
Je suis allĆ© au siĆØge du journal local. Je leur ai demandĆ© s’il Ć©tait possible d’avoir les journaux de la semaine derniĆØre. Ils m’ont amenĆ© un tas de papier grisĆ¢tre dans lequel je trouverais peut-ĆŖtre la derniĆØre trace d’HĆ©lĆ©na. Je ne sais mĆŖme pas ce que je cherche, je ne sais mĆŖme pas ce que je veux. Bien sĆ»r, sous la rubrique des faits divers je ne trouve rien. Il ne s’agit que d’un banal accident de la circulation. En plus il a eu lieu dans une autre rĆ©gion. Il n’y a donc aucun intĆ©rĆŖt Ć gaspiller du papier pour relater un Ć©vĆ©nement qui n’aurait pu mĆŖme pas m’intĆ©resser.
C’est en lisant la rubrique nĆ©crologique que j’ai compris que le coup de tĆ©lĆ©phone de tout Ć l’heure Ć©tait bien rĆ©el. « Madame et monsieur Vaudour ont l’immense douleur de vous apprendre le dĆ©cĆØs accidentel de leur fille HĆ©lĆ©na dans sa vingt- deuxiĆØme annĆ©e. Ni fleurs, ni couronnes, ni condolĆ©ances. La cĆ©rĆ©monie et lāinhumation, Ć la demande de la famille se dĆ©rouleront dans la plus stricte intimitĆ© »… Mes yeux ne se dĆ©tachent pas de ces lignes, où quelques lettres se sont aujourd’hui arrangĆ©es pour Ć©crire une formule de mort. J’en veux Ć cet alphabet parfois capable d’Ć©crire les plus beaux mots dāamour, mais qui aujourdāhui, avec la complicitĆ© dāun papier de mauvaise qualitĆ© annonce aux citoyens cultivĆ©s qu’un des leur est parti pour toujours.
Je n’achĆØte jamais le journal, je ne pouvais pas ĆŖtre au courant. De plus, pendant la semaine, je vis avec des horaires un peu dĆ©calĆ©s. Quand les autres rentrent chez eux, moi j’en sors. Et puis le retour d’HĆ©lĆ©na Ć©tait si proche, je ne pouvais pas m’imaginer mĆŖme dans mes moments les plus noirs qu’elle aussi pouvait ne plus revenir. Je n’arrive plus Ć penser, il faudrait que j’aie du remords, il faudrait que je m’en veuille de n’avoir rien fait, de n’avoir pas su, de n’avoir pas Ć©tĆ© lĆ . Il faudrait que je remonte le temps jusqu’Ć ce mardi soir où HĆ©lĆ©na māa quittĆ© par deux fois.
Il est cinq heures, je marche. J’ai toujours le journal Ć la main. J’ai les dents si serrĆ©es que j’en ai les mĆ¢choires douloureuses. Je marche, tout droit. HĆ©lĆ©na, dĆ©cĆ©dĆ©e, accidentellement. J’ai ces mots en tĆŖte, et Ć force de les entendre, Ć force de me les rĆ©pĆ©ter, je ne les comprends plus, ils deviennent de simples sons qui rythment mes pas. J’accĆ©lĆØre pour vĆ©rifier si je peux contrĆ“ler quelques-uns uns de mes muscles.
Il est tard, je ne sais pas ce que j’ai fait de ma journĆ©e. Je ne suis pas allĆ© au cinĆ©āclub, je ne les ai pas prĆ©venus. Je suis assis devant un verre de biĆØre. Je n’ai plus aucune sensation. Je suis la sensation elle-mĆŖme. Je suis une sensation, un bouquet de sensations Ć la recherche d’une victime. Je suis le cri qui a dĆ©jĆ eu lieu et qui attend d’ĆŖtre entendu. Je suis la souffrance qui s’excuse de ne pas ĆŖtre plus forte. Je suis en train de passer dans une journĆ©e placĆ©e sous le signe de la pluie, placĆ©e sous le signe du lundi. Une journĆ©e où le seul symptĆ“me de vie tient en quelques lignes au milieu d’un mauvais journal de province. Il fait nuit. Partout. Je pleure sur un grand lit. J’ai vu que le journal n’Ć©tait que de papier, je me suis souvenu que tout ce dont je croyais ĆŖtre sĆ»r ne m’avait Ć©tĆ© annoncĆ© que par des objets inanimĆ©s. Je voudrais que les lettres de papiers n’existent jamais, que les mots transportĆ©s dans des cĆ¢bles Ć©lectriques ne puissent ĆŖtre que fabriquĆ©s. Pourtant je sais aussi que partout des yeux se sont promenĆ©s et se promĆØnent encore sur les mĆŖmes lettres. Je sais que partout il y en a d’autres qui continuent Ć rire, Ć espĆ©rer. Je sais que partout il y a des jeunes filles qui pourraient s’appeler HĆ©lĆ©na et qu’on les attend, quāon les attend pendant que d’autres s’efforcent de les supprimer « accidentellement » dans leurs magnifiques cercueils d’acier. Il est de plus en plus tard, et je vais t’Ć©crire HĆ©lĆ©na, je vais t’Ć©crire cette lettre que tu aurais pu attendre, pour demain, pour tous les autres jours
















































