Il n’est pas du genre à rêver que
de couleurs exotiques aux senteurs de vanille. Ce matin il a l’émotion facile,
et il s’emplit de ces odeurs de vrai, de ces bruits qui hésitent à dépasser le
silence. Il se met alors à aimer cette salle lugubre au carrelage rafraîchi par
l’air vif qui transperce les corps. Il se délecte de ce paysage humain qui
raconte que la vie c’est aussi le muscle qui souffre, il aime ce quotidien qui
rend ridicule les sornettes de ceux qui imaginent un monde devenu uniquement fluorescent.
Là, il y a du gris, de ce gris noble et parlant qui creuse les regards et serre
les gorges. Et il pense à tous ces discours qu’on dit beau, de ceux qui parlent
des autres sans ne les avoir jamais croisés. Il pense à ceux qui affirment, à
ceux qui concluent, à ceux qui cherchent à mettre en mot, ce qui ne peut être
que vu, que ressenti.
Il se dit : « oui
messieurs les penseurs, les décideurs, les chercheurs du matin tiède, quand
vous rêvez, quand vous rêvez dans vos vies au relief pastel, il y en a des qui
se tassent les uns contre les autres pour avoir moins froid, pour mieux se
comprendre, pour mieux s’aider. Il y en a qui mettent de l’amour dans des
gestes que vous analysez avec mépris, avec arrogance en les affublant du nom de
compétences. Oui messieurs, il y en a qui rêve plus fort que vous, plus vrai
que vous. Et quand vous retournerez dans votre confort nocturne ou que votre
esprit se reposera des efforts de la veille à imaginer ce qui se passe lorsque
vous n’y êtes plus, il y en a qui prendront un train un peu plus gris que le
vôtre, pour vous construire un monde que vous avez oublié de comprendre.
Le 25 février 2005, j’ai écrit ce texte que je viens de retrouver et que je publie en deux parties.
L’air est glacial, coupant, comme
un rasoir neuf sur une peau juvénile. Il a laissé tourner le moteur de sa voiture,
encore quelques instants, pour s’emplir de cette chaleur aux senteurs
mécaniques, qui donne encore pour quelques instants l’illusion du bien-être. Lorsqu’il
est sorti, qu’il a claqué la portière, il a perçu comme un rétrécissement. Il est
encore plein de ces sensations « ouateuses » que laissent une nuit
sous une couette. Le train est annoncé dans un quart d’heure. Il attendra dans
le grand hall d’accueil. Il aime ses petits moments de presque rien, où on sent
chaque minute qui passe laisser sa trace grise dans la chair. Il est un habitué
du lieu, mais pas de cet horaire. Il est de ceux qui entrent dans le train,
avec des souliers vernis, les mains fines et l’air préoccupés. A cette heure,
ce sont surtout ceux qui travaillent dur, ce sont dont les mains racontent l’histoire
caleuse des chantiers. Dans la salle, ils sont six à lutter contre les courants
d’air. Sept avec la femme de ménage de la gare. Elle semble hors du temps, qui
passe et qu’il fait, absorbée par son entreprise de nettoyage. Elle est haute
comme trois pommes et sautille pour atteindre les vitres du guichet. Elle est
comme une mélodie virevoltante dans le silence glacial de l’aurore. Contre le
mur, tassés les uns contre les autres, quatre hommes, épaules larges, l’œil vif.
Ce sont des turcs, ils parlent entre eux doucement. Il ne semble pas souffrir
du froid, on dirait que toutes leurs forces, toute leur énergie est consacrée à
se donner une contenance sereine. Contre les fenêtres, un grand, bonnet vissé jusqu’aux
lunettes, d’une immobilité qui s’apparente à de la pétrification. On croirait
que le froid ne l’atteint pas , qu’il le contourne, qu’il hésite à le déranger
dans sa raideur matinale.
Pas une voix pour arrondir les
angles du froid. Seuls les regards se croisent : on se connait, mais
chaque matin on se découvre. Et dans ce simple petit matin de février, il y a
comme une éruption de solennel dans ce petit espace de ce rien de tous les
jours. Il est le seul à ne pas rester en place. Comme toujours, il cherche à
embrasser de tous ses sens ce qui l’entoure…
J’avais proposé il y a plusieurs mots quelques fragments d’un autre de mes romans avec le portrait d’un personnage très particulier : « Eugène Mollard ». Retrouvons le aujourd’hui et découvrons ses passions multiples….
Depuis longtemps, il s’était mis en tête de laisser une
trace. Il déclarait que, ne pouvant se souvenir de ce qu’il avait été, il
voulait qu’on se souvienne de ce qu’il serait… Il se gargarisait de formules
toutes faites, de phrases convenues. Se croyant philosophe il imaginait pouvoir
impressionner son public. Son public, c’était Justine. Justine qui l’écoutait
patiemment. Cela produisait comme un fond sonore. Elle s’habituait à ses
manies, à ses projets, agonisants dès l’instant où ils naissaient. Il lui avait
tout annoncé. Il était devenu un maniaque des prédictions, un obsédé des
suppositions. Chaque week‑end amenait son inévitable litanie d’hypothèses
hasardeuses, de théories fumeuses. Elle pariait sur ses lubies à venir, et
évaluait avec perspicacité la durée de ses toujours nouvelles passions.
Il avait eu une période mystique pendant laquelle il
envisagea d’évangéliser les banlieues difficiles. L’expérience fut courte. Au premier soir de
sa croisade il perdit, dans une bagarre avec des hérétiques, ce qui lui restait
de lunettes.
Grâce à un télescope de sa fabrication, il eut une
période scientifique. Il scrutait les planètes. Cette passion fut soudaine et
dévorante. Comme Eugène paraissait heureux, normal, Justine crût qu’il avait
trouvé sa voie, qu’il pourrait enfin laisser cette trace qui l’obsédait.
Inscrit au club d’astronomie de la maison des jeunes de Bourges, il lui
arrivait d’oublier quelques dimanches chez sa sœur. Il s’était mis en tête de
découvrir une nouvelle planète. Il parlait de la planète inconnue. Son existence
lui semblait « géométriquement » évidente. Elle porterait son nom : la
planète Mollard… Il dissertait de longues heures à propos d’une loi
mathématique expliquant le phénomène de l’expansion de l’univers. Il emplissait
de pleins cahiers de calculs, de schémas et affirmait à Justine, fascinée, que
de célèbres astronomes américains s’intéressaient à ses travaux. Tout
s’effondra le jour où il s’avéra incapable de régler convenablement son
télescope pour montrer une magnifique éclipse de lune à ses neveux.
Il avait eu aussi une période sportive. Son projet étant
de devenir le meilleur coureur de marathon des plus de quarante ans.
L’expérience fut brève. Son médecin dressa un état des lieux de ses
articulations si alarmant qu’il ne lui était autorisé que de simples
trottinements. Il avait peint, sculpté, tissé, s’était essayé à divers arts
martiaux, avait milité pour de bonnes causes, s’était engagé politiquement et
revenait régulièrement à la case départ.
