille qu’il a autrefois terrorisée ou plutôt traumatisée.
Et Jules se souvient ; il y a dix ans, il était si mal, il souffrait d’une maladie que personne ne connaissait, ou ne voulait expliquer. On se contentait de lui dire que c’était bizarre, étrange, que les symptômes étaient inhabituels, et les explications qu’il donnait tenaient du surnaturel. C’était pourtant simple, quand il y avait de l’orage, que les coups de tonnerre claquaient, Jules devenait une éponge, une éponge qui absorbait les autres ou plus exactement ceux qui étaient le plus proches de lui.
C’est ce qui se passait par exemple dans la queue devant une boulangerie. C’était il y a dix ans, un dimanche matin, il attendait son tour, devant lui dans la file, il y avait Eugène, cet Eugène qui aujourd’hui est planté là devant lui. Comment savait -il qu’il s’appelait Eugène ? C’est un peu flou mais il semble se souvenir que quelqu’un était sorti de la boulangerie et s’était arrêté à leur hauteur. Salut Eugène comment vas-tu ? C’est flou, un peu confus parce que c’est à ce moment là que le coup de tonnerre avait claqué. Violent, énorme, la vitrine avait vibré. Jules se souvient très nettement, Eugène qui se retourne, et qui le regarde les yeux vides, comme si on l’avait aspiré de l’intérieur. Eugène est pâle comme un linge. Jules se souvient encore aujourd’hui de ces quatre mots : « mais qui êtes-vous ? ». Eugène est en lui, il est entré au moment même où la foudre a frappé. Jules est Eugène, il le sait, il le sent. Aujourd’hui encore il se souvient de cette sensation. Il la connait, ce n’est pas la première fois. Et Jules est sorti de la file, il pleut, de grosses gouttes chaudes.
Dans la tête de Jules d’il y a dix ans, il y a des souvenirs, tout se mélange : une femme, elle est seule avec ses quatre enfants. Cette femme Jules ne la connait pas, pas encore, mais il sait qu’il doit la retrouver, elle attend, elle l’attend. Il accélère le pas, il sait qu’elle n’aime pas qu’il soit en retard, surtout le dimanche, il l’entend encore qui lui dit : « à dimanche mon Eugène et ne soit pas en retard ». Il se presse. Il ne sent pas la pluie, il a rendez-vous, on l’attend pour manger, Marie l’attend pour manger. L’orage gronde encore, la rue est un torrent. Il arrive à l’hôtel du centre, comme tous les dimanche matin. Marie est à l’entrée, elle attend, il est en retard et c’est lui qui apporte le pain, pour le restaurant. « Désolé Marie, c’est l’orage, j’ai eu tellement peur quand ça a claqué, je suis parti, j’ai tout oublié ». Marie le regarde, elle ne reconnait pas Eugène, il y a cet homme trempé qui tremble devant elle. Il insiste : « Marie, regarde-moi, je suis inondé, j’ai couru, je ne voulais pas être en retard ». Et Marie le regarde, elle commence par être agacé : ce n’est pas le moment de perdre du temps avec un dérangé. Il insiste : « Marie, Marie, regarde-moi ». Comment peut-il connaître son prénom ? Elle ne l’a jamais vu, ni au restaurant, ni ailleurs dans cette ville. A présent Marie, est effrayé, elle se demande où est Eugène, qu’est-il encore arrivé à son frère. Elle s’inquiète tellement pour lui.
Mais qui êtes-vous, comment connaissez-vous mon prénom ?
Jules entend la voix de Marie : c’était il y a dix ans, il y avait de l’orage, et aujourd’hui il est là face à Eugène, ce pauvre Eugène à qui il a tout pris, en quelques secondes dans la file qui attendait devant cette boulangerie…
Il y a quelques mois j’ai commencé l’écriture d’une nouvelle que j’ai appelée « nouvelle hôtelière », sans but précis. C’est un exercice un peu particulier auquel je me soumets. Je me laisse guider, c’est parfois difficile, car je ne sais pas où je vais aller. Mais cela m’amuse… Après une longue interruption voici la nouvelle version de cette nouvelle avec une vingtaine de lignes supplémentaires .
C’est au deuxième : il y a l’escalier sur votre droite, mais vous pouvez prendre l’ascenseur, au fond du couloir à gauche ».
Il a eu une légère hésitation, mais après une longue journée de travail, avec en plus cette maudite valise à roulettes à traîner s’éviter un petit effort supplémentaire est bienvenue. Au diable les discours moralisateurs de tous les nouveaux prêcheurs du bien-être.
Il fait chaud, je suis fatigué, ma valise est à roulettes, mais elle n’est pas équipée pour grimper les escaliers, allez hop en route pour l’ascenseur… »
Il appuie sur le bouton d’appel : la cabine est déjà là. Ce sont d’insignifiants petits événements mais qui donnent facilement le sourire.
Curieusement, quelqu’un est déjà dans la cabine. Cabine au demeurant minuscule. Deux personnes, une valise et c’est déjà presque plein. Pourtant il est écrit : 4 personnes ou 250 kg…. Le voyage sera court, pas le temps de se livrer à des calculs sur le poids moyen autorisé…
Je monte au second, et vous ?
Je vous suis.
Les quelques secondes, peut-être 15 ou 20, sont longues, très longues, trop longues. Il n’aime pas cette proximité, le contact est inévitable.
La cabine grince, ou plutôt couine pour s’arrêter. Il y a ensuite le moment toujours un peu gênant, ou s’enchaînent bêtement les formules de politesse : « bonne journée, je vous en prie, après vous… »
Ils se retrouvent tous les deux dans un couloir étroit, ou plutôt qui devient de plus en plus étroit. Au sol une moquette grise, râpée, usée.
Je vous accompagne, il arrive parfois que les clés ne fonctionnent pas
Il ne répond pas. Son compagnon de voyage, si tant est que monter deux étages dans un vieil immeuble du boulevard Magenta puisse être considéré comme un voyage, marche deux pas devant lui.
Il est petit, l’arrière de son crâne est plat. Comme s’il avait passé la moitié de sa vie couché sur le dos sur une plaque de béton, ou de marbre. Cette difformité, car c’en est une, est surlignée par le gras des cheveux, plaqués comme s’il ne s’agissait que d’un bloc. Le couloir est sombre. Très sombre, trop sombre…
La minuterie se déclenche avec le mouvement, mais vous constaterez qu’elle est un peu capricieuse…
Certes sa valise est à roulettes, mais elle accroche, il faut dire que le sol est recouvert d’une moquette, qui a dû être grise, et sur laquelle n’importe quelle roulette, aussi bien huilée soit-elle, ne peut que se bloquer.
Quelle numéro déjà votre chambre ?
Attendez- je regarde sur ma clé : c’est la 27…
Curieux quand même qu’un hôtel aussi modeste, pour ne pas dire crasseux, ait les moyens d’avoir un garçon d’étage…
Après tout, pourquoi pas ? C’est peut-être simplement de la gentillesse. L’homme au crâne plat, s’est retourné, a tendu la main, pour attendre la clé. Il n’avait pas encore eu l’occasion de le voir de face.
Tout en lui posant la clé dans la paume de la main, il le regarde… Oh cela ne dure que peu de temps, car une fois de plus la minuterie s’est interrompue.
La chambre 27 est au bout du couloir. Il y a une seule porte au bout du couloir : celle de la chambre 27. Chambre 27, ce visage, ce visage au regard vitreux, le cheveux gras… Non il doit se tromper : ce n’est pas possible… Il a réservé cet hôtel sur une plateforme, un peu au hasard, comme d’habitude. La lumière n’est toujours pas revenue, crâne plat a ouvert la porte.