Il ne parvenait au bout de rien. Il ne pouvait se fixer
et régulièrement se levait avec l’irrésistible envie de changer de vie. Il abandonnait ses passions de la veille ,
sans regrets, sans amertume. Justine ne le contrariait pas. Elle le soutenait,
l’accompagnant dans cette quête éperdue. Parfois, elle plaisantait, lui
expliquait que s’il souhaitait laisser une trace durable, la seule solution
efficace connue et éprouvée était d’avoir des enfants. Il n’aimait pas qu’elle
aborde ce sujet.
Il n’est pas du genre à rêver que
de couleurs exotiques aux senteurs de vanille. Ce matin il a l’émotion facile,
et il s’emplit de ces odeurs de vrai, de ces bruits qui hésitent à dépasser le
silence. Il se met alors à aimer cette salle lugubre au carrelage rafraîchi par
l’air vif qui transperce les corps. Il se délecte de ce paysage humain qui
raconte que la vie c’est aussi le muscle qui souffre, il aime ce quotidien qui
rend ridicule les sornettes de ceux qui imaginent un monde devenu uniquement fluorescent.
Là, il y a du gris, de ce gris noble et parlant qui creuse les regards et serre
les gorges. Et il pense à tous ces discours qu’on dit beau, de ceux qui parlent
des autres sans ne les avoir jamais croisés. Il pense à ceux qui affirment, à
ceux qui concluent, à ceux qui cherchent à mettre en mot, ce qui ne peut être
que vu, que ressenti.
Il se dit : « oui
messieurs les penseurs, les décideurs, les chercheurs du matin tiède, quand
vous rêvez, quand vous rêvez dans vos vies au relief pastel, il y en a des qui
se tassent les uns contre les autres pour avoir moins froid, pour mieux se
comprendre, pour mieux s’aider. Il y en a qui mettent de l’amour dans des
gestes que vous analysez avec mépris, avec arrogance en les affublant du nom de
compétences. Oui messieurs, il y en a qui rêve plus fort que vous, plus vrai
que vous. Et quand vous retournerez dans votre confort nocturne ou que votre
esprit se reposera des efforts de la veille à imaginer ce qui se passe lorsque
vous n’y êtes plus, il y en a qui prendront un train un peu plus gris que le
vôtre, pour vous construire un monde que vous avez oublié de comprendre.
Le 25 février 2005, j’ai écrit ce texte que je viens de retrouver et que je publie en deux parties.
L’air est glacial, coupant, comme
un rasoir neuf sur une peau juvénile. Il a laissé tourner le moteur de sa voiture,
encore quelques instants, pour s’emplir de cette chaleur aux senteurs
mécaniques, qui donne encore pour quelques instants l’illusion du bien-être. Lorsqu’il
est sorti, qu’il a claqué la portière, il a perçu comme un rétrécissement. Il est
encore plein de ces sensations « ouateuses » que laissent une nuit
sous une couette. Le train est annoncé dans un quart d’heure. Il attendra dans
le grand hall d’accueil. Il aime ses petits moments de presque rien, où on sent
chaque minute qui passe laisser sa trace grise dans la chair. Il est un habitué
du lieu, mais pas de cet horaire. Il est de ceux qui entrent dans le train,
avec des souliers vernis, les mains fines et l’air préoccupés. A cette heure,
ce sont surtout ceux qui travaillent dur, ce sont dont les mains racontent l’histoire
caleuse des chantiers. Dans la salle, ils sont six à lutter contre les courants
d’air. Sept avec la femme de ménage de la gare. Elle semble hors du temps, qui
passe et qu’il fait, absorbée par son entreprise de nettoyage. Elle est haute
comme trois pommes et sautille pour atteindre les vitres du guichet. Elle est
comme une mélodie virevoltante dans le silence glacial de l’aurore. Contre le
mur, tassés les uns contre les autres, quatre hommes, épaules larges, l’œil vif.
Ce sont des turcs, ils parlent entre eux doucement. Il ne semble pas souffrir
du froid, on dirait que toutes leurs forces, toute leur énergie est consacrée à
se donner une contenance sereine. Contre les fenêtres, un grand, bonnet vissé jusqu’aux
lunettes, d’une immobilité qui s’apparente à de la pétrification. On croirait
que le froid ne l’atteint pas , qu’il le contourne, qu’il hésite à le déranger
dans sa raideur matinale.
Pas une voix pour arrondir les
angles du froid. Seuls les regards se croisent : on se connait, mais
chaque matin on se découvre. Et dans ce simple petit matin de février, il y a
comme une éruption de solennel dans ce petit espace de ce rien de tous les
jours. Il est le seul à ne pas rester en place. Comme toujours, il cherche à
embrasser de tous ses sens ce qui l’entoure…
Dans le compartiment, il y a cette odeur, unique, qui s’accroche aux vêtements. Une odeur de voyages, trop courts, pour que la sueur soit absorbée par les souvenirs touristiques. Une odeur de vitre propre, de soupirs fatigués, une odeur de vie qui est à la peine, pour s’approcher de ce dont on rêve quand on est la tête contre la vitre. On ressent les vibrations, et puis il y a l’humidité de l’haleine qui fait comme un voile. Le voyage contre la vitre peut commencer, les yeux qui se ferment et le skaï devient cuir sauvage. Les néons ferroviaires sont des reflets de lune sur l’eau, pas un son, pas une voix qui ne troublent le rien d’un songe qui cherche son issue. Comme une musique, comme une mélodie. Et le couple d’en face, si vieux, si bons, qui posent leurs yeux sur la main de l’autre, pour signifier leur amour. Ils sont si beaux, si vrais, avec des souvenirs en réserve, pour chaque aiguillage, des regards croisés. Le front fait corps contre la vitre, les vibrations se font plus douces, le couple est comme un bouquet. Plus loin des jeunes filles rient, elles sont heureuses, heureuses de leurs sens, de ce qu’elles disent, de ce qu’elles montrent aux regards des peureux du bonheur. Elles batifolent, de mots en mots, d’histoires banales en tranches de vie. Et leurs rires nous réchauffent dans ce temps qui ne fait que passer.
Quand ils parlaient de ce monde qu’il ne voulait plus, et
de celui qu’ils désiraient Fanny était la plus dure, la plus violente. C’est elle
qui a donné le ton de cette révolte, c’est elle qui bat la mesure. Elle a
longuement réfléchi à tous ces problèmes. Chez elle, à Istres, elle entend
souvent dire que l’enfant est roi. Il est peut‑être roi, mais ne gouverne qu’un
royaume corrompu, où chacun s’enferme dans une tour d’égoïsme. Elle est
écœurée, ne supporte plus de voir les adultes tricher avec elle. Ils commencent
par donner l’illusion qu’ils écoutent, puis ils finissent par prouver qu’ils
sont incapables de communiquer autrement que par des formules convenues et
inutiles. Elle voudrait les entendre dire qu’elle les fatigue, les indispose,
les dérange dans leur monde trop parfait. Ce qu’elle souhaite par-dessus tout,
c’est qu’ils cessent de jouer aux enfants, de les singer, de les caricaturer.
Ils sont ridicules, tristes à pleurer quand ils se roulent dans l’herbe,
s’éclaboussent, pour faire bien, pour faire jeune. Elle a honte. Honte d’être
cette image stupide. Non, elle ne ressemble pas à cela, elle ne ressemblera
jamais à cela. Elle n’est pas ce spectacle grotesque, elle n’est pas cet
amoncellement de niaiseries qu’on lui sert avec délectation chaque fois qu’il
est prévu de lui faire plaisir.
Fanny estime qu’il ne devrait pas y avoir de droit des
enfants. Elle les a étudiés l’année dernière avec son institutrice. Dans sa
chambre elle a affiché la déclaration des droits de l’homme. Elle connaît
l’article un par cœur. « Tous les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droit » . Au début elle ne saisissait pas ce que l’on entendait par
« les hommes ». Elle voyait des êtres humains de sexe masculin, les
mêmes dont sa mère s’affublait régulièrement. Son institutrice avait expliqué
que lorsqu’on dit les hommes, cela regroupe tous les êtres humains, masculins
ou féminins, petits ou grands, jeunes ou vieux. Nous sommes tous des êtres
humains, avait‑elle écrit sur le tableau.
Aussi Fanny ne comprenait pas pourquoi il fallait ajouter
des droits aux enfants puisqu’ils en avaient déjà. A moins que, à moins que
comme en orthographe, il n’y ait aussi des exceptions. Tous les hommes naissent
et demeurent libres et égaux en droit, sauf s’ils ont moins de dix‑huit ans…
L’autre jour elle a feuilleté le Quid et a lu ce qui concernait le droit des
enfants. Elle n’a pas tout compris, mais a ri intérieurement en découvrant que
dès l’âge de douze ans un enfant peut livrer des combats de boxe. Elle a lu
aussi qu’aux Etats‑Unis un certain Gregory Kingsley a attaqué ses parents en
justice pour obtenir le droit de s’en séparer.
C’est curieux, elle n’y avait jamais pensé. Comme ce
serait bien d’avoir le droit d’abandonner ses propres parents, de les déclarer
inaptes au service, de les répudier en quelque sorte. Pas forcément pour en
changer. Elle a en partie réussi ce travail puisque son père, enfin l’être humain
de sexe masculin qui a le plus longtemps partagé la chambre de sa belle blonde
de mère est parti. Il s’est enfui même. Il faut dire qu’elle lui rendait la vie
impossible. Elle le trouvait ridicule avec sa queue de cheval et son gros
anneau à l’oreille droite. Ridicule aussi son rire, comme si quelqu’un l’avait
chatouillé à l’aide d’un plumeau. Ridicule aussi tous ces mots : cool, super,
extra, génial, je m’éclate. Fanny, elle aurait voulu un papa Rambo. Rambo un,
c’est celui qu’elle préférait. Qu’est-ce qu’il était fort ! Elle aurait voulu
un papa qui ne fume pas n’importe quoi sous ses narines, qui ne lui impose pas
ses musiques planantes donnant envie de pleurer au plus grand des comiques.
Elle est restée avec sa mère. Gentille, sa mère, mais un peu paumée, incapable de prendre une décision. Sa mère, c’était une toxicomane du futur. On verra, on ira, on fera, un futur se transformant invariablement en conditionnel ou même en futur antérieur : « on aurait pu faire, on aurait pu aller… »
Parmi les nombreux personnages de mon deuxième roman, » un voyage contre la vitre » voici Eugène Mollard, il est un peu spécial…. Je vous propose aujourd’hui le début de son portrait….
Eugène Mollard souffrait. Il souffrait de ne pas se
souvenir. Ce n’était pas de l’amnésie, les médecins l’avaient affirmé. Il ne se
rappelait rien. Sa mémoire dont le mécanisme était déréglé broyait du noir.
Eugène Mollard avait mal. Mal à l’intérieur. Mal à la vie qu’il regardait
s’enfuir, se déroulant comme une bobine de fil échappée.
Eugène Mollard approchait la quarantaine. Il ne s’en
inquiétait pas. Il ignorait la nostalgie. Il aurait quarante ans et ne les
fêterait pas. Il ne fêtait pas ses anniversaires.
Eugène Mollard était de ceux qu’on oublie après une
première rencontre. Il portait le cheveu gras et plaqué. Sa personne entière
était imprégnée de mollesse moite. Il n’utilisait pas sa grande taille. Il en
était embarrassé, étonné même. Son visage était un florilège de défauts
exagérés. Tous les ingrédients étaient réunis pour qu’il se transforme en
caricature. On ne pouvait pas parler de laideur, c’eût été lui attribuer un
signe particulier qu’on est capable de retenir. Il était pâle, sans aucune
force dans les traits, comme s’il ne s’agissait que d’une simple esquisse. Son
regard semblait attendre. Le moindre de ses enthousiasmes optiques était stoppé
dans son élan par deux épais verres pour myopes. Certaines personnes se
découvrent une nouvelle élégance grâce aux lunettes. Eugène en était affublé.
Il s’agissait d’un poids supplémentaire qu’il encombrait de sparadraps. Il
avait la peau fragile et ses montures l’écorchaient.
Sur le plan vestimentaire, il vouait un véritable culte
aux sous‑pulls en acrylique. Il ne choisissait pas les couleurs et n’éprouvait
aucune appréhension à assortir un mauve vinasse à un bleu patriotique. Il
portait des mocassins à boucle, et en toutes saisons ne sortait jamais sans un
vêtement de pluie, roulé en boule autour du ventre, comme une ceinture
abdominale.
Depuis dix‑sept ans, il exerçait les fonctions d’aide‑comptable
dans une charcuterie industrielle de la banlieue de Bourges. Il ne prenait
aucun plaisir dans son travail, accomplissant sa tâche avec application, ne
posant aucune question. Il ne cherchait pas à s’élever dans la hiérarchie. Il
ne jugeait pas ses journées monotones et ignorait les sens du verbe répéter
(répéter : « dire ce qu’on a déjà dit », « refaire ce qu’on a déjà
fait ») …
Chaque jour, il avait besoin de quelques minutes pour
découvrir ce qu’il avait abandonné la veille. Il ne redisait pas, il disait. Il
ne refaisait pas, il faisait. Pour ne rien oublier, même s’il n’était
qu’opérateur de saisie, il était devenu un maniaque des pense bête. Ce qui lui
avait valu le surnom de « post‑it ».
Julien à Paris, était le plus vieil internaute du groupe
Son école fut l’une de premières à être connectée au réseau. L’image du village
planétaire l’avait enthousiasmé et il avait cherché une colo informatique.
Autant Boris était discret, secret même, autant Julien était un véritable
moulin à paroles. Il ne pouvait rester plus de trois minutes sans rien dire. Il
parlait tout le temps. Parler était chez lui une deuxième respiration.