Je te passe devant, espèce d’ordure ça changera, pour une fois…
Il referme la porte tout en pensant qu’il a peut-être mal entendu, ou mal compris. Il est fatigué, il fait chaud, il sent la chemise qui lui colle au corps. C’est une sensation tellement désagréable, ce tissu plaqué contre la peau sous cette veste qu’il n’a pas encore pu quitter. Oui c’est cela il a mal entendu. Ce n’est pas possible. L’autre a dû dire quelque chose comme « je passe devant, attention aux murs, le couloir est étroit. »
Incroyable tout ce qui peut passer par la tête en seulement quelques secondes. Et c’est vrai que pour être étroit, il est étroit ce couloir, et long, très long, trop long, aussi long que le couloir de cette autre chambre qu’il essaie d’oublier, depuis…
Il sent la valise à roulettes qui racle. Il doit presque marcher en crabe. L’odeur est insupportable, un mélange de moisi et de poussière acre : ce doit être l’humidité de la tapisserie qu’il imagine : épaisse, vieille, jaunie ou peut-être est-ce l’autre, devant, ou un mélange des deux…
Ça y est, il est au bout, crâne plat a enfin appuyé sur l’interrupteur. Il se tient devant l’encadrement de la porte. Il a les bras croisés et le regarde. Il ne s’est écoulé que quelques secondes, cinq tout au plus, depuis qu’il a cru comprendre – et maintenant il en est sûr – qu’il se faisait insulter par ce nabot au cheveux gras. Il est là. C’est bien lui, il ne peut pas l’avoir oublié. Il y a un mélange de haine et d’ironie dans son regard tordu.
Oui c’est bien moi, espèce d’ordure. Oui tu as bien entendu, mais je le répète encore : espèce d’ordure, espèce d’ordure ! Ça va, c’est bon, tu m’as bien remis. Dans l’ascenseur tu ne m’as pas reconnu, ou plutôt je devrais dire que tu ne m’as même pas vu, pas regardé…Monsieur est un voyageur, monsieur est important maintenant. Je t’attendais, je savais que c’était toi, que tu reviendrais. Et tu vois, j’ai bien fait les choses je me suis débrouillé pour que tu aies la chambre 27. Il est fort Eugène, hein dis le qu’il est fort Eugène…
Attends Eugène, je vais t’expliquer, laisse-moi entrer, je pose mes affaires, je prends une douche et je te rejoins en bas. On ira boire un verre…
Oh non mon grand, on ne va pas aller boire un verre, jamais de la vie, cela fait tellement longtemps que j’attends ce moment, je vais déguster, entre donc, ne reste pas là à te balancer dans le couloir. Je t’en prie, mets-toi à l’aise.
Il est enfin sorti de devant la porte et lui fait signe d’entrer pour de bon dans la chambre 27. Autant le couloir était petit, glauque, oppressant, autant la chambre est grande, immense, claire, magnifiquement décorée, avec une bonne odeur de frais. Il lui semble même entendre comme un fonds musical, une douce mélodie. Le lit aussi est immense. Au fond, la porte de la salle de bains est entrouverte ; il entend des voix, plusieurs. Elles chuchotent, on ne saurait dire combien elles sont. Il doit y avoir des enfants, une ou plusieurs femmes aussi.
Sa chemise ne colle plus, la sueur est devenue glacée, instantanément ; son cœur bat fort, très fort…
Au milieu de la pièce, Eugène jubile. Jubile, oui c’est le mot, un léger filet de bave s’est formé à l’angle de sa bouche. Jules, car c’est bien de Jules dont il s’agit est pétrifié. Maintenant il sait ce qui va se passer et ne peut plus reculer. C’est trop tard, bien trop tard, il ne pourra pas fuir comme il y a dix ans. Dix ans ou peut-être plus. Tout devient flou, à moins que cela ne soit les gouttes de sueur qui lui brûlent les yeux. Eugène est là devant lui et derrière la porte entrouverte, Jules sait que les autres sont là : les autres, cette famille qu’il a autrefois terrorisée ou plutôt traumatisée.
Et Jules se souvient ; il y a dix ans, il était si mal, il souffrait d’une maladie que personne ne connaissait, ou ne voulait expliquer. On se contentait de lui dire que c’était bizarre, étrange, que les symptômes étaient inhabituels, et les explications qu’il donnait tenaient du surnaturel. C’était pourtant simple, quand il y avait de l’orage, que les coups de tonnerre claquaient, Jules devenait une éponge, une éponge qui absorbait les autres ou plus exactement ceux qui étaient le plus proches de lui.
C’est ce qui se passait par exemple dans la queue devant une boulangerie. C’était il y a dix ans, un dimanche matin, il attendait son tour, devant lui dans la file, il y avait Eugène, cet Eugène qui aujourd’hui est planté là devant lui. Comment savait -il qu’il s’appelait Eugène ? C’est un peu flou mais il semble se souvenir que quelqu’un était sorti de la boulangerie et s’était arrêté à leur hauteur. Salut Eugène comment vas-tu ? C’est flou, un peu confus parce que c’est à ce moment là que le coup de tonnerre avait claqué. Violent, énorme, la vitrine avait vibré. Jules se souvient très nettement, Eugène qui se retourne, et qui le regarde les yeux vides, comme si on l’avait aspiré de l’intérieur. Eugène est pâle comme un linge. Jules se souvient encore aujourd’hui de ces quatre mots : « mais qui êtes-vous ? ». Eugène est en lui, il est entré au moment même où la foudre a frappé. Jules est Eugène, il le sait, il le sent. Aujourd’hui encore il se souvient de cette sensation. Il la connait, ce n’est pas la première fois. Et Jules est sorti de la file, il pleut, de grosses gouttes chaudes.
Dans la tête de Jules d’il y a dix ans, il y a des souvenirs, tout se mélange : une femme, elle est seule avec ses quatre enfants. Cette femme Jules ne la connait pas, pas encore, mais il sait qu’il doit la retrouver, elle attend, elle l’attend. Il accélère le pas, il sait qu’elle n’aime pas qu’il soit en retard, surtout le dimanche, il l’entend encore qui lui dit : « à dimanche mon Eugène et ne soit pas en retard ». Il se presse. Il ne sent pas la pluie, il a rendez-vous, on l’attend pour manger, Marie l’attend pour manger. L’orage gronde encore, la rue est un torrent. Il arrive à l’hôtel du centre, comme tous les dimanche matin. Marie est à l’entrée, elle attend, il est en retard et c’est lui qui apporte le pain, pour le restaurant. « Désolé Marie, c’est l’orage, j’ai eu tellement peur quand ça a claqué, je suis parti, j’ai tout oublié ». Marie le regarde, elle ne reconnait pas Eugène, il y a cet homme trempé qui tremble devant elle. Il insiste : « Marie, regarde-moi, je suis inondé, j’ai couru, je ne voulais pas être en retard ». Et Marie le regarde, elle commence par être agacé : ce n’est pas le moment de perdre du temps avec un dérangé. Il insiste : « Marie, Marie, regarde-moi ». Comment peut-il connaître son prénom ? Elle ne l’a jamais vu, ni au restaurant, ni ailleurs dans cette ville. A présent Marie, est effrayé, elle se demande où est Eugène, qu’est-il encore arrivé à son frère. Elle s’inquiète tellement pour lui.
Mais qui êtes-vous, comment connaissez-vous mon prénom ?
Jules entend la voix de Marie : c’était il y a dix ans, il y avait de l’orage, et aujourd’hui il est là face à Eugène, ce pauvre Eugène à qui il a tout pris, en quelques secondes dans la file qui attendait devant cette boulangerie…
J’ai terminé le déchiffrage de ce qui était certainement destiné à être l’esquisse de la suite de mon premier roman » quelques mardis en novembre » et que j’ai abandonné ensuite…
Je n’avais pas prévu ce départ, ou tout au moins je ne l’avais pas intégré avec intelligence dans mon parcours de reconstruction. J’aurais pu choisir le refus de porter cet uniforme mais je n’avais pas bougé, peut-être par paresse, peut-être plus parce que je pensais qu’il y avait beaucoup à prendre dans cet univers dont on parle tant sans ne l’avoir jamais rencontré. Un peu comme ces paradis ou enfers lointains qu’on s’envoie volontiers à la face, lors de nos si nombreuses empoignades politiques. « Allez-y voir là-bas et vous verrez bien que votre paradis, c’est bien l’enfer pour les autres ! »
La plupart du temps ce pourfendeur de l’au-delà honteux a encore les seules limites de sa propre commune, de son quartier, de sa propriété inscrites sous la semelle de ses chaussures…
Pour l’armée, ou tout au moins le service militaire, c’est souvent la même chose. Enfant, je n’avais qu’une vision brumeuse de ce que pouvait être cet univers, peut-être parce que mes proches qui ne l’avaient que trop vécu en parlaient comme on devrait parler de toutes les réalités : avec pudeur et prudence.
Ce sont ceux qui n’avaient rien vu qui en savaient le plus long…
Je n’ai jamais été un militariste forcené, loin de là, mais à travers cette angoisse terrible, celle du départ vers une autre vie, j’éprouvais des sensations si neuves, si fortes, que je les savourais avec une juste douleur…
Il faut aller voir ce qui se passe, partout où des gens vivent. C’est peut-être ainsi que bout à bout, morceau par morceau, on finira par faire d’une série d’épisodes une fresque homogène. Et pourtant j’avais peur de ce soir chaud et humide d’août en montant dans ce train sentant l’acier trempé et l’urine sèche. Je pénétrais dans un premier compartiment et dès cet instant je sus que tout avait commencé. Les fesses collées contre le skaï SNCF, j’observais ces cinq visages disposés autour de moi avec dans le regard une rigueur de cortège.
Il faisait chaud et j’avais le souvenir de ce premier plongeon que je fis quelques années auparavant. La grande rue, les rails et Héléna. Héléna si présente dans cette douleur qui commence à me vriller l’estomac, Héléna qui m’observe dans l’en dedans de mon demi-sommeil.
J’ai les jambes qui s’alourdissent. Tandis que le train s’engouffre dans cette nuit étouffante je sens mon corps qui prend une pose qui ne surprend personne parce qu’elle est le dénominateur commun de ceux qui voyagent pour aller vivre un peu plus loin cette aventure qui si souvent noie leurs yeux de larmes…
Le bruit, comme une musique, comme une obsession. Ce bruit qui rassure parce qu’il est puissant, vrai, ce bruit qui bat à l’intérieur. Je n’arrive plus à réfléchir. J’ai cessé de fournir l’effort nécessaire pour convaincre l’ensemble de mes quatre membres à prendre une attitude convenable.
Je me répands, flaque de mélancolie dans ce compartiment gluant. Je suis dans le train, dans le ventre de cette bête qui transperce la campagne plus qu’elle ne la traverse. Les autres dorment ou tout au moins leurs yeux se ferment. Mais j’entends le bruit, le bruit des rails qui dansent dans leurs têtes. Ce qui les distingue, c’est qu’eux ils connaissent, ils ont déjà vu, là-bas.
C’est au deuxième : il y a l’escalier sur votre droite, mais vous pouvez prendre l’ascenseur, au fond du couloir à gauche ».
Il a eu une légère hésitation, mais après une longue journée de travail, avec en plus cette maudite valise à roulettes à traîner s’éviter un petit effort supplémentaire est bienvenue. Au diable les discours moralisateurs de tous les nouveaux prêcheurs du bien-être.
Il fait chaud, je suis fatigué, ma valise est à roulettes, mais elle n’est pas équipée pour grimper les escaliers, allez hop en route pour l’ascenseur… »
Il appuie sur le bouton d’appel : la cabine est déjà là. Ce sont d’insignifiants petits événements mais qui donnent facilement le sourire.
Curieusement, quelqu’un est déjà dans la cabine. Cabine au demeurant minuscule. Deux personnes, une valise et c’est déjà presque plein. Pourtant il est écrit : 4 personnes ou 250 kg…. Le voyage sera court, pas le temps de se livrer à des calculs sur le poids moyen autorisé…
Je monte au second, et vous ?
Je vous suis.
Les quelques secondes, peut-être 15 ou 20, sont longues, très longues, trop longues. Il n’aime pas cette proximité, le contact est inévitable.
La cabine grince, ou plutôt couine pour s’arrêter. Il y a ensuite le moment toujours un peu gênant, ou s’enchaînent bêtement les formules de politesse : « bonne journée, je vous en prie, après vous… »
Ils se retrouvent tous les deux dans un couloir étroit, ou plutôt qui devient de plus en plus étroit. Au sol une moquette grise, râpée, usée.
Je vous accompagne, il arrive parfois que les clés ne fonctionnent pas
Il ne répond pas. Son compagnon de voyage, si tant est que monter deux étages dans un vieil immeuble du boulevard Magenta puisse être considéré comme un voyage, marche deux pas devant lui.
Il est petit, l’arrière de son crâne est plat. Comme s’il avait passé la moitié de sa vie couché sur le dos sur une plaque de béton, ou de marbre. Cette difformité, car c’en est une, est surlignée par le gras des cheveux, plaqués comme s’il ne s’agissait que d’un bloc. Le couloir est sombre. Très sombre, trop sombre…
La minuterie se déclenche avec le mouvement, mais vous constaterez qu’elle est un peu capricieuse…
Certes sa valise est à roulettes, mais elle accroche, il faut dire que le sol est recouvert d’une moquette, qui a dû être grise, et sur laquelle n’importe quelle roulette, aussi bien huilée soit-elle, ne peut que se bloquer.
Quelle numéro déjà votre chambre ?
Attendez- je regarde sur ma clé : c’est la 27…
Curieux quand même qu’un hôtel aussi modeste, pour ne pas dire crasseux, ait les moyens d’avoir un garçon d’étage…
Après tout, pourquoi pas ? C’est peut-être simplement de la gentillesse. L’homme au crâne plat, s’est retourné, a tendu la main, pour attendre la clé. Il n’avait pas encore eu l’occasion de le voir de face.
Tout en lui posant la clé dans la paume de la main, il le regarde… Oh cela ne dure que peu de temps, car une fois de plus la minuterie s’est interrompue.
La chambre 27 est au bout du couloir. Il y a une seule porte au bout du couloir : celle de la chambre 27. Chambre 27, ce visage, ce visage au regard vitreux, le cheveux gras… Non il doit se tromper : ce n’est pas possible… Il a réservé cet hôtel sur une plateforme, un peu au hasard, comme d’habitude. La lumière n’est toujours pas revenue, crâne plat a ouvert la porte.
Je te passe devant, espèce d’ordure ça changera, pour une fois…
Il referme la porte tout en pensant qu’il a peut-être mal entendu, ou mal compris. Il est fatigué, il fait chaud, il sent la chemise qui lui colle au corps. C’est une sensation tellement désagréable, ce tissu plaqué contre la peau sous cette veste qu’il n’a pas encore pu quitter. Oui c’est cela il a mal entendu. Ce n’est pas possible. L’autre a dû dire quelque chose comme « je passe devant, attention aux murs, le couloir est étroit. »
Incroyable tout ce qui peut passer par la tête en seulement quelques secondes. Et c’est vrai que pour être étroit, il est étroit ce couloir, et long, très long, trop long, aussi long que le couloir de cette autre chambre qu’il essaie d’oublier, depuis…
Il sent la valise à roulettes qui racle. Il doit presque marcher en crabe. L’odeur est insupportable, un mélange de moisi et de poussière acre : ce doit être l’humidité de la tapisserie qu’il imagine : épaisse, vieille, jaunie ou peut-être est ce l’autre, devant, ou un mélange des deux…
Ça y est, il est au bout, crâne plat a enfin appuyé sur l’interrupteur. Il se tient devant l’encadrement de la porte. Il a les bras croisés et le regarde. Il ne s’est écoulé que quelques secondes, cinq tout au plus, depuis qu’il a cru comprendre – et maintenant il en est sûr – qu’il se faisait insulter par ce nabot au cheveux gras. Il est là. C’est bien lui, il ne peut pas l’avoir oublié. Il y a un mélange de haine et d’ironie dans son regard tordu.
Oui c’est bien moi, espèce d’ordure. Oui tu as bien entendu, mais je le répète encore : espèce d’ordure, espèce d’ordure ! Ça va, c’est bon, tu m’as bien remis. Dans l’ascenseur tu ne m’as pas reconnu, ou plutôt je devrais dire que tu ne m’as même pas vu, pas regardé…Monsieur est un voyageur, monsieur est important maintenant. Je t’attendais, je savais que c’était toi, que tu reviendrais. Et tu vois, j’ai bien fait les choses je me suis débrouillé pour que tu aies la chambre 27. Il est fort Eugène, hein dis le qu’il est fort Eugène…
Attends Eugène, je vais t’expliquer, laisse-moi entrer, je pose mes affaires, je prends une douche et je te rejoins en bas. On ira boire un verre…
Oh non mon grand, on ne va pas aller boire un verre, jamais de la vie, cela fait tellement longtemps que j’attends ce moment, je vais déguster, entre donc, ne reste pas là à te balancer dans le couloir. Je t’en prie, mets-toi à l’aise.
Il est enfin sorti de devant la porte et lui fait signe d’entrer pour de bon dans la chambre 27. Autant le couloir était petit, glauque, oppressant, autant la chambre est grande, immense, claire, magnifiquement décorée, avec une bonne odeur de frais. Il lui semble même entendre comme un fonds musical, une douce mélodie. Le lit aussi est immense. Au fond, la porte de la salle de bains est entrouverte ; il entend des voix, plusieurs. Elles chuchotent, on ne saurait dire combien elles sont. Il doit y avoir des enfants, une ou plusieurs femmes aussi.