Lorsqu’il était seul, et qu’il pensait, c’était à voix haute, pour mieux se
comprendre expliquait‑il. Chez lui, tout le monde était bavard, tout le monde
était exubérant. Ses parents étaient forains. C’était une famille unie, sans
histoire apparente. On avait acheté un microordinateur pour la comptabilité du
commerce, pour être plus moderne. Mais le soir, au moment de s’y intéresser, le
père s’endormait et la mère sortait ses cahiers Héraclès. Elle s’y mettrait, un
jour, mais pour l’instant ça fonctionnait bien, alors… Julien n’avait aucune
difficulté à jouir du matériel autant qu’il le désirait. Ses frères et sœurs
étaient jeunes, et il n’avait qu’à les installer devant la télévision pour être
tranquille durant de longues heures.
Il était le seul du groupe à disposer d’une adresse
électronique avant le début du séjour. Cette supériorité aurait pu lui donner
un privilège sur les autres, mais il n’a pas su ou voulu en profiter. Il est
comme ça Julien, il donne l’impression de ne pas attacher d’importance à sa
propre réussite, on le croirait indifférent voire fumiste. Il est tout
simplement d’une telle générosité, d’une telle simplicité qu’il se sent gêné
lorsqu’il est le premier. Il souffre quand les autres ne réussissent pas. Et
s’il parle beaucoup, cela ne gêne personne tant sa présence est une assurance
contre l’ennui et la morosité.
Armand n’aime pas le sport. Armand n’aime pas les
émissions pour la jeunesse à la télé. Armand n’invite jamais de copains de son
âge à la maison, pas plus qu’il ne se rend chez les autres. Armand ne prend
jamais de fous rires. Armand ne se sert jamais une deuxième part de frites.
Armand n’aime pas les récréations trop longues et souffre quand il faut aller à
la piscine. Armand n’est ni matheux, ni littéraire, il ne préfère et ne déteste
ni l’un, ni l’autre. Armand aime apprendre mais il n’aime pas l’école parce
qu’on passe trop de temps à répéter les mêmes choses et surtout à apprendre ce
qu’il ne faut pas savoir. Armand aime parler avec son père, rire avec sa mère.
Armand n’aime pas poser des questions inutiles et répugne encore plus qu’on lui
en pose des stupides : »qu’est-ce que tu voudras faire quand tu seras plus
grand ? » Armand aime quand il pleut, et préfère contempler un vieux
remorqueur rouillé plutôt qu’un hors‑bord flambant neuf. Armand, c’est un peu
tout cela, c’est aussi tout ce que Marc ne sait pas et ne veut pas savoir.
Je poursuis dans ma série de portraits, de tous ces petits personnages de mon deuxième roman, écrit il y a un peu plus de vingt ans…
Le désordre : tout ce que le père de Jacques ne supporte pas…
A Villeurbanne, Jacques est celui qui a le plus de mal à
négocier l’utilisation régulière de l’ordinateur. Chez lui, les principes
règnent en maître et de règlement en règlements, la vie devient une annexe du
code civil. C’est tout juste si son père n’a pas installé une pointeuse pour
vérifier que le temps passé par chacun ne dépasse pas les limites imparties. Il
est professeur de mathématiques au lycée du Parc et s’il est quelqu’un de
cultivé, d’intéressant à écouter, il est d’une telle sévérité avec l’ensemble
de sa famille que les journées où il est absent ont la saveur du fruit défendu
qu’on peut enfin croquer.
Tout est codifié, tout doit se prévoir. Il est
intolérable, inconcevable que surviennent des événements inattendus. Jacques
souffre de ce délire organisationnel, car il a plutôt hérité du caractère
maternel. Il est spontané, affectif, poétique. Mais il ne peut plus se réfugier
auprès d’elle. Il y deux ans un cancer de la thyroïde l’a fauchée à l’aube de
la quarantaine. Son père n’a pas pleuré. Il n’a versé aucune larme extérieure
et Jacques lui en veut. Depuis, la vie est devenue un enfer. Ses deux frères,
plus âgés, se sont murés dans le silence imposée par le respect de la parole
paternelle. On devine qu’il subsiste un peu d’amour en réserve dans cette
famille, mais il ne se contente que de rôder aux portes de chacun. Depuis la
mort de la mère les baisers n’ont plus le droit de séjour et les quatre hommes
partagent une existence pleine de raideur. Une journée à la maison rappelle les
cours de mathématiques du papa professeur. Tout est rationnel, structuré, pas
un mot de trop ne doit être prononcé. L’atmosphère est tendue, les repas pris
en commun sont aussi animés qu’un cours de géométrie euclidienne. Les trois
fils ont été stupéfaits quand avant l’été, leur père a annoncé son intention
d’acquérir un ordinateur. Ils se sont bien gardés de s’enthousiasmer
inutilement, se doutant bien des arrière-pensées pédagogiques. Il s’attendait
surtout à voir naître un règlement supplémentaire. Ils ne se trompaient pas.
« Evidemment, je ne veux aucun jeu sur cet appareil.
Il vous servira essentiellement de traitement de texte. Vous ne l’utiliserez
qu’une heure par jour et à l’unique condition que vos devoirs soient terminés.
Et justes ! Si j’ai choisi de prendre un abonnement d’essai à Internet c’est
surtout pour poursuivre mes recherches. Vous pourrez essayer aussi mais le
montant des communications sera déduit de votre argent de poche… »
Je vais finalement créer une nouvelle rubrique que j’appellerai « Portraits » , en effet en relisant mes anciens manuscrits, notamment celui de mon deuxième roman, je découvre tout une série de portraits. Après Marc, Armand, voici Boris…
Boris n’est pas bavard. Il ne l’a jamais été. A tel point
qu’il y a quelques années il avait intercepté un conciliabule familial le
concernant, où l’on évoquait, bouche en cul de poule, le syndrome de l’autisme.
Le mot était prononcé à voix basse, comme s’agissant d’une de ces vulgarités
populeuses nécessitant un lavement de bouche à celui qui a osé le prononcer.
C’était sa maîtresse du cours préparatoire, une hystérique en cours de
fabrication, chantant à tout propos, qui avait alerté sa pauvre mère. Stupide !
S’il ne parlait pas à voix haute, c’est qu’il n’y prenait aucun plaisir. Ce qu’il
préférait, c’était la musique. Elle lui emplissait la tête et alors il
partait…
Boris est prêt, il est très méticuleux. Maniaque presque,
il note tout. Il codifie. Il a fabriqué un organigramme à partir d’étiquettes
de différentes couleurs. Il est le plus inquiet aussi. Il a peur des grains de
sable et n’imagine pas qu’un tel projet puisse être conduit à terme. Il s’est
préparé à l’échec total, humiliant. Alors, il hésite, a quelques réticences,
n’aurait pas voulu aller si loin.
Contrairement aux autres il a peu à reprocher aux adultes.