Sa chemise ne colle plus, la sueur est devenue glacée, instantanément. Son cœur bat fort, très fort…
C’est au deuxième : il y a l’escalier sur votre droite, mais vous pouvez prendre l’ascenseur, au fond du couloir à gauche ».
Il a eu une légère hésitation, mais après une longue journée de travail, avec en plus cette maudite valise à roulettes à traîner s’éviter un petit effort supplémentaire est bienvenue. Au diable les discours moralisateurs de tous les nouveaux prêcheurs du bien-être.
Il fait chaud, je suis fatigué, ma valise est à roulettes, mais elle n’est pas équipée pour grimper les escaliers, allez hop en route pour l’ascenseur… »
Il appuie sur le bouton d’appel : la cabine est déjà là. Ce sont d’insignifiants petits événements mais qui donnent facilement le sourire.
Curieusement, quelqu’un est déjà dans la cabine. Cabine au demeurant minuscule. Deux personnes, une valise et c’est déjà presque plein. Pourtant il est écrit : 4 personnes ou 250 kg…. Le voyage sera court, pas le temps de se livrer à des calculs sur le poids moyen autorisé…
Je monte au second, et vous ?
Je vous suis.
Les quelques secondes, peut-être 15 ou 20, sont longues, très longues, trop longues. Il n’aime pas cette proximité, le contact est inévitable.
La cabine grince, ou plutôt couine pour s’arrêter. Il y a ensuite le moment toujours un peu gênant, ou s’enchaînent bêtement les formules de politesse : « bonne journée, je vous en prie, après vous… »
Ils se retrouvent tous les deux dans un couloir étroit, ou plutôt qui devient de plus en plus étroit. Au sol une moquette grise, râpée, usée.
Je vous accompagne, il arrive parfois que les clés ne fonctionnent pas
Il ne répond pas. Son compagnon de voyage, si tant est que monter deux étages dans un vieil immeuble du boulevard Magenta puisse être considéré comme un voyage, marche deux pas devant lui.
Il est petit, l’arrière de son crâne est plat. Comme s’il avait passé la moitié de sa vie couché sur le dos sur une plaque de béton, ou de marbre. Cette difformité, car c’en est une, est surlignée par le gras des cheveux, plaqués comme s’il ne s’agissait que d’un bloc. Le couloir est sombre. Très sombre, trop sombre…
La minuterie se déclenche avec le mouvement, mais vous constaterez qu’elle est un peu capricieuse…
Certes sa valise est à roulettes, mais elle accroche, il faut dire que le sol est recouvert d’une moquette, qui a dû être grise, et sur laquelle n’importe quelle roulette, aussi bien huilée soit-elle, ne peut que se bloquer.
Quelle numéro déjà votre chambre ?
Attendez- je regarde sur ma clé : c’est la 27…
Curieux quand même qu’un hôtel aussi modeste, pour ne pas dire crasseux, ait les moyens d’avoir un garçon d’étage…
Après tout, pourquoi pas ? C’est peut-être simplement de la gentillesse. L’homme au crâne plat, s’est retourné, a tendu la main, pour attendre la clé. Il n’avait pas encore eu l’occasion de le voir de face.
Tout en lui posant la clé dans la paume de la main, il le regarde… Oh cela ne dure que peu de temps, car une fois de plus la minuterie s’est interrompue.
La chambre 27 est au bout du couloir. Il y a une seule porte au bout du couloir : celle de la chambre 27. Chambre 27, ce visage, ce visage au regard vitreux, le cheveux gras… Non il doit se tromper : ce n’est pas possible… Il a réservé cet hôtel sur une plateforme, un peu au hasard, comme d’habitude. La lumière n’est toujours pas revenue, crâne plat a ouvert la porte.
Je te passe devant, espèce d’ordure ça changera, pour une fois…
Un peu en mal d’inspiration poétique en ce moment, et oui les gares me manquent, je me lance un défi, j’ai beaucoup de débuts de textes, nouvelles ou autres, que j’ai laissées en chantier, je vais donc me mettre la pression en publiant ces débuts et en m’obligeant à poursuivre…. Et n’hésitez pas à me rappeler à l’ordre…
C’est au deuxième : il y a l’escalier sur votre droite, mais vous pouvez prendre l’ascenseur, au fond du couloir à gauche ».
Il a eu une légère hésitation, mais après une longue journée de travail, avec en plus cette maudite valise à roulettes à traîner s’éviter un petit effort supplémentaire est bienvenue. Au diable les discours moralisateurs de tous les nouveaux prêcheurs du bien-être.
Il fait chaud, je suis fatigué, ma valise est à roulettes, mais elle n’est pas équipée pour grimper les escaliers, allez hop en route pour l’ascenseur… »
Il appuie sur le bouton d’appel : la cabine est déjà là. Ce sont d’insignifiants petits événements mais qui donnent facilement le sourire.
Curieusement, quelqu’un est déjà dans la cabine. Cabine au demeurant minuscule. Deux personnes, une valise et c’est déjà presque plein. Pourtant il est écrit : 4 personnes ou 250 kg…. Le voyage sera court, pas le temps de se livrer à des calculs sur le poids moyen autorisé…
Je monte au second, et vous ?
Je vous suis.
Les quelques secondes, peut-être 15 ou 20, sont longues, très longues, trop longues. Il n’aime pas cette proximité, le contact est inévitable.
La cabine grince, ou plutôt couine pour s’arrêter. Il y a ensuite le moment toujours un peu gênant, ou s’enchaînent bêtement les formules de politesse : « bonne journée, je vous en prie, après vous… »
Ils se retrouvent tous les deux dans un couloir étroit, ou plutôt qui devient de plus en plus étroit. Au sol une moquette grise, râpée, usée.
Je vous accompagne, il arrive parfois que les clés ne fonctionnent pas
Le site « Short Edition » organise un concours, il s’agit d »écrire un texte sur le thème » un peu d’air », voici ce que je leur ai proposé
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ». Ce matin Jules s’est levé en sueur.
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Ces paroles ne le quittent pas. Elles sont là, elles résonnent, ou plutôt elles chantent au fond de son crâne douloureux.
Jules ne se souvient que très rarement de ses rêves. Mais ce matin, il sait, il sent. Il est certain que ce sont des paroles qu’il a entendues cette nuit, dans son sommeil. Il lui semble même reconnaître cette voix. Une voix douce et gaie. Il faut dire que Jules vit seul, et débute sa journée, comme il l’a finie : dans le silence. C’est pour cette raison qu’il aime tant la compagnie de cette voix, comme une caresse qui le réconforte.
Tous les matins depuis dix jours il prend le temps de faire le tour de son appartement avec ce nécessaire regard d’explorateur, comme s’il découvrait à chaque fois, un territoire inconnu. Oh ce n’est pas très grand, mais il a suffisamment d’imagination pour s’inventer à chacune de ses tournées des aventures nouvelles. Il s’attend toujours à être surpris, à découvrir, qui sait, un coin encore vierge, dans une des quatre pièces de son logement. Intérieurement il sourit de sa naïveté : comme si les lois de la géométrie pouvaient à la faveur de ce confinement être bouleversées. Ce serait incroyable que je sois le premier à découvrir que dans certains rectangles, on peut trouver un cinquième coin. Pauvre Jules, il est seul et ne sait plus quoi inventer pour s’aérer, pour s’obliger à ne pas rester enfermé entre ces quatre murs. Quatre murs ? Il faudra peut-être que je recompte se dit-il ?
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Toujours ce refrain qu’il entend, petite voix désormais familière. Il a même l’impression qu’elle se rapproche désormais
Après avoir traversé le long couloir – sans faire de pause s’il vous plait- Jules se trouve désormais devant sa bibliothèque.
Jules commence par un long moment d’admiration, presque de la contemplation. Il est vrai qu’il a un côté maniaque qu’il assume totalement ; il ne se passe pas journée, en période normale, sans qu’il ne caresse les dos alignés de ses très nombreux livres, il les bouge parfois légèrement, souffle sur le dessus, persuadé que la poussière s’est encore invitée et va coloniser les pages.
Jules aime les livres, nous l’aurons compris. Et depuis le début de cet enferment imposé, Jules accomplit son rite plusieurs fois dans la journée. Nous ne sommes pas loin reconnaissons le de l’obsession.