Il les ignore, vit sans eux, ne cherche pas à s’opposer puisqu’ils lui laissent
suffisamment d’espaces libres. Il est fou de son instituteur. Cela le rend
triste de devoir le mêler à cette aventure. Il est tellement juste, tellement
vrai. Il est le seul à ne pas lui reprocher ses longs silences. Il le respecte.
Ce qui l’a finalement convaincu cet été, c’est le mépris quasi général ( il y a
cinq exceptions ) qu’il porte aux autres, à ceux de son âge. Ceux qui sonnent
creux. Ceux qui ricanent lorsqu’il avoue pleurer en écoutant Brahms. Ceux qui
prétendent écouter de la musique alors qu’ils n’emmagasinent que des
borborygmes publicitaires. Boris est prêt…
Maintenant que nous connaissons, un peu, Jules, faisons la connaissance de Lisa. Jules en parle si souvent…
Ce sont de courts extraits d’un roman, que je suis en train de retravailler…
Lisa
est en retard. Trente ans que cela dure. Prévue pour la fin janvier elle est
arrivée à la mi-février. Tous s’en souviennent, à cause de l’orage exceptionnel
à cette période de l’année. Sa mère le lui a tellement raconté. Quand elle
ferme les yeux elle croit voir les éclairs à travers les vitres de la
maternité. Rose se lève, elle a peur, elle appelle parce que son bébé n’est pas
là. On le lui a pris tout à l’heure il est dans la nurserie avec tous les
autres.
Aujourd’hui
comme tous les jours Lisa court pour attraper le bus. Le PC comme on dit dans
le quartier et dans le tout Paris du transport, la petite ceinture. Elle le
prend porte de Brancion. Il est bondé.
Elle ne regarde même plus sa montre, elle attend. Elle attend que le
retard augmente. Elle sait que porte de Saint-Cloud son compte sera à découvert
de quelques minutes supplémentaires. Ces minutes qui s’empilent chaque jour,
elle ne les compte plus. Elles s’accumulent par petits paquets. Au début elle
n’y prêtait pas garde. Ce n’était rien, rien que du temps qui passe un peu
vite.
Désormais
quand elle rentre le soir, qu’elle éclaire le petit couloir sombre, son premier
geste est de s’approcher du miroir. Elle observe, elle se scrute. Il y a
quelques années, quand les paquets de minutes accumulés dans les bus de
banlieues étaient encore de taille raisonnable elle n’hésitait pas à s’avancer
vers son reflet, jusqu’à l’effleurer. Aujourd’hui elle s’éloigne, elle ne veut
pas voir les marques de ce temps qui bousculent le visage.
Elle
est si fatiguée de cette course qu’elle n’en finit plus de perdre. Chaque matin
elle se dit qu’aujourd’hui sera meilleur et puis tout recommence, comme avant,
comme au début.
Elle
a tout essayé, elle s’est soignée, est même allée voir un psychanalyste. Il n’a
pas compris ce qu’elle racontait. Elle lui disait sa peur du noir de la nuit,
de l’orage et lui parlait d’une mère, d’une autre mère qu’elle aurait voulu
avoir. Elle lui avait parlé de sa naissance qu’on lui avait tant racontée. Il
ne l’écoutait plus, il comptait. Elle avait perdu quinze jours. Il fallait
qu’elle les rattrape, pour que sa mère lui pardonne cette souffrance
supplémentaire. Elle se souvient, sa mère qui la presse, qui lui demande de se
dépêcher, tous les jours, comme une obsession : « tu vas encore être
en retard ! » Comme toujours.
Mais
elle, elle veut prendre le temps, elle veut prendre le temps de déguster, de
saliver. Le temps, elle aime quand il bat en elle comme un autre cœur, elle
aime quand il est bien au chaud au fond de son corps. Elle veut rester là les
yeux fermés à se dire que c’est ça la vie, que chaque jour est un merci. On
explose d’un bonheur tout simple, on est vivant on est là au milieu des autres.
Les autres qui ont un cœur qui bat. Lisa aime la bataille qu’elle livre contre
le temps. Elle sait qu’elle va perdre. Il l’aura par surprise, lui laissera
croire jusqu’au dernier moment que la victoire est proche pour mieux l’achever
au dernier moment. Et quand elle sera prête, presque en avance, il deviendra ce
cruel ennemi qui vous fabrique de l’imprévu parfois, du stress le plus souvent.
Jules est fatigué. Il y a la vie qui lui fait mal, elle est pesante. Les autres le voient, il passe. Il est une ombre qui glisse. Les regards se taisent, n’osent pas. Jules est dans la souffrance, il en est un élément. Il y a cette boule qui navigue de l’abdomen à la gorge et cette envie de pleurer quand rien n’y prépare. Jules est une erreur, une erreur sur toute la ligne.
Jules
n’aurait pas besoin de vivre, ça ne sert plus à rien. C’est trop compliqué. Le
temps passe et il s’enfonce. Et parfois Jules crie, Jules hurle, il est mal
dans son corps qui lui pèse. Jules a rêvé Lisa, un matin. C’était un matin
pluie, et il l’a rêvée. Elle, une main qui le frôle. Elle, une odeur, une odeur
de peau. Jules rêve Lisa, il sait qu’elle existe. Il l’entend, c’est comme un
souffle, Jules rêve, Lisa est là, elle est en vie, il faut la trouver. Il
cherche et les autres ne l’aident pas. Les autres, ils ne l’existent plus. Il
est effacé, aspiré, il est dans le ventre d’un trou noir. Et ce matin, il rêve,
alors il veut sortir. Il veut s’en sortir, c’est Lisa qui le dit. Elle appelle.
Elle est là, quelque part derrière ses yeux. Elle est là, elle attend, elle
l’attend depuis toujours, depuis l’orage.
Enfant,
Jules s’était inventé un don. Il voulait offrir une montre à sa mère, une
montre pour sa fête, il en rêvait. Il n’avait pas d’idées sur le modèle à
choisir. Il préférait les montres avec des aiguilles plutôt que ces nouvelles
machines à quartz. Les aiguilles, elles bougent, elles vivent, il passe souvent
de longues minutes à observer la grande aiguille de la pendule de la cuisine.
Il se sent puissant quand son regard est capable de capter l’infime mouvement,
l’imperceptible frémissement. Il aime ces moments un peu creux, un peu sirupeux
compris entre un presque et un déjà. Il aime ces moments où il est capable de
percevoir des mouvements que d’autres ignorent.
Toutes
les choses bougent, tous les objets vivent, il en est persuadé. Alors il
observe et attend les yeux dans un vide qu’il est le seul à remplir, et quand
les autres, ceux qui sont là pour dire ce qui est bien, le surprennent dans ces
attitudes prostrées, ils le semoncent, lui conseillent de se réveiller, de
devenir un autre, un comme tout le monde. Un qu’on ne remarque pas. Sa mère, si
belle qu’il en a peur, le secoue et lui ne dit rien, il est ailleurs. Elle ne
comprend pas le plaisir qu’il peut avoir à fixer un cadran. Il voudrait pouvoir
lui expliquer qu’il cherche à voir les aiguilles des heures bouger. Il la fixe
à s’en faire mal au regard.