Bref, Jules après la longue traversée du couloir sombre et aride est là, raide et rigide, plantée devant les rayons de sa bibliothèque. Une belle bibliothèque, bien fournie car Jules nous l’aurons compris aime les livres.
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ». La voix semble se rapprocher.
Jules aime les livres bien sûr, mais Jules aime les oiseaux aussi, il est même passionné, il aime les observer, les écouter, et surtout, Jules aime quand ils s’envolent… Nous aurons donc compris que comme Jules aime les livres et qu’il aime aussi les oiseaux, Jules a beaucoup, mais alors beaucoup de livres sur les oiseaux.
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Et d’un coup, d’un seul Jules comprend. Les livres, les oiseaux, la fenêtre toujours fermée. Jules saisit un de ces magnifiques livres, qu’il aime tant feuilleter. Celui qu’il tient est un livre sur les oiseaux de mer, il le sort délicatement, caresse amoureusement la couverture et l’ouvre, lentement, très lentement…
« Je n’en peux plus, je ne veux plus, je veux m’échapper, je veux prendre l’air et m’envoler ! ».
Finalement, ce ne sera qu’en trois parties… Je me suis levé très tôt ce matin et j’en ai profité pour terminer de mettre au propre le manuscrit
Les réponses viennent, faciles. A chacun d’entre elles le puzzle se reconstitue…Dans la voiture, ça s’est passé comment, elle vous a parlé ?
Oui, enfin pas beaucoup, parce qu’on aurait dit qu’elle était fatiguée, ou triste…
Camille regarde toujours son frère quand elle répond, comme pour vérifier, se rassurer.
Tu ne penses pas qu’elle avait plutôt peur ?
On ne peut pas vraiment dire parce que de derrière on voyait pas bien ses yeux.
Et il n’y a rien qui vous a paru anormal pendant le trajet ?
Non. Elle nous a dit : « à demain les enfants, à moins que je sois malade. » Il faut dire qu’elle n’arrêtait pas de renifler.
Les inspecteurs en avaient assez entendu et ils s’apprêtaient à les libérer pour qu’ils puissent aller jouer lorsque Camile s’est souvenu d’un détail.
Ah oui, il y a un truc que je voulais dire. Sur le tableau de bord de sa voiture, y a une photo. Ça m’a fait drôle parce que c’était une photo d’elle. C’est marrant d’avoir sa tête sous les yeux quand on conduit !! Moi mon papa il a une photo de maman et puis de nous à côté du volant…
Et maman elle a une photo du chat…
C’est Denis qui n’a rien dit jusque là qui ajoute cette information, essentielle. Les inspecteurs se regardent avec le sourire.
Les enfant sortis, les inspecteurs ont rappelé Mr Malouin.
Monsieur Malouin, vous aviez une liaison avec Danielle Lemoine ? C’est bien ce que vous nous avez dit tout à l’heure ?
Monsieur Malouin a les larmes aux yeux et la voix complétement nouée.
C’était plus qu’une liaison, bien plus ! On voulait se marier : enfin on, je dois dire que c’était surtout moi. Elle, il y avait quelque chose qui semblait la gêner, la retenir. Je dois dire que cela m’énervait. Hier soir je suis allé la voir dans sa classe. J’en pouvais plus. Je lui ai dit que si elle n’acceptait pas de vivre avec moi, de m’épouser, j’allais faire une connerie, une grosse connerie.
Et qu’est-ce qu’elle a répondu à cette menace ?
Une menace ? Vous y allez fort quand même, je suis tellement amoureux d’elle, vous n’imaginez même pas.
Continuez Mr Malouin, que vous a-t-elle répondu ?
Elle s’est mise à pleurer, à sangloter même, elle n’arrêtait pas, je ne comprenais pas, cela prenait des proportions incroyables…
Monsieur Malouin, saviez vous que Danielle Lemoine avait une sœur jumelle ?
Une sœur jumelle ? Non je l’apprends. Elle ne m’en avait jamais parlé. De toute façon elle ne me parlait jamais d’elle. Mais je me doutais bien qu’il y avait un truc qui clochait. Mais enfin inspecteur, une sœur jumelle ça ne l’empêchait quand même pas de m’épouser.
Quand vous vous êtes quittés, que vous a-t-elle dit ?
Elle m’a dit qu’elle prendrait sa décision le soir-même et qu’elle reviendrait avec une réponse, le lendemain, aujourd’hui donc.
Et ce matin que s’est-il passé ?
Quand elle est arrivée, elle était tout excitée, je ne l’avais jamais vu comme ça, elle ne se souvenait même plus du nom d’un élève, le plus terrible de l’école, il l’avait bousculé… Puis elle m’a dit qu’elle m’aimait beaucoup, mais qu’elle ne pouvait pas, pas encore, qu’il était trop tôt…
Mr Malouin vous n’avez rien constaté d’anormal ?
Je ne peux pas dire. C’était si violent, si brusque. Mais c’est vrai qu’elle était vraiment bizarre. Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait accompagné Camille et Denis en voiture hier soir, elle a coupé court comme si elle était surprise. Et elle m’a répondu un peu sèchement qu’après 16 h 30, elle transportait qui elle voulait dans sa voiture.
En début de soirée Melle Lemoine fut arrêtée. Elle était sur le point de se jeter dans le vide, elle était sur le parapet d’un pont à quelques centaines de mètres de chez elle. Cela faisait plus de trente ans qu’elle vivait avec sa sœur, elles ne s’étaient jamais quittées. Tous les soirs, elle l’attendait. Sa grande joie était de lui préparer de succulents repas. Puis elles parlaient, se racontaient leurs journées dans les menus détails. Ce soir-là, quand Danielle en rentrant de l’école lui apprit qu’elle allait partir, qu’elle avait rencontré quelqu’un, le directeur de l’école, Hélène ne répondit pas. Le repas s’était terminé dans un silence trouble. Puis chacune d’elle s’était couchée sans embrasser l’autre, et sans se dire le moindre mot. Ce n’était pas dans les habitudes de la maison Lemoine…
Aux alentours d’une heure du matin, Hélène s’était levée et avait étouffée Danielle dans son sommeil avec l’oreiller. C’est au petit matin qu’elle avait décidé de devenir Melle Lemoine l’institutrice. Elle s’occuperait du corps le soir après la classe. Le crime sera parfait. Le crime sera parfait. Personne ne la connaissait, elle ne sortait presque jamais, ni seule, ni même avec sa sœur adorée. Et la ressemblance était si frappante. Si frappante. Et puis comme Danielle lui raconte tout avec plein de détails elle a l’impression de connaître tous les enfants.
Elle n’avait commis qu’une seule erreur, celle de croire que sa sœur lui vouait un amour infini et indestructible. En fait elle n’en pouvait plus de ce double qui lui pesait de plus en plus. Juste avant de rentrer chez elle, la veille au soir, Danielle Lemoine était passée par la poste, elle avait envoyée une lettre en recommandée, « très urgente » avait-elle dit au guichet, « il faut absolument qu’elle parvienne au commissariat demain dans la journée ».
Dans cette lettre, elle avouait le crime de sa propre sœur Hélène, elle n’en pouvait plus et préférait la prison qui ne durerait qu’un temps à l’enfer de cette vie qu’Hélène lui imposait. Et en sortant elle pourrait retrouver Mr Malouin. S’il l’aimait tant, il l’attendrait.
Ce soir-là après avoir été appréhendée par la police juste avant de se jeter du haut du pont, Hélène Lemoine passa sa première nuit en prison, mais sur la porte de la cellule, on pouvait lire : « Danielle Lemoine ».
Vous êtes plusieurs à m’avoir demandé la suite. Il me faut un peu de temps, car le texte que j’ai découvert est manuscrit, il faut me relire, et tout retaper…. La suite demain…
Camille qui semble la moins timide répond par la négative, elle explique que, comme souvent, elle les a regardés du haut des escaliers, par-dessus la rampe.
– Et vous ne savez pas où elle est allée après ?
C’est Denis cette fois, le frère de Camille qui a répondu. Il a expliqué qu’elle avait son manteau, que cela lui avait paru bizarre, puisque la photocopieuse est au premier.
Les policiers se sont regardés. On aurait dit qu’ils souriaient. Monsieur Malouin paraissait de plus en plus nerveux. Les inspecteurs sont sortis et le directeur est resté pour répartir les élèves dans les autres classes. Quelque chose, un détail, interrogeait les enfants. Ils n’étaient pas très âgés mais ils savaient parfaitement raisonner. « Comment la police a-t-elle pu faire pour être aussi vite sur place ? » Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire de disparition.