Jules aime que Lisa l’écoute lui raconter ses émotions, il
aime que ses doigts bougent quand il hausse le ton pour lui parler de sa
palette de couleur qu’il garde au fond de lui depuis petit.
Il lui a parlé de ses promenades d’adolescent, rue des
aciéries, le long du laminoir, pendant que les autres, ceux de son âge,
s’abîment la tendresse dans de brèves étreintes de fond de garage. Il lui
raconte ses moments de solitude à la recherche de cocktails de sensations. Il
est le long des murs, gris, et les machines grincent dans une odeur de copeaux
d’acier légèrement huilés, comme il les aime. Il aime s’emplir les narines des
effluves graisseuses que les autres rejettent avec dégoût. Lisa est amusée mais
ne le montre pas. C’est une tendre moquerie bien différente du sarcasme des
autres, de ceux qui traversent la vie comme on va au supermarché en déambulant
au milieu des rayons de lessive qui exterminent le gris.
Il lui a raconté la sirène, celle qui hurle quand il est au
fond de son lit. C’est le matin et il y a le pas lourd des ouvriers, de ceux
que le cri de la ville qui souffre a sorti de la chaleur, le pas lourd qui
résonne en dessous de la fenêtre de sa chambre et lui qui s’enfonce sous les couvertures
parce qu’il est bien, parce qu’il sait que dehors il y a la vie qui commence.
Et l’odeur du café qui suit, qui lui excite les narines. Jules, il est comme ça
avec Lisa, il n’en finit plus de lui offrir des morceaux de ces histoires qu’il
a accumulées. Elle l’écoute, elle est bien, ne pose pas de questions. Elle
l’aime. Elle aime.
Il y a quelques semaines je vous proposerai de découvrir quelques personnages d’un roman-un voyage contre la vitre- que j’ai écrit il y a plus de 20 ans. Nous avions fait la connaissance de Marc, voici Armand son fils, personnage principal…
Armand habite un quartier résidentiel de Saint‑Etienne.
Quartier tranquille, isolé de tout, le meilleur comme le pire, où même le vent ne
prend pas le temps de s’arrêter. Il ne fait que passer, juste au-dessus du
lotissement tassé au creux d’un vallon protégé. Armand aime le vent et les
bruits inquiétants qui l’accompagnent. Des bruits dont on ignore s’ils en sont
l’origine ou le résultat. Ici on les entend
lorsqu’il traverse, là‑haut sur les hauteurs des Condamines.
Armand s’ennuie. Il attend que la nuit tombe et commence
les rêves. Des rêves de puissance, des rêves de folie. Il construit des mondes
bouillonnant comme le métal en fusion. Des mondes de vents, avec des cris. Avec
des morts aussi, pour que les cris s’expliquent. Armand n’est pas un enfant bizarre,
mais il réussit à apprivoiser le temps en fabriquant des histoires abominables.
Abominables pour les autres, ceux qui pourraient les entendre. Mais Armand s’en
moque, ces histoires lui appartiennent et il n’en fera profiter personne.
Armand a onze ans, mais paraît plus. Il est l’aîné d’une
famille de trois enfants. Son frère et sa sœur ont peu d’écart avec lui mais il
n’en profite pas. Il est comme un fils unique. Il les aime, mais se passe
d’eux. Ce qu’il désire, c’est qu’on le laisse tranquille, qu’on ne lui pose pas
de questions. Il est atteint d’indépendance. Une indépendance naturelle, qu’il
n’a ni à revendiquer ni à défendre. Il a le privilège de vivre avec des parents
qui respectent les nuances que la loterie génétique a déposé sur chacun de
leurs descendants. Ils sont convaincus que la meilleure éducation est celle qui
apprend les différences, celle qui respecte chacun, quel que soit son âge quel
que soit sa taille.
Ils estiment qu’il ne peut y avoir communauté de vie sans
certaines règles, strictes, auxquelles adultes comme enfants doivent se
soumettre. Dans cette famille on prévoit de ne jamais poser de questions
indiscrètes, inutiles ou stupides. Il faut préserver l’intimité de chacun,
l’aider à s’aménager un espace inaccessible. Il faut avoir confiance en celui
avec qui on partage un morceau d’existence. Le mensonge est impossible. Il n’a
pas lieu d’être, il est un non-sens, un anachronisme, il a perdu son utilité.
Armand ne se plaint pas et ne manque de rien. Il n’est
pas exigeant. Il n’aime pas tous ces jouets que les autres enfants entassent et
oublient dans leurs placards. Armand préfère lire, ne rien faire, rêver. Rêver
en écoutant le vent. Le vent qui souffle là‑haut, sur les crêtes. Le vent qui
produit un grondement pareil aux soupirs des trains gravissant péniblement,
plus bas dans la vallée la côte de Terrenoire.
Armand est un enfant attachant. Il remplit toutes les
conditions requises pour être considéré comme mignon. « Qu’il est mignon ce
petit… » Il déteste ce mot signifiant charmant aussi bien que gentil. Il
n’aime pas ces compliments sucrés réjouissant plus ceux qui les jettent que
ceux qui les reçoivent. Quand il entend mignon il voit de beaux bébés joufflus,
dégoulinant de gazouillis attendrissants.
Armand aime les livres. Il est fasciné par ces volumes un
peu secrets incrustés dans le moindre espace de vie de chaque pièce. Entassés,
fermés il les imagine cage. Quand il le peut, il les ouvre pour que s’envolent
les mots. Armand est privilégié, son père, Marc, consacre sa vie aux livres. Il
est une espèce de bibliothécaire, d’archiviste, un de ces êtres exceptionnels
pouvant vivre d’une passion. La journée, au milieu des livres, il travaille et
le soir il se plonge dans la lecture des manuscrits que les éditions Grissard
lui envoient au début de chaque trimestre. Il est lecteur. Armand trouve
merveilleux que son père puisse ouvrir autant de cages. Armand ne parle jamais
à Marc des histoires qu’il imagine. Il a peur de décevoir, d’être ridicule. Il
attend que le moment soit venu pour l’inviter dans ses mondes de vents
violents.