Monsieur Malouin semble embarrassé, il hésite, et finalement se dit que ce sont les CM2, les plus grands. De toute façon ils ne tarderont pas à découvrir la vérité. Il n’a pas besoin de réclamer le silence : tous les enfants sont suspendus à ses lèvres.
– Les enfants, ce qui s’est passé est vraiment bizarre, moi-même je n’y comprends rien, les inspecteurs sont venus ce matin parce qu’ils ont découvert le corps de Melle Lemoine ce matin à son domicile. Elle a été assassinée. Je suis comme vous, je n’y comprends rien, elle était bien là ce matin, c’est ce que je leur ai dit d’ailleurs et c’est quand ils sont arrivés que je me suis aperçu de sa disparition.
Cette histoire devient vraiment compliquée : une maîtresse assassinée, une fausse maîtresse qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la vraie.
Les élèves ont été répartis dans chacune des classes. Certains d’entre eux pleurent, d’autres sont déjà passés à autre chose.
L’après-midi, la plupart des élèves sont revenus à l’école. Ce sont les inspecteurs qui l’ont demandé. Ils peuvent encore avoir besoin d’informations.
En début d’après-midi, juste avant la sonnerie du début de classe Mr Malouin est resté très longtemps dans son bureau avec les inspecteurs. Lorsqu’il est sorti, il était pâle et avait l’air complètement absent.
Les policiers ont souhaité interroger Camille et son frère. Ces deux enfants ont, en effet, l’air d’en savoir un peu plus que les autres.
Hier soir, Camille et son frère sont retournés à l’école. Elle avait oublié ses lunettes et sans elles, elle aurait eu beaucoup de difficultés à faire ses devoirs. Les enfants savent que leur maîtresse reste assez longtemps, le soir, dans sa classe. Elle leur dit régulièrement que s’ils ont le moindre problème ils peuvent venir la voir, elle est là pour les aider. Elle est tellement gentille Danielle Lemoine.
Arrivés devant l’école, ils ont été rassurés en voyant de la lumière dans la classe. Dans les escaliers, ils ont croisé Mr Malouin. Il descend en se tenant à la rampe, comme s’il était épuisé. Il les a un peu grondés, tout surpris de les trouver dans l’école à cette heure-ci. Puis il les a laissés monter en leur recommandant de ne pas courir dans les couloirs.
Quand ils sont arrivés dans la classe, Melle Lemoine était en train de pleurer. Sans se cacher. Elle est surprise de voir Camille et son frère devant la porte, pétrifiés. Ils sont très impressionnés, n’osent rien dire, une maîtresse ça ne pleure pas. Ils se dépêchent de récupérer les lunettes et s’apprêtent à repartir en courant (tant pis pour ce qu’a dit Mr Malouin) quand elle leur propose de les raccompagner…
Camille et son frère ne sont pas impressionnés par les inspecteurs. Peut-être par habitude. Ils regardent beaucoup de films où les policiers sont souvent sympas et habillés en jeans.
Les réponses viennent, faciles. A chacun d’entre elles le puzzle se reconstitue…
En faisant du rangement dans mes cahiers, carnets j’ai découvert cette nouvelle que j’avais écrite il y a une vingtaine d’années. Je n’ai pas trouvé la date précise. Je viens de la relire, et comment dire, elle est un peu surprenante, un peu hors norme par rapport à mon style habituel…. Je la publierai en quatre parties
Quand la fin de la récréation a sonné la classe de Mademoiselle Lemoine s’est regroupée à peu près convenablement à l’endroit habituel. Comme toujours, il faut laisser passer les élèves de Madame Antoine et ensuite il faut monter en classe.
Arrivés dans leur salle, les élèves n’ont pas l’air surpris de n’y pas trouver leur maîtresse. Elle passe souvent la récréation à la salle de photocopie. Ils s’installent et se mettent au travail. Au bout d’un quart d’heure, ils sont un peu étonnés d’être toujours seuls. Ils ont d’abord pris ce retard pour une prolongation de récréation, puis une espèce d’angoisse a pris le dessus sur la satisfaction. Ils sont seuls à cet étage. Aucun bruit extérieur ne leur parvient.
C’est au moment où l’un d’entre eux s’est auto-désigné pour aller voir ce qui se passait que le directeur est entré, entouré de deux hommes aux regards nerveux. Le directeur, Monsieur Malouin semble inquiet. Les enfants n’ont plus envie de chahuter. Quelque chose n’est pas normal. Certains se souviennent que ce matin, Mademoiselle Lemoine est arrivée en retard. Camille a même cru voir qu’elle avait pleuré. Jusqu’à la récré de dix heures, tout s’était déroulé normalement. Enfin à peu près, parce qu’elle leur avait faire exactement la même dictée qu’hier et ils n’avaient évidemment rien dit, bien trop heureux de pouvoir faire zéro faute. Mais maintenant elle n’est pas là, ou pour être plus exact, elle n’est plus là. Et il y a ces trois hommes aux visages gris.
Monsieur Malouin leur explique que Mademoiselle Lemoine a eu un petit problème, qu’elle a dû s’absenter en urgence. Il leur dit aussi que ces messieurs sont de la police et qu’ils vont leur poser quelques questions. Les inspecteurs se sont assis sur le bureau et le directeur est resté au milieu de l’estrade, à se tordre les mains.
Tout à l’heure Monsieur Malouin leur a menti : Mademoiselle Lemoine n’est pas partie, elle a disparu et on ne sait pas pourquoi. Les inspecteurs sont là pour essayer de comprendre. Le plus âgé d’entre eux a commencé à poser des questions :
Est-ce que certains d’entre vous ont remarqué quelque chose d’anormal ces derniers jours, ou ce matin ?
Il n’est pas du genre à rêver que
de couleurs exotiques aux senteurs de vanille. Ce matin il a l’émotion facile,
et il s’emplit de ces odeurs de vrai, de ces bruits qui hésitent à dépasser le
silence. Il se met alors à aimer cette salle lugubre au carrelage rafraîchi par
l’air vif qui transperce les corps. Il se délecte de ce paysage humain qui
raconte que la vie c’est aussi le muscle qui souffre, il aime ce quotidien qui
rend ridicule les sornettes de ceux qui imaginent un monde devenu uniquement fluorescent.
Là, il y a du gris, de ce gris noble et parlant qui creuse les regards et serre
les gorges. Et il pense à tous ces discours qu’on dit beau, de ceux qui parlent
des autres sans ne les avoir jamais croisés. Il pense à ceux qui affirment, à
ceux qui concluent, à ceux qui cherchent à mettre en mot, ce qui ne peut être
que vu, que ressenti.
Il se dit : « oui
messieurs les penseurs, les décideurs, les chercheurs du matin tiède, quand
vous rêvez, quand vous rêvez dans vos vies au relief pastel, il y en a des qui
se tassent les uns contre les autres pour avoir moins froid, pour mieux se
comprendre, pour mieux s’aider. Il y en a qui mettent de l’amour dans des
gestes que vous analysez avec mépris, avec arrogance en les affublant du nom de
compétences. Oui messieurs, il y en a qui rêve plus fort que vous, plus vrai
que vous. Et quand vous retournerez dans votre confort nocturne ou que votre
esprit se reposera des efforts de la veille à imaginer ce qui se passe lorsque
vous n’y êtes plus, il y en a qui prendront un train un peu plus gris que le
vôtre, pour vous construire un monde que vous avez oublié de comprendre.
Le 25 février 2005, j’ai écrit ce texte que je viens de retrouver et que je publie en deux parties.
L’air est glacial, coupant, comme
un rasoir neuf sur une peau juvénile. Il a laissé tourner le moteur de sa voiture,
encore quelques instants, pour s’emplir de cette chaleur aux senteurs
mécaniques, qui donne encore pour quelques instants l’illusion du bien-être. Lorsqu’il
est sorti, qu’il a claqué la portière, il a perçu comme un rétrécissement. Il est
encore plein de ces sensations « ouateuses » que laissent une nuit
sous une couette. Le train est annoncé dans un quart d’heure. Il attendra dans
le grand hall d’accueil. Il aime ses petits moments de presque rien, où on sent
chaque minute qui passe laisser sa trace grise dans la chair. Il est un habitué
du lieu, mais pas de cet horaire. Il est de ceux qui entrent dans le train,
avec des souliers vernis, les mains fines et l’air préoccupés. A cette heure,
ce sont surtout ceux qui travaillent dur, ce sont dont les mains racontent l’histoire
caleuse des chantiers. Dans la salle, ils sont six à lutter contre les courants
d’air. Sept avec la femme de ménage de la gare. Elle semble hors du temps, qui
passe et qu’il fait, absorbée par son entreprise de nettoyage. Elle est haute
comme trois pommes et sautille pour atteindre les vitres du guichet. Elle est
comme une mélodie virevoltante dans le silence glacial de l’aurore. Contre le
mur, tassés les uns contre les autres, quatre hommes, épaules larges, l’œil vif.
Ce sont des turcs, ils parlent entre eux doucement. Il ne semble pas souffrir
du froid, on dirait que toutes leurs forces, toute leur énergie est consacrée à
se donner une contenance sereine. Contre les fenêtres, un grand, bonnet vissé jusqu’aux
lunettes, d’une immobilité qui s’apparente à de la pétrification. On croirait
que le froid ne l’atteint pas , qu’il le contourne, qu’il hésite à le déranger
dans sa raideur matinale.
Pas une voix pour arrondir les
angles du froid. Seuls les regards se croisent : on se connait, mais
chaque matin on se découvre. Et dans ce simple petit matin de février, il y a
comme une éruption de solennel dans ce petit espace de ce rien de tous les
jours. Il est le seul à ne pas rester en place. Comme toujours, il cherche à
embrasser de tous ses sens ce qui l’entoure…
Comme tous les matins, Jules se
lève tôt, s’habille rapidement, et visage encore barbouillé des restes de la nuit,
s’en va acheter la presse. Il ne se contente pas du seul journal régional, il aime
aussi les quotidiens nationaux. Jamais les mêmes, il butine, il n’aime s’enfermer
dans aucune camisole, encore moins de papier. Il aime ce moment ou devant le
présentoir, il hésite, il compare les unes, les titres du jour et suivant son humeur,
il en choisit un ou deux, jamais les mêmes. Il paie, les plie soigneusement et accélère
le pas, impatient de les étaler sur la table, tout en buvant un grand bol de
café.
Trois unes l’ont attiré ce matin : la première « Ecoute l’automne », la seconde : « Le monde : une île ! » et la troisième « Elle aime la lune ». Surprenants ces titres, on ne dirait pas de l’actualité se dit-il sur le chemin du retour. Mais il n’ouvre pas les journaux, il aime ce rite matinal, qu’il ne veut pas transgresser sous prétexte de curiosité.
Jules est dans sa cuisine, le
café est prêt. Il s’installe. Comme d’habitude, son bol est légèrement sur la gauche
pour qu’il puisse étaler les journaux et il commence sa revue de presse. Il débute
par « Elle aime la lune ». Il lit rapidement les quelques lignes qui
accompagnent la photo de la une. C’est vrai que cela lui semble léger, plus doux
que d’habitude. Il ouvre le journal, poursuit sa lecture : « mais qui
est-elle celle qui aime la lune ? »
Bref il lit et l’impression se confirme. Sa lecture est agréable ! Il ne parvient pas à en expliquer les raisons, mais il se sent bien. Il ouvre son deuxième quotidien, « Ecoute l’automne » : mêmes impressions, douceur, bonheur, sourires. D’ailleurs il le sent parfaitement qu’il sourit. Il est bien, tellement bien qu’il s’empresse d’ouvrir le troisième : « Le monde : une île ! ». Et là, comment dire c’est l’apothéose : c’est comme le premier stade de l’ivresse, il se sent gai, insouciant avec l’envie de s’étirer en souriant. C’est ce qu’il fait d’ailleurs !
C’est dans ce mouvement qu’il aperçoit le gros titre du quotidien régional : « Catastrophe dans le monde de la presse nationale : les lettres R et les lettres S ont totalement disparu des rédactions ! ».
Une nouvelle rubrique : « mes rêves éveillé, et je précise que bien sûr celui qui est éveillé, c’est moi, je rêve et j’écris : voici le premier de cette petite série
C’est un mardi matin du mois de novembre 2020, je crois, que tout a commencé. Ou plutôt que tout a recommencé. C’est simple. Ce matin-là, au réveil, aucun écran n’est éclairé. Et quand je dis aucun, c’est vraiment aucun !
Ecrans petits et grands, Écrans numériques, Écrans électroniques, Ecrans cathodiques, C’est le noir, Noir sidéral, Pas une diode, Pas un clic, C’est la panique
C’est impossible, il doit y avoir un hic. Chacun accuse : c’est la prise, c’est le câble, c’est le réseau électrique…. Au saut du lit, le premier geste est pour l’écran. Vite : réveiller la machine, vite regarder, on ne sait jamais…Une information importante est peut-être arrivée dans la nuit. Mais là rien, l’écran est figé, glacé, il ne réagit pas. Le doigt s’agite, le cœur palpite… Et c’est ainsi qu’au même moment, dans tout le pays, des millions de personnes allument, rallument leur téléphone et rien ne ,se passe. Ils triturent le câble, vérifient la prise, cherchent un coupable : l’époux, l’épouse, les enfants, le chat, l’état. En quelques minutes, la panique enfle, elle s’installe, partout. En quelques minutes… Façon de parler. Le temps est difficile à estimer. L’heure aussi, n’existe que sur des écrans : l’heure est numérique, l’heure est électronique. Ce matin l’heure n’existe plus, elle s’est échappée, elle s’est enfuie. Le jour est levé. Les pas sont lourds, les épaules sont basses. Il faut se résoudre à prendre le petit déjeuner. Tout le monde se retrouve autour de la table, les écrans vides et gris sont posés à côté du bol, petits objets inertes. Il se produit alors quelque chose d’incroyable, les visages se redressent, les lèvres remuent, et des sons sortent, au début ce ne sont que des grognements. Puis des mots se forment : tiens on avait oublié comme c’est joli un mot, même petit. Partout, on parle, on se parle. Pour commencer la météo, et incroyable on regarde par la fenêtre. Formidable cette application, on voit le temps qu’il fait. Et tout s’accélère, des mots, puis des phrases, des conversations, des sourires.
Il est huit heures, Partout cela bourdonne, Parfois cela ronchonne, Il est huit heures, Plus un clic Numérique, électronique, L’heure est si belle, Vêtue de ses plus belles aiguilles….
Le président veut emmener ses ministres pour une promenade en forêt…
Des questions, des questions, il
en a de bonne notre président pense à ne pas en douter la moitié des ministres,
on en aurait une bonne dizaine à lui poser, et à commencer évidemment par
pourquoi ? On veut bien se détendre, c’est une bonne idée, on veut bien
rester dans la dynamique du sourire, cela nous fera du bien à tous, mais de là
à monter sans nos conseillers dans un autocar, enfiler des baskets ridicules
pour manger chips et sandwichs au jambon il y a quand même un gouffre.
L’un d’entre eux, un des plus
jeunes, exceptionnellement invité aujourd’hui, parce qu’il n’est que secrétaire
d’état, pour évoquer un projet de loi qui doit être déposé à la rentrée, est le
seul à oser prendre la parole
Euh monsieur le président, c’est surprise
surprise, elles sont où les caméras ?
Le président visiblement pressé
de sortir de la salle lui répond calmement :
Oui mon petit Jacques, pour une surprise, c’est
une surprise et vous allez voir ce n’est pas fini ! Allez on a déjà assez
perdu de temps puisqu’il n’y a plus de questions, , en avant les enfants !
Il est onze heures trente :
président en tête, c’est une troupe d’une trentaine de ministres, la parité est
parfaite, qui s’engage dans l’allé qui conduit jusqu’à la grille ou les portes
de l’autocar sont déjà ouvertes.
Le président marche d’un bon pas,
il faut dire qu’il est chaussé pour. Beaucoup, surtout les femmes sont en train
de se dire que si au moins on avait été prévenu on aurait évité les tailleurs,
et autres tenues plus adéquates pour répondre aux questions au gouvernement que
pour aller batifoler en forêt.
Certains espèrent en silence
qu’il aura pensé aux tenues qui iront avec les baskets. Il sera bien temps de
lui poser la question quand on sera monté dans l’autocar.