A Limoges il n’y a rien qui
rappelle la mer, alors Marcel est allé dans la plus grande librairie et il a
tout acheté. Tout ce qui posait des mots sur la mer, sur les vents sur l’océan,
sur les bateaux, petits, grands, à voiles, à moteur. Il s’est plongé dans les dictionnaires,
a avalé des centaines de pages, pour s’emplir le cerveau de ce vocabulaire ou
les mots assemblés forment comme une nouvelle langue. Il a joué avec poupes et
proues avec drisses et focs et à chaque découverte se sentait plus proche du
matin ou il partirait. Même le calcul des courants l’a passionné, il s’est
procuré de vieux fascicules achetés chez un antiquaire où les pages sont
pleines de ces flèches qui grossissent avec les marées et qui se mettent
soudain à danser sur le papier pour fabriquer un tourbillon. Il a rêvé à
feuilleter les catalogues de navire, de toutes sortes. Au lycée alors que les autres
parlent de l’équipe de basket de Limoges lui s’enflamme à décrire le dernier
cargo sorti des chantiers naval de Saint Nazaire. Les autres le regardent AVEC
un sourire qui en dit long sur ce qu’ils pensent de son état mental. Il passe
le bac sans passion, pour l’avoir, pour être de l’autre côté de la rive. Passer
le bac pour traverser, il aime cette image que ses copains ne comprennent pas
parce qu’ils ne s’intéressent qu’aux voitures, aux motos, véhicules au métal
triste qui ne raconte rien quand il est immobile. Marcel explique qu’une
voiture, quand il y a du vent elle ne grince pas, alors qu’un bateau, n’est
jamais vide, n’est jamais sans vie, il est toujours dans le frémissement. Le
bac en poche, Marcel a pris le train, il ira chercher du travail sur un bateau
n’importe lequel. Il est arrivé à La Rochelle, en début d’après-midi, très vite
s’est approché du port et là il a demandé comment faire pour monter sur un
bateau, on a cru qu’il voulait visiter, mais il a répondu qu’il n’était pas touriste.
Il voulait vivre sur un bateau. A côté de lui un homme au regard plissé lui a
donné le nom d’un navire et de son capitaine : c’est un cargo, il doit
partira du port de La Palisse le lendemain pour l’Afrique, pour charger du bois
exotique. Il manque des matelots, il peut
tenter sa chance. Ils se sourient, ils se comprennent.
Certains veulent en savoir plus, sur Jules, voici un nouvel extrait, d’un Jules torturé par le doute…
Et
Jules doute. Il doute de tout, du réel qui l’entoure, des autres qui passent.
Et cette question qui lui revient, comme un refrain, cette question que posait son
professeur de philosophie au commencement de chaque cours : « et si
nous n’étions que le rêve d’un papillon ». Un papillon, comme un songe,
furtif, qui passe devant les yeux. Et si c’était vrai, si tout tenait dans le
rêve d’un cerveau de la dimension d’une tête d’épingle. Tout lui paraît
incongru, posé là sans raisons évidentes, il cherche le vrai, ce dont il ne
pourra jamais douter. Il y a le soleil qui se lève, ça fait comme un début à
cette histoire, à l’histoire, au rêve…Et toujours le papillon derrière chaque
certitude. Jules doute : il n’y rien, rien dont il ne puisse avoir la
preuve, rien à qui il puisse dire : « regarde-moi chose, objet,
regarde-moi vivant et existe moi… »
La
preuve, quelle preuve ont dit les autres ? Les autres : des vivants qu’il
rencontre chaque jour, qu’il voit, qu’il retient pour le lendemain, pour toutes
les prochaines fois où ils lui diront : « ça va Jules, ça va depuis
hier, depuis tout à l’heure, depuis toujours ». Et Jules qui ne les croit
pas parce qu’il doute, parce qu’il cherche comment c’est fait le vrai, parce
qu’il est persuadé que chaque nuit il y a des mondes qui se fabriquent,
d’autres mondes avec d’autres Jules qui cherchent, qui attendent, qui doutent.
Il
en est sûr parce qu’il le fait lui-même, chaque nuit. Il sait que ces mondes
existent quelque part, ailleurs, entre ses rêves et ceux d’un papillon. Alors
il se dit qu’il n’y a pas de raisons de croire l’un plus que l’autre. Quand
Jules rêve à cette femme qu’il aime, il dit qu’il rêve mais il sait que cette
femme existe, qu’elle est dans un vivant ailleurs, il sait qu’elle n’est pas
plus fabriquée que lui. C’est peut-être elle qui rêve, elle qui l’existe, elle
est peut-être le papillon qui passe devant les yeux, et qui pose un songe comme
une goutte de miel au creux de son histoire.
Aprés Anton, Marc, Marcel, découvrons Jules, personnage clé de mon troisième manuscrit sur lequel je travaille encore… Son titre ? Un orage en février…. Je vous en propose quelques extraits.
Jules aimait l’orage.
Quand les premiers éclairs embrasaient le ciel, il sortait et attendait. Les
premières gouttes étaient les meilleures. Chaudes, garnies d’odeurs, quand
elles le touchaient, il frémissait.
Aux premiers
grondements de tonnerre, il frissonnait. Il ne savait plus où donner des sens.
Il aurait voulu s’inventer une partie du corps qui puisse voir, sentir,
entendre et toucher. Tout en même temps. Il aurait voulu être le prolongement
de cette terre qui le soutenait. Et rester nu, sous la pluie battante, sentir
l’eau du ciel contre sa peau, en voyage vers le sol.
Mais il ne fallait pas,
il y avait les autres. Il y avait la peur. Il y avait ceux de derrière les
carreaux. Ils ne supportaient l’eau que lorsqu’elle circule dans des tuyaux,
qu’elle se mélange aux savons aux odeurs inventées. Ils l’auraient cru fou,
définitivement.
Ce soir Jules se
souvient de tous ces soirs d’été. Il se souvient de l’herbe. Il s’y roulait,
juste avant la pluie, quand elle attend, quand elle s’apprête à recevoir des
armées de gouttes. C’était une herbe coupante, recroquevillée, comme un tapis
avant le combat. Il se couchait et fermait les yeux.
…Un jour,
c’était peut-être à la table de la cantine de son lycée Marcel a dit comme ça,
sans prévenir, « si plus tard j’ai un fils je voudrais qu’il atteigne
l’impossible et qu’il parvienne à l’incroyable » …
Impossible, incroyable, Anton est né avec ces deux mots gravés en lui. Il est né avec…
Pour atteindre l’impossible, Marcel disait qu’il faut commencer à regarder le monde avec les yeux de l’intérieur, ceux qui ne sont pas abîmés, par la morale, la connerie, l’ambition et surtout par le regard des autres. Le regard qui juge. Marcel l’a expliqué à Anton, très jeune : « ne regarde pas comme les autres, n’écoute pas ce qu’ils te disent, sors de leur route toute tracée, choisis ton chemin ». « Et si on te répond que ce n’est pas possible d’entendre la mer lorsque tu es dans la forêt, ne dis rien, ferme les yeux et plains les, eux qui n’entendent pas les arbres qui s’essaient au bruit des vagues ». « S’ils te disent que c’est ton imagination qui te joue des tours, dis-leur que c’est leur imagination qui est en panne, qui est fatiguée, dis-leur que c’est quand on ne veut pas voir ce qui est vrai, quand on ne veut pas entendre le bruit des vagues qui secouent les crêtes des sapins qu’on s’est trompé ».
« L’imagination qu’ils te proposent n’est pas la tienne,
tu n’en veux pas de ces artifices pour enfant naïf qui fabriquent du magique pour
empêcher d’aller ailleurs, de choisir d’autres chemins, tu n’en veux pas de
cette mythologie préfabriquée qui fabrique des rêves à la chaîne, toujours les
mêmes, depuis longtemps, et pour tout le monde. Toi tu dois leur dire que les
arbres tu les vois bien comme des arbres, pas comme de vieilles femmes aux
doigts crochus ou autres monstres qu’on veut entrer de force dans les têtes
pour que toutes les peurs soient identiques. Toi tu ne dois pas être comme les
autres. Les arbres tu dois les voir arbres et la mer que tu entends, quand ils
bougent dans le vent, tu dois te dire que c’est la mer. Tu ne dois pas
dire : il font comme la mer, c’est comme la mer, j’ai l’impression
d’entendre la mer, tu ne dois pas dire cela parce que c’est injuste , c’est
injuste pour les arbres d’abord, pour la mer surtout ! C’est comme si tu disais
que la mer n’existe pas, qu’elle est ailleurs, plus loin, toujours plus loin,
et qu’elle n’appartient qu’à ceux qui prétendent qu’ils l’ont vue, qu’ils l’ont
entendue, avec leurs mots à eux, avec des mots fabriqués par d’autres pour dire
que la mer existe, ici, et pas ailleurs… »
« Toi tu dois dire que la mer elle existe, ici, dans ces
forêts d’altitude, tu dois te dire qu’elle est là, par ce vent, comme une
mémoire…… »
Son père n’était pas russe, il s’appelait Marcel. Il n’était
pas russe et n’était même pas communiste parce qu’à cette époque quand on était
communiste, on aimait les russes. Non Marcel aimait les russes parce que
c’était un peu bizarre d’aimer les russes, quand on n’était pas communiste et
qu’on s’appelait Marcel. Tout était bizarre dans le début de cette histoire,
d’Anton. Pour être plus précis ce qui était bizarre, nous dirions même plutôt
suspect c’était d’aimer les russes sans être communiste. C’était surtout
suspect pour les communistes qui se disaient que si on dit qu’on aime les
russes et qu’on n’est pas communiste c’est certainement parce qu’on aime les
russes blancs, parce que sinon on ne dit pas les russes mais les soviétiques,
et alors c’est sûr qu’on est anticommuniste. Mais Marcel, le père du désormais
Anton s’en moquait de ces suspicions, il savait qu’on le considérait comme
bizarre, même comme anormal, mais il assumait. Il avait d’autres côtés un peu « à
coté de… » notamment en ce qui concerne tous ses centres d’intérêt,
certains auraient pu croire qu’il le faisait exprès, pour se donner un genre,
comme on dit. Mais lui il savait bien que c’était sincère. Il savait bien que
c’était du vrai quand il avait les larmes qui lui montaient aux yeux alors que
tous, à la vue de ce qui le bouleversait, détournaient ou feignaient de
détourner le regard. Marcel aimait les cargos, on le sait, il aimait aussi les
porte-conteneurs (qui ne sont rien d’autres que des cargos un peu
particuliers), les remorqueurs bien sûr, il aimait les ours aussi, les haches,
les enclumes, le bruit de la pluie sur la tôle, l’arc en ciel que fabrique
l’huile dans les flaques d’eau.
Il y a près de 20 ans j’ai écrit un roman : « un voyage contre la vitre ». Yves Berger directeur littéraire des éditions Grasset , m’avait apporté quelques conseils. Ce roman était presque parvenu au bout du long chemin de l’édition. Mais toute la nuance est dans le presque… Je le relis aujourd’hui et j’ai décidé comme pour Anton d’en publier quelques extraits, pour vous permettre de rencontrer quelques personnages : aujourd’hui faisons la connaissance de Marc, qui collectionne les mots…. Tiens, tiens peut-être une nouvelle rubrique à venir
Contre la vitre d’un TGV : photo prise entre Paris et Lyon
Marc était amoureux des mots et s’était inquiété du
jargon utilisé pour faire tourner cette planète Internet. En essayant de lire quelques
brochures et articles dans la presse spécialisée il avait été surpris des
possibilités offertes par ces nouvelles techniques. Mais il fut effrayé par la
pauvreté de cet espèce de langage ésotérique. Il voulait bien admettre qu’il était
obtus, mais il ne supportait pas ces termes artificiels, tels que web,
cybercafé, e‑mail, modem. Ils lui rappelaient les onomatopées vociférées par
les robots des mauvais dessins animés japonais. On ne savait jamais s’il
s’agissait de véritables mots ou de sigles prononcés phonétiquement.
Il préférait les mots qui à leur simple prononciation
évoquent un goût, une odeur, une forme, une sensation, une situation. Il avait
commencé, depuis quelques temps, une collection de mots. Il trouvait certains
mots épais, d’autres bruyants ou goûteux, comme un vin vieux qui reste
longtemps en bouche… Il ne cherchait rien de précis, se laissait guider par
ses sens. Il lui arrivait parfois de répéter un de ces mots, à voix haute, de
s’en délecter, de le mâchouiller, de l’écouter. Puis il l’inscrivait sur un
cahier qu’il feuilletait quelquefois, un sourire satisfait aux lèvres. Comme un
vinophile qui plonge régulièrement dans les profondeurs de sa cave pour
ausculter quelques bouteilles. Dans sa collection, il y avait les mots flacon,
poisseux, balbuzard, vrille, cramoisi, taffetas, tapioca…
Anton se souvient de ce que son père lui expliquait sur le
beau, sur le vrai. Tout petit déjà il l’accompagnait dans ses déambulations incroyables.
C’est au cours de ces longues promenades que Marcel a montré à Anton que
l’essentiel c’est de ne rien dire, de s’arrêter, d’écouter, de sentir sans
penser, sans chercher à expliquer, à faire des liens avec ce qui a déjà été dit
ou écrit, pour indiquer ce qu’il est bon, ce qu’il est bien d’aimer, de
regarder, de ressentir. Marcel disait que le beau n’appartient à personne, et
surtout il n’appartient à personne de désigner ce qui est beau, et que même ce
mot il fallait l’éviter, comme beaucoup d’autres d’ailleurs parce que ce sont
des mots qui ne se définissent que par rapport à d’autres mots, au regard de
leurs contraires qu’on leur oppose. Marcel n’aimait pas affirmer que quelque
chose était beau. Il préférait ne rien dire, et si on lui posait la question,
il ne répondait pas, c’était inutile, c’était du temps perdu. Il aimait la vie,
il aimait les sensations que la vie vous propose tout autour de vous, il
n’aimait pas comparer, mesurer. Il disait parfois qu’on ne le lui demandait jamais
pourquoi il respirait, donc il ne voyait pas pourquoi on l’interrogerait sur
tout autre sujet en lien avec la vie, et tout ce qu’il y a autour. La seule
réponse à laquelle il consentait c’était : « j’existe ». C’est
tout, et c’est amplement suffisant.