Le premier ministre est pâle,
transparent : il vient à l’instant de prendre conscience qu’ils vont sécher
la séance des questions au gouvernement tout à l’heure. Il faut qu’il en parle
au président : ce n’est pas possible, ce sera une catastrophe politique
d’une ampleur inégalée. Cela ne s’est jamais vu. Il faut qu’il prévienne son
directeur de cabinet, il faut déclencher une espèce de plan Orsec…. Vite
envoyer un texto…
Un texto…
La petite troupe, est maintenant
agglutinée devant la porte du bus, c’est amusant mais certains semblent
impatients, ils jouent mêmes des coudes pour grimper dans le bus mais là ils
sont ralentis : le président est en
haut des marches il tient un grand sac à la main et le regard teinté d’une
espèce de sévérité bienveillante, il demande à chacun de poser à l’intérieur du
sac son ou ses portables. On comprend au
ton qui est le sien et à son regard qu’il ne sera pas possible de tricher ou de
dissimuler, alors chacun s’exécute avec peu d’enthousiasme il faut bien en
convenir.
Le premier ministre qui est le
dernier de la troupe a compris ce qui se passait et s’empresse de sortir son
smartphone pour dans les quelques secondes qui lui restent tenter d’envoyer un
texto suffisamment clair pour que son directeur de cabinet puisse prendre
toutes les dispositions nécessaires. C’est à cet instant et à cet instant
seulement que Pierre – Pierre est le premier ministre – ose s’autoriser à
envisager que le Président a peut-être perdu la tête ; Il commence à taper
frénétiquement sur son clavier quand il entend la voix du président un peu
irritée qui lui dit :
Pierre, je te vois, ton portable s’il te plait,
allez tout de suite, tu le fais passer et je le récupère !
Mais monsieur le Président, c’est impossible,
comment on va faire cet après-midi…L’assemblée…
Pas de mais mon petit Pierre, je te rappelle que
nous sommes encore officiellement en conseil des ministres. Je maitrise l’ordre
du jour et je te rappelle aussi que la constitution précise que c’est le
président de la république qui nomme le premier ministre.
Mais monsieur le président
Pas de mais Pierre, si ton portable ne me
parvient pas instantanément tu n’es plus premier ministre
Bien Monsieur le Président
Pierre puisque c’est ainsi que
nous l’appellerons à présent s’exécute ; le brouhaha s’est atténué, c’est
le silence maintenant qui devient plus pesant.
Tous les ministres sont montés,
ils se sont installés, certains, ont déjà pris les place du fond (les vieux réflexes
ne disparaissent pas même lorsqu’on est ministre ).
Que se passe-t-il ? Que
va-t-il se passer si on apprend dans les médias qu’alors que le chômage ne
cesse d’augmenter, que la situation internationale est gravissime que le
président de la république sourit ? C’est grave ! Il faut réagir !
Il faut, à défaut de comprendre, envisager tous les scénarios possibles et préparer
toutes les réponses politiques appropriées.
Le débat n’est pas animé – il ne
l’est jamais d’ailleurs- chacun surveillant l’autre, évitant de se dévoiler, de
proposer des analyses pertinentes ; le risque étant de se les faire
« piquer » par plus ancien que soi, plus en cours que soi… Bref ça cogite,
mais avec pédale sur le frein ce qui arrange tout le monde parce que finalement
il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent ;
Le conseil des ministres débute à
11 h 00. Tous les ministres sont tendus,
les mâchoires serrées, ils sont évidemment au courant que le président a souri
ce matin. Leurs conseillers politiques ont pondu de petites notes synthétiques
pour tenter d’expliquer ce sourire et surtout envisager toutes les
conséquences.
Le président de la République
prend la parole. Avant qu’il ne prononce le premier mot, tout le monde voit bien
qu’il sourit.
« Monsieur le Premier ministre,
mesdames et messieurs les ministres, je suppose, évidemment que toutes et tous
l’ont remarqué : je souris ! Oui depuis ce matin je souris. Vous
pouvez le constater par vous-même : c’est un beau, un large, un vrai
sourire, un sourire à belles dents.
C’est un sourire qui exprime du
bonheur, pas un de ces sourires dont nous pouvons être coutumiers en politique :
sourire généralement sarcastique, carnassier, sourire dont on use et abuse
surtout face à ses adversaires. Parfois, vous le savez aussi bien que moi le
sourire annonce le rire, souvent un rire entendu, bref, celui qu’on utilise
pour montrer qu’on est encore sensible à l’humour, aux bonnes blagues, qui nous
rendent plus sympathiques, enfin le pense t’on…Et bien mes chers amis ce n’est
aucun de ces sourires qui m’illuminent. C’est bien autre chose et je vais vous
le dire, je vais vous le raconter.
Je souris parce que je suis
heureux. Je suis heureux, parce que ce matin, me promenant dans le parc, j’ai
été touché par la lumière du soleil encore bas à travers les feuillages, par la
fraîcheur persistante de la nuit qui a instantanément éliminé la migraine qui
m’a empoisonné la nuit.
Ce sera à certains de sourire, à présent,
de la futilité de ce bonheur, d’autres penseront ou diront que je suis fatigué,
et que cet épuisement me rend sensible, vulnérable. Et là mes amis, je souris
encore. Je souris encore parce que ces petites choses simples auquel il
faudrait que j’ajoute le sifflement d’un merle, se sont imposées comme une
évidence, une nécessité. Nous devons et c’est urgent cesser de nous comporter
comme des êtres inaccessibles, insensibles, intouchables, infaillibles.
Mes chers amis j’ai décidé que
nous devions aujourd’hui ne pas traiter cet insupportable ordre du jour. De
toute façon tout est déjà décidé et engagé. Nos pâles conseillers de cabinets
s’occuperont de donner du corps, de la réalité à ces différents points. Ce que
je vais vous proposer c’est de prendre un autocar qui nous attend dans la cour
de l’Elysée et de nous échapper assez loin de Paris pour ne point en entendre
la rumeur. Nous irons marcher en silence
quelques heures, et chacun d’entre vous devra retrouver un sourire, un vrai
sourire, simple naturel ».
Je republie en plusieurs épisodes cette nouvelle écrites il y cinq ans environ…
13 juillet 2015 : Sourires au conseil des
ministres….
Ce mercredi matin, comme tous les
mercredi matin, c’est le conseil des
ministres. L’ordre du jour est fixé un peu avant, avec le premier
ministre : jamais de grandes surprises, les communications des uns et des
autres, des nominations. Bref la routine républicaine. Tous les mercredis matins tout le pouvoir
exécutif se retrouve pendant une heure mais personne n’y prête attention, c’est
ainsi depuis longtemps.
Ce jour-là, pourtant le premier ministre a bien remarqué que le président n’était pas comme d’habitude. C’est simple on aurait dit qu’il était heureux, détendu. Bref de bonne humeur, avec un sourire permanent non pas au bord des lèvres mais au milieu de tout le visage. Pour quelqu’un d’autre que le président de la république ce sourire serait plutôt un bon signe, mais brandir à quelques minutes du conseil des ministres une telle décontraction avait de quoi interroger le locataire de Matignon.
Rejoignant ses principaux
conseillers, Il a fait part de son inquiétude, de son étonnement. Et chacun de
se perdre en conjectures, en hypothèses, chacun s’escrimant à chercher dans les
jours précédents, des signes, politiques ou pas, qui pourraient expliquer
pourquoi en ce mercredi 8 juillet à quelques minutes d’un conseil des ministres
le président pouvait sourire.
Les conseillers sont réunis
autour d’une table au plateau de verre. Tous ont les ongles rongés, ils
tiennent leurs stylos d’une curieuse manière. La main tenant le stylo forme un
angle fermé vers le poignet, le bras venant se poser en haut de la feuille afin
que même en gribouillant, l’ensemble de la page soit visible, ce qui oblige
quand même à une contorsion un peu curieuse. Ceci dit cette simple posture en
dit long sur ce qui se passe dans ces cabinets et aujourd’hui plus que jamais,
les esprits cherchent à comprendre.
La difficulté c’est que personne
n’est en mesure de mobiliser pour affiner sa pensée une des matrices d’analyse
qu’aurait pu proposer l’usine à fabriquer des conseillers : sciences po, HEC,
ENA… Les données du problème sont pourtant simples : le conseil des
ministres va se réunir dans quelques minutes pour traiter comme chaque semaine
de problèmes importants : importants pour la France, pour le gouvernement,
pour le parti, bref importants. Le
conseil des ministres sera et devra comme toujours être sérieux mais, et c’est
l’autre donnée du problème et non des moindres : le président ce matin a souri, pire le premier
ministre prétend qu’il l’a senti heureux et détendu.